Plus de trente ans déjà et nous voilà encore à essayer de comprendre mieux ce qui s'est passé en Mai 68 et de revisiter certaines des explications données à cet événement.
Ce qui nous interroge aujourd'hui c'est l'affirmation de la parenté ou mieux de la filiation entre Mai 68 et la Commune de 1871. Mai 68 descend-il en ligne directe des 72 jours de la Commune ? Pour ceux qui ont vécu ces événements en essayant d'en comprendre le sens il semble bien que les rapports soient d'une complexité très supérieure aux diverses interprétations un peu passionnelles et paroxystiques de l'époque.
On ne peut le nier, Mai 68 est un aboutissement de courants très divers issus, qu'on le veuille ou non, de la totalité des lignes de force qui traversent le mouvement des idées dans les deux siècles qui ont précédé, en France, cette explosion pas si imprévisible qu'on a voulu le dire. C’est ainsi que tous les courants qui vont des Sans-culottes de 1793 au socialisme utopique et au marxisme de la Commune à l’anarcho-syndicalisme coexistent sans se mêler vraiment. S'y ajoutent l'avant et l'après 1917, les souvenirs du Front Populaire et de la Guerre d'Espagne et un certain parfum des guerres de la décolonisation. En ce sens il y a une certaine parenté avec la Commune et son mélange idéologique, même si le cocktail n‘est pas le même.
Il convient cependant de bien remarquer la différence des Circonstances. Il n’y a pas la défaite et la proximité du Siège de Paris, pas la misère profonde d‘une population exploitée. Au contraire, nous sortons d'une période où certaines couches de la population ont profité d'une relative prospérité. La fin des guerres coloniale entraînait un refus de la tension politique incarnée dans le pouvoir gaulliste installé depuis dix ans et en perte de souffle.
Au chapitre des ressemblances on peut aussi ajouter des parentes dans les formes. A ce titre il faut compter les barricades, beaucoup plus proches de la construction romantique du XIXe siècle que de celles de 1944. Même remarque aussi pour le rôle de la parole, magnifié par un style nouveau qui témoigne des progrès de l'instruction ct amplifié par la radio ct la télévision dont l'impact fut certains jours décisifs. C’était plus efficace que les clubs et les intervenants étaient souvent de professionnels.
La durée a été encore plus courte que la Commune mais le réflexe de la peur a joué aussi à plein.
Ceci tracé rapidement ne faut-il pas s'interroger sur les différences ? Ne peut-on pas dire que 68 est aussi la marque d'une rupture dans cette continuité de deux siècles dom nous parlions ci-dessus ?
Toutes les insurrections, toutes les révolutions de ces deux siècles véhiculent un projet politique clair « la République démocratique et sociale », celle qui doit apporter à l’ensemble des citoyens une forme de bonheur dans la solidarité des liens sociaux. La Révolution est rêvée pour tous et il reste toujours un peu de cette idée que la République sera faite de la « vertu » des citoyens. Le révolutionnaire, l’insurgé, se bat et au besoin se sacrifie dans le plus total désintéressement. La liberté n'est jamais vue sans limite et la « loi » a tendance à être sanctifiée.
Il est clair que « La Révolution a pour but le bonheur commun ». Il y a sans doute encore un peu de cela dans certaines têtes au moins à titre de traces, mais ce qui prévaut est une conception très individualiste de la liberté. A la recherche du bonheur collectif ne s'oppose pas seulement le bonheur individuel, mais ce bonheur même ne se trouve que dans la notion de plaisir.
On peut certes épiloguer sur les relations entre les deux mots mais il est impossible de les confondre. Il serait aussi fallacieux de croire qu'il s'agit des seuls problèmes de la sexualité, c'est bien d'un style de vie, d'une forme d'hédonisme dont il est question. Ce qui explique sans doute l'absence d'un vrai projet politique caractéristique de Mai 68 et qui va marquer ainsi la société française durant plus de trente ans.
Ainsi, le souvenir de 89 sera dilué, celui de 93 occulté.
Dire cela n'est pas porter un jugement défavorable.
Par ailleurs il ne faut pas oublier le deuxième aspect de 68, celui de la grève générale et des revendications économiques restant pour l'essentiel dans la lignée de 36 avec des nuances non négligeables. Il est symptomatique cependant que le souvenir de 68 soit plus celui du Quartier Latin et « interdit d'interdire » que des accords de Grenelle.
L'évolution des idées, l'importance accrue des mutations de tout ordre dans la connaissance et dans les technologies, l'énorme brassage des hommes et des idées, les premiers déferlements des moyens de communication, tout a eu sa place dans cette rupture.
Car il y a rupture. La preuve en est que nous ne voyons plus la Commune avec les mêmes yeux et que nous essayons les uns et les autres et sans doute dans le désordre, de chercher à renouer des fils qui se sont rompus. Et cela ne peut pas être en rejetant cette intrusion d'une nouvelle donne dans la continuité du mouvement des idées, ni en accomplissant les rites de quelque révolution culturelle.
La Commune n'est pas morte, disons-nous
Et c'est vrai
Deux slogans marquent notre temps
" Tous ensemble ! "
" Chacun pour soi "
L’un est celui de la Commune, l'autre celui de l'économie de marché et du capitalisme triomphant. Mai 68 n'est-il pas le début dune étape pour dépasser cette contradiction vers une société plus harmonieuse où l'épanouissement individuel sera possible dans le respect de chacun ?
Beaucoup de changements dans l'ordre du monde ont assailli de leurs contradictions les trente dernières années. Pour certains ils ont marqué le triomphe d'une forme de contre-révolution. Pour d’autres, ils ont marqué un choix décisif vers une humanité orientée vers le profil et la satisfaction des ambitions individuelles.
Il demeure pour un nombre croissant des habitants de notre planète la grande espérance de revenir vers une conception du monde où le bonheur commun reste un objectif constant. Sur ce chemin-là, le souvenir de la Commune et de son œuvre demeure un jalon incontournable.
Raoul Dubois