Louis Blanc (1) (1811-1882), historien et homme politique, publie, en 1841, une «brochure» de 245 pages sur «L’organisation du travail». Cette brochure aura dix éditions de 1841 à 1848 et connut un grand succès dans la classe ouvrière. D’après Louis Blanc, la concurrence est pour le peuple un système d’extermination, pour la bourgeoisie une cause d’appauvrissement et de ruine. Une réforme sociale, de type associatif, est un moyen de salut.

En 1848, il préside la Commission des travailleurs, dite Commission du Luxembourg, et engage le gouvernement à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail. Sa formule est :

À chacun selon ses besoins, à chacun selon ses facultés.

En 1871, il réprouve la Commune mais soutient l’amnistie. Cette étude analyse les éléments significatifs de la brochure, sur les plans politique, social et économique ; elle ne traite pas de l’organisation scientifique du travail apparue à l’aube du XXe siècle. 

 

La concurrence

Louis Blanc (1811-1882)
Louis Blanc (1811-1882)

Elle crée une lutte entre capitalistes pour s’arracher le marché et croit établir un équilibre entre production et consommation, ce qui est faux. La concurrence revêt deux aspects : celle des branches pour la conquête du marché ; celle des capitaux transférés vers les branches à fort profit. L’obligation de travailler où l’on est né prive les ouvriers d’aller où l’on manque de bras. Ne pouvant répartir le travail, la concurrence mène à la baisse des salaires et au chômage. Le morcellement industriel conduit des individus à la prétention au même produit, d’où concurrence et crises.

La concurrence draine les enfants vers les manufactures, l’école les instruit, la fabrique les paye, l’industrie s’oppose à l’éducation. Répandre l’instruction dans le peuple est dangereux. Sans réorganiser le travail, on ne peut arrêter ce dépérissement. Sans une réforme sociale, pas de remède. «Le bon marché», c’est la mort de celui qui ne peut acheter une machine que les riches se procurent ; c’est l’anéantissement de la bourgeoisie au profit de l’oligarchie. Le producteur, sans connaissance du marché, compte sur le hasard pour écouler ses produits, disparaît, ou récupère ses pertes sur le salaire de l’ouvrier. La concurrence engendre la distorsion entre production et consommation ; elle se contredit avec la science économique.

Le profit, agissant sur le niveau des salaires, limite la consommation nationale à des consommateurs solvables ; il faut alors commercer avec le monde. Amener une nation à mettre en oeuvre les éléments de travail que d’autres possèdent, piller ses ressources, c’est l’appauvrir et la rendre incapable de consommer.

L’appauvrissement des peuples, c’est l’aboutissement de la concurrence qui peut embraser le monde. 

 

La nécessité d’une double réforme

Réforme politique et réforme sociale doivent marcher de front. Le pouvoir dépend de la société et peut la métamorphoser. L’association et l’organisation du travail doivent être basées sur la justice sociale. Pour bâtir une société, il faut s’emparer du pouvoir.

L’émancipation du prolétariat est liée aux réformes, elle nécessite l’intervention de l’État pour posséder les instruments de travail : au gouvernement de les fournir. Sans réforme politique, pas de réforme sociale possible.

La réforme sociale doit être pratique. Ne sont pas des réformateurs pratiques : Robert Owen lorsqu’il base la répartition des fruits du travail sur les besoins; Saint- Simon lorsqu’il demande l’abolition de la famille et la destruction du principe d’hérédité; Charles Fourier lorsqu’il met la distribution de tous les travaux à la merci du caprice individuel, et qu’il fait entrer dans son organisation sociale tout, exceptée l’idée de pouvoir.

Dans l’ordre social actuel, tout est faux : le travail n’est pas à l’honneur, les professions utiles y sont dédaignées, il est rempli d’iniquités. Pour subsister, une révolution doit s’accomplir dans la fraternité et la démocratie. 

 

Comment organiser le travail ?

L’État remplace la concurrence par l’association qui crée la solidarité. Les ateliers de même industrie sont regroupés dans un intérêt commun. Les règles laissent à l’individu sa fécondité et assurent l’émulation, source de progrès. Les membres de «l’atelier social» sont stimulés par les succès de l’association. L’intérêt personnel est conservé et est inséparable de l’intérêt général, il perd ce qu’il a d’antisocial. Les successions collatérales sont abolies, et les valeurs qu’elles représentent sont déclarées propriétés communales.

« L’atelier social » supplante l’atelier individuel, parce qu’il bénéficie des économies résultant de l’association et d’une organisation où les travailleurs sont intéressés à produire vite et bien. Le gouvernement fixe le prix des produits de ses ateliers. Toute découverte scientifique amène : dans «l’atelier social» un surcroît de bénéfice ; le développement intellectuel et la culture du travailleur sont favorisés par une augmentation du temps de repos. L’atelier ne fera plus fermer l’école ! « L’atelier social » possède un capital, collectif, fourni par l’État. Les travailleurs se suffisent à eux-mêmes, mais le concours des capitalistes peut lui être utile.

Où règne la concurrence, tout progrès est une calamité, il supprime des ouvriers qui ne peuvent plus vivre.

Avec l’association, il n’y a plus de brevets d’invention, plus d’exploitation intensive. L’inventeur est récompensé par l’État, et sa découverte mise au service de tous. Ce qui est aujourd’hui un moyen d’extermination devient instrument du progrès universel.

 

Le rôle de l’État

L’économie libérale gouverne le monde. Pour Louis Blanc, l’État intervient dans les relations hiérarchiques, le lien entre liberté du travail et intérêt social, l’adéquation entre production et besoins. Le gouvernement est le régulateur de la production et amène l’industrie particulière à composer. Pour financer la création «d’ateliers sociaux», le gouvernement lève un emprunt considérable, d’où un nombre d’ateliers originaires circonscrits. Le gouvernement rédige les statuts, votés par la représentation nationale, ils font loi.

L’importance donnée à l’État par Louis Blanc lui attire l’hostilité de Proudhon, défenseur du fédéralisme et représentant du socialisme démocratique opposé au socialisme gouvernemental.

La Commune, c’est le principe d’association ; l’État, c’est le principe de nationalité. L’État, c’est tout l’édifice, mais la Commune, c’est la base de l’édifice. Louis Blanc, en défendant les libertés municipales, dans un État centralisé, rejoint les doctrines des conciliateurs (2).

Entre Saint-Simon et Louis Blanc, il n’y a rien de commun: ni le but final, ni les moyens. Selon Saint Simon, l’intervention de l’État est permanente et impose l’obligation de réglementer tous les détails ; la hiérarchie s’établit par l’élection «d’en haut». Selon Louis Blanc, l’État assure la mise en place du principe d’association et veille à son application ; la hiérarchie s’établit par l’élection «d’en bas».

Pour mémoire, Charles Fourier propose l’association des individus en communautés harmonieuses (phalanstères) dans une organisation basée sur la propriété collective des moyens de production. Dans ce système, l’essor culturel, la fraternité, l’égalité entre les hommes et les femmes sont possibles grâce à un travail libéré du capitalisme aliénant.

 

Le fonctionnement économique

L’État fournit aux ouvriers les instruments de travail. Une portion des bénéfices est consacrée à l’agrandissement de l’atelier social. Le capital et le travail contribuent à la création de richesses: doit-on conclure que le capitaliste et le travailleur sont deux agents également méritoires ? Pourquoi rétribuer l’homme riche plus ou autant que l’homme actif ? Accorder au capitaliste une part de bénéfices égale à celle du travailleur, ce serait le comble de l’injustice. Un individu trouve dans la suc- cession paternelle un capital important, il est riche, parce qu’il s’est «donné la peine de naître», l’industrie fait fructifier ce capital. L’héritier vit dans l’égoïsme, lui accorder une part égale à celle de l’homme laborieux, par qui cette richesse s’est accrue, est un outrage à la raison. La différence des salaires est graduée sur la hiérarchie des fonctions. Le salaire doit suffire à l’existence du travailleur.

Tous les ans, on calcule le bénéfice net, dont il est fait trois parts : l’une est distribuée aux membres de l’association ; l’autre est destinée à l’entretien des vieillards, des malades, des infirmes, à l’allégement des crises qui pèsent sur d’autres industries «socialement organisées» ; la troisième pour développer l’association. Le système se développant, le capital collectif s’accroît, les occasions de placement individuel diminuent, le capital est frappée au cœur. La société vivant sur un capital collectif, l’abolition de l’hérédité devient nécessaire, l’hérédité est une «convention sociale» que les progrès de la société peuvent faire disparaître.

 

En conclusion

Louis Blanc organise le travail, en substituant l’association à la concurrence, facteur principal du chaos économique dans lequel vit la société. Le système proposé nécessite une réforme politique et une réforme sociale. La production doit être réalisée dans des ateliers sociaux, l’État fournissant aux travailleurs les outils de production. Bien que le pouvoir de l’État soit moins pesant dans le système de Louis Blanc que dans celui proposé par Saint-Simon, l’État reste l’acteur principal du système productif. L’efficacité du système de Louis Blanc n’a pu être démontrée, il présente en partie des voies communes avec celles préconisées par la Commission du Travail de la Commune de Paris.

Aujourd’hui, grâce aux progrès de la science, à l’expansion des nouvelles technologies, les paramètres les plus significatifs de l’économie politique ne sont plus la propriété des moyens, la régulation par le libéralisme ou la planification. Ce sont l’application des retombées du progrès, dans les entreprises, par les dirigeants en association avec les travailleurs, dans un esprit de créativité, d’innovation, où la coopération supplante la concurrence. Les entrepreneurs, qui investissent le futur, sont à même de générer une croissance durable.

 

Bernard Eslinger

 

Notes

(1) Louis Blanc. «Organisation du travail», Administration de librairie, 1841

(2) Charles Rihs. «La Commune de Paris, sa structure et ses doctrines», pages 245 à 247. Éditions du Seuil.

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