Au n°139 de la rue de Charonne, subsiste une pauvre masure inhabitée, vestige d’un autre siècle, épargnée (pour combien de temps encore ?) par les bulldozers des démolisseurs. Au second et dernier étage mansardé de cette humble construction, le futur champion de boxe Joseph Charlemont vécut seize années d’une dure jeunesse. [1]
En 1840, ses parents, pauvres paysans, chassés de leur maigre lopin de terre par la misère étaient partis pour la capitale dans l’espoir d’y trouver de meilleures conditions d’existence pour élever leurs nombreux enfants.
Joseph Pierre Charlemont est né à Lesdain (Nord) le 12 avril 1839. Il y restera peu de temps et c’est avant tout un gamin de Paris, qui a grandi dans le quartier de Charonne « comme ses parents n’étaient pas heureux, il fut élevé avec des pommes de terre et des torgnioles, c’est peut-être ce qui lui a donné un avant goût de la boxe » [2]. Il abandonne rapidement l’école pour exercer un métier et ne pas être une charge pour sa famille. Il raffole des spectacles du « Boulevard du crime » et quand il lui reste trois sous, il grimpe au paradis du « Petit Lazari » pour assister à quelque mélodrame émouvant. Mais l’atmosphère lugubre et confiné de l’atelier ne lui convient guère.
Il rêve de grands espaces, et en 1856, à 17 ans, il s’engage dans le 2ème régiment de zouaves caserné à Oran. Il devient un homme et ses qualités physiques se développent. Il commence à boxer. Après son retour à la vie civile, il ne trouve pas de situation qui lui convient, et en 1861, il rengage au 19ème bataillon de chasseurs à pied, caserne du Prince Eugène, place du Château d’eau. Il s’inscrit comme élève à la salle de boxe du célèbre Louis Vigneron, cité du Waux-hall. Charlemont fait de rapides progrès dans la boxe, la canne, le sabre et le bâton. Il participe à de nombreux combats. Il passe au 99ème régiment de ligne qui arrive du Mexique et tient garnison à Paris. Il est maintenant professeur et sa réputation s’affermit par ses brillantes victoires. Le 1er octobre 1869, après quatorze années de service, il rentre dans la vie civile et ouvre une salle d’armes, gymnase, boxe, dans le 5ème arrondissement : 41bis rue Gay Lussac. Il s’est marié et il a un fils. Il est acquis aux idées républicaines.
Le 19 juillet 1870, le gouvernement impérial déclare la guerre à la Prusse, le 2 septembre, défaite de Sedan, reddition de Napoléon III, le 4 septembre, la République est proclamée. Charlemont est élu lieutenant de la 6ème Compagnie du 119ème Bataillon de la Garde nationale (5ème légion). Après le 18 mars 1871, Charlemont est élu capitaine dans sa compagnie. Paul Pia, Commandant du 119ème Bataillon ayant été nommé, par la Commune, à la direction des chemins de fers, Charlemont va le remplacer à la tête du bataillon. Le 3 avril 1871, le 119ème Bataillon est envoyé à Châtillon, il arrive sur le plateau vers cinq heures du matin, les fédérés sont accueillis par une pluie d’obus. Charlemont fait abriter ses hommes dans les tranchées laissées par les Prussiens. Aidé par plusieurs courageuses cantinières qui donnent l’exemple avec le plus grand dévouement, notre vaillant champion rétablit l’ordre dans les rangs des combattants. Le 16 avril, Charlemont reçoit l’ordre de se porter sur Asnières avec son bataillon pour se mettre à la disposition du Général Dombrowski. Le 119ème doit surveiller la rive droite de la Seine, depuis le pont d’Asnières jusqu’au pont Bineau et protéger les wagons blindés. Le 30 avril, le bataillon est envoyé à Issy, le fort venant d’être momentanément évacué. Il occupe le lycée pendant deux jours et ensuite le couvent des oiseaux, puis le séminaire où il subit une fusillade intense. Le 8 mai, le fort d’Issy n’est plus tenable et doit être abandonné, le couvent est investi. Des éléments du 110ème de ligne font semblant de se rendre, Charlemont déjoue la manœuvre.
Le 9 mai, au petit jour, c’est le retour sur Paris. Après le fort d’Issy, les forts de Vanves et de Montrouge doivent être évacués. Les Versaillais s’avancent de plus en plus près des remparts de la capitale. Charlemont estime que la situation eût pu changer si la Commune avait eu plus de généraux tels que Dombrowski et Wroblewski. Dimanche 21 mai, les Versaillais pénètrent dans Paris. Le Commandant Charlemont est chargé de défendre une ligne s’étendant depuis la rue Monsieur le Prince jusqu’à l’Observatoire, couvrant ainsi le Luxembourg et le boulevard Montparnasse.
Sa défense se combine avec celle du colonel Lisbonne qui commande le quartier de la gare Montparnasse, les rue Notre Dame des champs, de Rennes et Saint-Sulpice. Maxime Lisbonne dirige en personne les barricades des rues Notre Dame des Champs, Bréa et Vavin. Charlemont et son bataillon renforcent cette position stratégique importante.
Là, nous avons pu constater le courage et le sang-froid imperturbable de Lisbonne, donnant des ordres avec le plus grand calme, quoiqu’à découvert sous le feu de l’ennemi, communiquant aux siens l’exemple de la plus grande bravoure et le plus grand dévouement. [3]
Le 24 mai, Charlemont qui depuis le 21 ne s’est pas couché, va prendre un peu de repos chez lui, rue Gay-Lussac. L’explosion de la poudrière du Luxembourg ébranle sa maison. Il veut rejoindre les barricades tenues par son bataillon mais au coin de la rue Gay-Lussac et de la rue St. Jacques, il aperçoit les chasseurs à pied versaillais qui viennent de fusiller Rigault. Il rebrousse chemin, le quartier est cerné. Sur la place du Panthéon, on exécute en bloc plus de 200 gardes nationaux. Il ne lui reste qu’une seule issue : le retour à son domicile ; mais c’est beaucoup trop risqué, les versaillais commencent à perquisitionner dans sa rue.
Il va cependant trouver un refuge dans le voisinage chez un bon républicain, Monsieur Barlet, président des instituteurs du département de la Seine. Madame Charlemont et son fils sont interrogés, ils ne savent rien. Ils seront pourtant arrêtés mais, heureusement, bientôt relâchés grâce à l’intervention de Monsieur Barlet.
Le 30 mai, Charlemont quitte son refuge du 17 de la rue des Ursulines. Il est hébergé par d’autres amis. Muni du passeport d’un camarade, Lionel Rabu, il réussit à passer en Belgique, le 2 juin 1871, il est à Bruxelles. Il est engagé comme boxeur pour la kermesse. Celle-ci terminée, il ne trouve plus d’autres engagements, il est encore très peu connu à Bruxelles. Il souffre de la faim, de la misère. Malgré tous les dangers, il décide de revenir à Paris.
Son ami Rabu veut installer une fabrique d’huile et de savon à la Havane, il pourra employer Charlemont. Ils vont passer par l’Espagne, mais arrivés à Santander, ils apprennent que la révolution a éclaté à Cuba.
Après un arrêt d’un mois à Bordeaux, les deux voyageurs rentrent à Paris. Caché dans une petite chambre à Ménilmontant, Charlemont aide sa femme à fabriquer des fouets nattés qui leur rapportent une vingtaine de francs par semaine. Un jour, place du Château d’eau, il s’aperçoit qu’il est suivi par des policiers en civil. Il réussit, très habilement, à semer ses poursuivants. Le 24 septembre 1872, le 20ème conseil de guerre condamne Joseph Charlemont, par contumace, à la déportation en enceinte fortifiée. La situation devient dangereuse.
Pour la seconde fois, Charlemont reprend le chemin de Bruxelles. Avec sa femme et son fils, ils arrivent en Belgique le 5 mai 1872. Il ouvre une salle d’armes où il enseigne l’escrime, la boxe et la gymnastique. Une bonne partie de sa clientèle est constituée par les étudiants de l’Université de Bruxelles et l’affaire marche bien. Cependant, il reçoit un ordre d’expulsion de la sûreté publique belge. Il est accusé d’avoir fait sauter la poudrière du Luxembourg et d’avoir commandé en chef au fort d’Issy. Une intervention de l’Ambassadeur de France apporte un démenti aux accusations et l’ordre d’expulsion est annulé. Sa renommée de professeur de boxe s’étend dans toute la Belgique. Il prend part à de nombreux combats et épreuves sportives. Avec son fils, il a fondé la société des boxeurs français.
Il est amnistié en 1879 et souhaite alors revenir en France. Le 10 mai 1879, il donne une grande séance d’adieu à Bruxelles. Toute la presse belge salue son départ et retrace sa carrière de boxeur avec enthousiasme.
A Paris et en province, il participera encore à plusieurs combats de boxe française et anglaise. La perfection de sa technique et la qualité de son enseignement lui assurent un grand succès. Son livre historique et biographique, publié en 1899, démontre qu’il est aussi resté fidèle à l’idéal des Communards.
Marcel Cerf
Notes
[1] « Phénix de la boxe française et héros de la Commune » tel était Joseph Charlemont pour le journaliste Claude Dubois. Il y a quelques années, il souhaitait que soit apposée une plaque sur la maison habitée par Charlemont de 1840 à 1856, 139 rue de Charonne.