Jérôme Reese, lecteur très attentif, nous a envoyé une contribution à l’article paru dans le numéro 93 de La Commune, notre bulletin, sur l’acquisition par le musée d’Orsay de La Pétroleuse du sculpteur italien Giacomo Ginotti (1845-1897).
Selon son appréciation, Ginotti aurait copié sans vergogne une oeuvre de Jean-Baptiste Carpeaux (1827-1875) intitulée Esclave noire qui avait eu l’honneur d’être achetée par le roi de France en 1868 (allusion à Napoléon III ?) donc créée 19 ans avant. Toujours selon notre lecteur, la plus belle version de cette oeuvre de Carpeaux est celle, en plâtre, du Petit Palais à Paris.

Pourquoi naître esclave ? C’est vrai qu’elle est belle ! Ce magnifique buste patiné fait partie d’une série d’études intitulée par Carpeaux Pourquoi naître esclave ?, selon l’inscription gravée par l’artiste sur le socle qui suggère une révolte possible. Carpeaux travaille alors à la statue de l’Afrique pour la fontaine des Quatre-parties du monde, plus connue comme fontaine de l’Observatoire en raison de son emplacement entre le jardin du Luxembourg et l’Observatoire de Paris, installée en 1874. Carpeaux a fait poser, comme il se doit, une femme choisie pour sa beauté à qui il a demandé de prendre la pose et une expression de prière appelant la compassion. L’artiste donnait ainsi de l’humanité à une figure allégorique à priori plutôt académique. Le public l’a bien ressenti puisqu’il existe une bonne dizaine d’exemplaires de ce buste de matériaux et de dimensions variables dont certaines d’ailleurs datées d’après la mort de Carpeaux.
Le passage du thème de l’Afrique à celui de l’esclavage a probablement été inspiré au sculpteur par le vote de la loi de l’abolition de l’esclavage pendant la révolution de 1848, survenue après bien des tergiversations historiques. Il n’y a pas de doute que Ginotti a eu connaissance de l’oeuvre de Carpeaux.

Giacomo Ginotti, La Pétroleuse vaincue, 1887, buste en bronze (source : © Musée d’Orsay, dist. RMN-Grand Palais / Sophie Crépy)
Est-ce un vol ? La Pétroleuse est-elle pour autant un plagiat et un vol comme l’affirme notre lecteur ? Je ne le pense pas car le thème est un grand classique depuis l’antiquité, qui comme chacun sait, pratiquait l’esclavage des prises de guerre quand elles n’étaient pas tuées dans le feu de l’action. Des statues d’esclaves, sculptées dans le marbre par Michel-Ange sont visibles au Louvre dont l’une, L’esclave rebelle, avait déjà le torse enserré d’un lien. Ce bout de tissu deviendra une corde chez Carpeaux, ce qui renforce l’inhumanité de la situation en période de plein colonialisme. La pétroleuse de Ginotti insiste encore sur le réalisme et l’actualité. Le réalisme, car les cordes bien serrées font déborder les chairs de cette femme assez dodue, provoquant la pitié des regardeurs. L’actualité, car il s’agit d’une femme, même pas belle, quelconque comme celles, dites « pétroleuses », qui n’hésitèrent pas à défendre leur barricade de quartier pendant la tristement célèbre Semaine sanglante, terrorisante répression des insurgés de la Commune de Paris. Rappelons que beaucoup de communards durent fuir en Suisse et de là en Italie, dont André Léo, la théoricienne du féminisme récent et que les insurgés « bénéficièrent » de la loi d’amnistie quelques années seulement avant la réalisation de l’œuvre de Ginotti.
Ces œuvres d’art différentes, au fil du temps se répondent et s’amplifient témoignant d’une chaîne de réflexion chez les artistes qui ne se contentent plus de répéter les poncifs mais les utilisent pour exprimer leur interprétation de l’Histoire. Merci à notre lecteur, qui par sa contribution a autorisé ces précisions sur le temps long des œuvres d’art et particulièrement des sculptures.
EUGÉNIE DUBREUIL