L’image chantée de certains événements perdure le plus souvent grâce à des couplets nettement postérieurs, mais qui s’identifient si parfaitement à cette période qu’ils lui sont fréquemment attribués ! Telle la chanson Les Canuts d’Aristide Bruant, d’un bon demi-siècle postérieure au soulèvement des canuts lyonnais.

 

On en dirait de même pour la Commune dont les évocations chantées comme La Commune n’est pas morte d’Eugène Pottier ou Le Tombeau des fusillés de Jules Jouy remontent, en fait, à l’amnistie. Quant au Temps des cerises et à L’Internationale... !

Des musiciens souvent oubliés

Quoiqu’il en soit, les musiciens et la Commune — n’excluons pas parmi les musiciens les symphonistes à l’avantage des chansonniers — n’ont fait l’objet que d’approches fragmentaires. C’est si vrai que la monographie de Jean-Baptiste Clément par Tristan Rémy [1] passe sous silence tous les musiciens de ce chansonnier (qui, pas plus que Béranger ou Eugène Pottier, n’avait jamais signé une note de musique), y compris Antoine Renard, le ténor de l’Opéra à qui l’on doit, précisément, la musique du Temps des cerises ! C’est d’autant plus fâcheux qu’il avait depuis longtemps fait l’objet d’une étude détaillée. [2] Un oubli qui en provoqua beaucoup d’autres, ce dont on trouve confirmation dans la monumentale Histoire de la Commune de Georges Soria dont le chapitre, plutôt sujet à caution, sur la Commune et les musiciens semble n’avoir pas tenu compte de l’article de Guy Tréal paru dans le numéro spécial d’Europe d’avril-mai 1951, consacré à la Commune pour son 80e anniversaire. Il traitait plus spécialement de SalvadorJohann Selmer Daniel, l’infortuné successeur d’Auber à la direction du Conservatoire. 

De nombreux textes ont paru lors du 100e en 1971, mais il s’agit, somme toute, d’un véritable puzzle dont on est loin d’avoir regroupé tous les morceaux, y compris dans le texte qu’on va lire, — version considérablement remaniée et amplifiée de notre intervention au Colloque du 100e [3].

Pierre-Jean Béranger   Jean-Baptiste Clément   Antoine Renard   Eugène Pottier
Pierre-Jean de Béranger ( 1780-1857) / Jean Baptiste Clément (1836-1903) / Antoine-Aimé Renard (1825-1872) / Eugène Pottier (1816-1887)

Une presse bien sévère

À l’automne 1871, L’Art Musical, Le Ménestrel et la Revue et Gazette Musicale de Paris reprenaient leur publication interrompue depuis l’ouverture des hostilités. Chacun de ces périodiques dressa le bilan des événements musicaux survenus pendant le Siège et la Commune. Les appréciations, portées par la critique sur le seul public des concerts organisés par la Commune, sont significatives : ce n’étaient plus, certes, des galas avec tenue de soirée de rigueur qui se donnaient aux Tuileries mais des séances mi-poétiques mi-musicales offertes au peuple souverain. Le chroniqueur de la Revue et Gazette Musicale, Mathieu de Monter, ne pouvait manquer de s’évanouir à la pensée que cette

« tourbe de nationaux en vareuse et de femmes en bonnet rond s’entassait et s’écrasait sous les lambris qui ont vu passer depuis des siècles les gloires, les grandeurs et les élégances de la France. ». [4] 

Avec un mépris plus affiché encore, Gustave Labarthe prétendait que

« le public de la Commune (...) était au-dessous de la lamentable situation. Où étaient les élégances, la distinction du Second Empire ? Le grand répertoire n’était plus guère à la portée de ce public bon tout au plus à voir jouer le mélodrame et à écouter le romance de café-concert. » [5] 

Et cependant, les airs d’opéra du répertoire voisinaient avec des strophes de Victor Hugo et d’Auguste Barbier déclamées par Mlle Agar, déléguée de la Comédie Française qui se faisait applaudir dans La Marseillaise. Mme Octave Feuillet qualifiera ces artistes de « filles publiques ». [6] 

Georges Soria s’étonne de travers lorsqu’il écrit « Quelle salade ! » à la lecture de ces programmes.

Marie Léonide Charvin dite Mlle Agar (1832-1891)
Marie Léonide Charvin dite Mlle Agar (1832-1891)


Singulière ignorance de ce qu’étaient depuis plus de quarante ans les programmes de concerts ! Qu’on se reporte à celui où Chopin s’était produit pour la première fois depuis son arrivée à Paris. Il eût été préférable d’écrire, avec ou sans guillemets, « rien de bien révolutionnaire dans la composition de ces programmes ».

 

Une création musicale pourtant florissante

Aux attaques de la presse versaillaise, qui ont pris à partie Mlle Agar, le Journal Officiel de la Commune répliquera après le concert du 20 mai :

« La citoyenne Agar a soulevé comme d’habitude les transports enthousiastes de l’auditoire. L’artiste a dû se trouver vengée des attaques malveillantes et mensongères de Versailles et l’ovation dont elle a été l’objet, les applaudissements frénétiques et les bravos ont dû lui prouver que le peuple de Paris sait, lui aussi, protéger les arts à sa façon lorsqu’il apprécie le caractère de l’interprète ». 

 Stéphane Raoul Pugno (1852-1914) - Compositeur attitré de la Commune de Paris. (Photographie publiée dans Musica, juillet 1904.  © Bibliothèque du conservatoire de Genève)
Stéphane Raoul Pugno (1852-1914) - Compositeur attitré de la Commune de Paris. (Photographie publiée dans Musica, juillet 1904.  © Bibliothèque du conservatoire de Genève)

Comme sous la Première République, la musique quitte la salle de concert pour descendre dans la rue et toucher un plus vaste auditoire. Le 21 mai, 15 000 hommes appartenant à quarante corps de musique de la Garde nationale jouaient au profit des blessés, sous les marronniers et devant 6 000 auditeurs. On doutera après cela, comme l’affirmait Arthur Pougin que

« les hommes de la Commune, qui singèrent si ridiculement ceux de la Convention, n’aient songé nullement à les imiter en ce qui concernait la musique et le théâtre, double moyen d’action si puissant pourtant, et à l’aide duquel on peut agir d’une façon si efficace sur l’esprit et l’imagination des masses populaires. En ce qui concerne la musique, ils s’en occupaient par de bien petits côtés ». [7] 

On rend alors hommage à la Première République pour mieux accabler la Commune qui entendait pourtant marcher sur ses pas, y compris dans le domaine de la musique quand elle légiférait, — c’est là, sans doute « un bien petit côté de la vie musicale » ! —, pour redonner vie à des établissements comme l’Opéra et le Conservatoire. La Commune envisageait de reprendre, parmi les musiques civiques de la Révolution Française, L’Hymne à la Liberté de Gossec « qui n’a pas été rejoué depuis 1793 », comme l’annonçait le Journal Officiel de la Commune du 20 mai. Pour le dimanche 28 mai, — qui allait être le dernier jour de la Commune —, l’Opéra affichait deux oeuvres pour choeur et orchestre de Raoul Pugno : Alliance Universelle, et, sur les célèbres strophes d’Hugo (« Ceux qui, pieusement... »), un Hymne aux Immortels, composé en 1868. [8] Futur pianiste de renommée internationale, Raoul Pugno, membre de la commission musicale de la Commune, s’éteindra en janvier 1914, à Moscou, lors d’une tournée de concerts. Son passé de communard était resté maudit comme l’attestent les articles nécrologiques de Raoul Brévannes dans les Albums Musica [9] de Charles Grandmougin. Ce dernier écrira dans Le Ménestrel :

« Je n’ai pas à apprécier le rôle de Pugno dans la Commune en 1871 ; son passage à la direction de l’Opéra et à celle du Conservatoire lui permit de faire entendre son Hymne aux morts, composé sur les vers marmoréens de Victor Hugo. En même temps, son ami norvégien Selmer apothéosait (sic) les martyrs dans une musique farouche aux harmonies dissonantes ». [10] 

Johann Selmer qui fut, lui aussi, membre de la commission musicale de la Commune, était, avec Raoul Pugno [11], Gustave Sandré et Victor Massé, l’un des rares compositeurs associés à l’œuvre de la Commune. La partition de Johann Selmer, à laquelle fait allusion Charles Grandmougin, était une « Scène funèbre » pour orchestre portant le numéro d’opus 4 avec, en sous-titre, L’Année terrible 1870-71 emprunté au célèbre recueil d’Hugo dont il citait plusieurs vers en épigraphe. Ce qui pourrait jeter un certain trouble.

Raoul pugno
Revue "Musica", juillet 1904 - Raoul Pugno

Or, dans sa préface datée de Christiania (Oslo) janvier 1886, Selmer précisait que sa « Scène funèbre » avait été composée au milieu des événements de 1870-71 et inspirée par des ( sic) mêmes impressions que L’Année terrible « du grand poète ». Il ajoutait :

« Afin de mieux pénétrer l’esprit et l’imagination des auditeurs du véritable sentiment de la situation, l’auteur a cru bon de faire précéder les morceaux d’un Prologue poétique formé de divers emprunts au livre de Victor Hugo. S’il a préféré le titre de Prologue à celui de Programme, aujourd’hui si souvent usité en musique, c’est qu’il ne prétend pas retracer d’une manière exacte par la musique les situations et le texte du livre ».

Selmer attachait, néanmoins, une importance aussi grande à ce Prologue poétique pour préciser qu’« en cas d’audition, le chef d’orchestre qui voudrait bien faire exécuter cette composition est prié de faire imprimer lesdits fragments sur le programme du concert avec le titre de Prologue ». Cette « Scène funèbre » qui s’achevait sur La Marseillaise était intitulée sur certaines éditions Aux martyrs. Or, de quels martyrs pouvait-il bien s’agir pour un communard, sinon de ses frères d’armes massacrés par les versaillais dont Salvador-Daniel qui avait succédé à Auber (mort le 12 mai) comme directeur du Conservatoire ? Nous n’avons trouvé aucune trace d’exécution de cette « Scène funèbre » ; il est probable qu’en France tout au moins, elle ne fut pas jouée - son exécution, — si elle eut lieu ! —, ne pouvant être regardée que d’un mauvais oeil. Avant de poursuivre, quelques mots sur Johann Selmer. Né à Christiania (Oslo) en 1844, — il mourra à Venise en 1910 —, il se destinait à une carrière juridique, mais, poitrinaire, il avait dû quitter son pays. Après avoir été à Paris, en 1868, l’élève d’Ambroise Thomas (avant et après cette date il aura mis en musique dans le texte français original des poèmes d’Hugo, Musset, Nodier et Armand Silvestre) et de Richter à Leipzig : il recevra, en 1879, des « encouragements pécuniaires » du Parlement norvégien avant de devenir, de 1883 à 1886, directeur des Concerts de la Philharmonie d’Oslo. La notice nécrologique du Ménestrel passera sous silence son passé de communard.

 

Face à la Commune, une attitude des musiciens différente de celle des peintres et des sculpteurs

Par rapport aux musiciens, les peintres et sculpteurs auront été plus nombreux à accorder leur sympathie, voire leur soutien, à la Commune ; s’est-on suffisamment interrogé sur cette différence ? Il n’y avait guère de compositeur qui, pour être doté du métier nécessaire à l’exercice de sa profession, n’ait été, à cette époque, obligé de sortir du Conservatoire ou de la seule école de musique qui le concurrençait, l’École Niedermeyer. Le Prix de Rome orientait, certes, trop exclusivement les lauréats vers le théâtre, mais il leur offrait, malgré tout, des débouchés. Les peintres, eux, pouvaient échapper à la formation académique et se voyaient refuser l’entrée des salons officiels. Les musiciens, eux, pouvaient s’imaginer qu’avec la Commune, ils auraient des avantages à perdre plutôt qu’à conquérir. On ajoutera qu’en raison de leurs origines sociales, les élèves du Conservatoire étaient dans leur grande majorité des bourgeois ou des petits bourgeois. On pourrait dresser, à coup sûr, une anthologie versaillaise aussi éloquente avec les musiciens qu’avec les écrivains. 
Mais gardons-nous de confondre les incompréhensifs de bonne compagnie avec les pires détracteurs.

 

Les pires détracteurs de la Commune


Dans la catégorie des pires détracteurs, on rangera tout d’abord Jean-Charles Dancla. Ce compositeur et violoniste n’est plus connu aujourd’hui que des apprentis violonistes pour ses ouvrages pédagogiques. Le 1er juin 1871, il écrit à un correspondant :

« Ah mon ami ! De quel affreux cauchemar nous sortons ! Ah ! Les sauvages, les immondes gueux ! Sans la rapidité, la promptitude des mouvements, des opérations de la brave armée, nous étions tous perdus ! ... Paris était anéanti, brûlait, sautait et nous avec. » [12].

Même attitude chez Vincent D’Indy, aristocrate monarchiste, engagé au 106e bataillon de la Garde nationale dont il se fera l’historien. Pour lui « l’ignoble drapeau de la Commune » n’a pu être rejoint que « par des hommes égarés que conduisaient d’atroces fanatiques » [13]. A ce défoulement hystérique participait encore Édouard Lalo qui écrivait au violoniste Jules Armingaud le 1er juin 1871 [14] :

« Je ne pensais qu’à ta position au milieu de ces forcenés, je devinais tes angoisses pour ton fils. Je n’osais espérer qu’il échapperait aux réquisitions des misérables de la Commune, [15] je craignais l’occupation de ta maison pendant la bataille, je vivais dans un atroce cauchemar et ta lettre est une véritable délivrance. Je te reverrai donc sans que tu aies à déplorer aucun malheur dans ta famille ; embrasse de tout coeur Marcel, mon vieux coeur est avec vous. Dis aux Géneau combien nous sommes heureux de savoir qu’ils ont pu échapper à tous les dangers qui les entouraient. - Où est Jacquard ? Avait-il quitté Paris ? - Hélas ! Que de deuils ! Que de ruines ! Et que deviendra le niveau moral de notre pauvre pays au milieu de cet écrasement à l’extérieur et à l’intérieur. - Cette dernière lutte infâme d’une armée de vandales contre la civilisation, cette prétendue commune républicaine qui cachait une horde de peaux-rouges [16] sous le masque de la liberté communale, ont donc la mesure des tendances des classes qui reçoivent le mot d’ordre de l’Internationale, [17] c’est la haine féroce, abrutie, contre toutes les richesses des arts, de l’industrie ; ce sont les misères du prolétariat exploitées par une bande de médiocrités impuissantes, poussées à la folie furieuse par la rage de n’avoir ni fortune, ni célébrité. Lefrançais [18] fusillé n’a que le châtiment mérité par l’horrible responsabilité qu’il endossait ; ce que je déplore c’est l’épouvantable héritage qu’il laisse à ses pauvres enfants ; devant tant de crimes, je ne peux ni plaindre, ni regretter les furieux fanatiques du nivellement universel qui voulaient la destruction complète des merveilles du génie humain accumulées depuis des siècles à Paris. Que tous ces sauvages peaux-rouges disparaissent au milieu de la tuerie qu’ils avaient organisée sous le couvert de la République qu’ils ont souillée. Ces misérables ont joué le jeu de la monarchie, du cléricalisme (sic), qui feignent une profonde douleur de l’abaissement du pays, mais qui entre eux se frottent les mains parce que tous les spectres du passé auront les coudées franches sur les ruines de l’Empire et de la Commune. Malédiction sur ces hommes pour le mal qu’ils nous ont fait et pour l’avenir que leurs crimes nous ont préparé ! Ils n’ont que trop vécu ».

Saint-Saëns, qui se trouvait à Londres pendant la Commune, restera hanté par le spectre de la guerre civile au point de se refuser à prendre parti pendant l’Affaire Dreyfus. Quant à Théodore Dubois, lauréat du Prix de Rome 1861, avant tout connu aujourd’hui par ses ouvrages théoriques, s’étant trouvé du côté des communards qui le sommèrent de choisir son camp, il trouva un stratagème pour leur échapper comme il le rapportera dans ses Souvenirs de ma vie, terminant son évocation par ces lignes révélatrices sur la fin de la Commune :

« Ce fut un soulagement, une délivrance, mais que de tristesse, de ruines, d’horreur ! Et les Prussiens qui assistaient et buvaient notre champagne en poussant des « hoch » ! Quelle page de notre histoire, et comme on voudrait la détruire ! » [19].

 

L’ambiguïté du cas Georges Bizet


Mais le cas de Georges Bizet, engagé au 6e bataillon de la Garde nationale, est le plus digne d’intérêt. Le futur musicien de L’Arlésienne et de Carmen nous a laissé un témoignage détaillé sur la Commune à travers ses lettres adressées à son ami Galabert ou à sa belle-mère Mme Fromenthal Halévy. La plupart de ces lettres ont été, à ce jour, publiées très incomplètement. C’est d’autant plus regrettable qu’elles renferment sur la Commune et sur Versailles des propos contradictoires dont Bizet fournit lui-même la justification :

« Il faut l’éloignement des temps pour embrasser l’ensemble des épisodes aussi compliqués que ceux que nous venons de traverser » [20].

Georges Bizet (1838-1875)
Georges Bizet (1838-1875)

Adversaire acharné de la Commune, Bizet le restera jusqu’à sa chute. Mais ce lecteur, sous l’Empire, d’Hugo et de La Lanterne de Rochefort, craint plus que toute autre chose, après la répression, le retour au pouvoir des catholiques, lui qui avait soupçonné la Commune d’être d’obédience cléricale, aussi bouffon que cela puisse paraître [21]. Cet homme d’honneur, qui se félicite de n’avoir jamais composé de cantate pour l’anniversaire de Napoléon III, — le « gredin qui nous a conduit à la ruine et au démembrement » — répudie Versailles :

« Les circulaires de M. Thiers sont, à mon sens, de véritables monstruosités tant au point de vue politique qu’humanitaire » [22].

Durant la Commune, Bizet se trouvait au Vésinet. Lorsqu’il revient à Paris, il se rapproche de la vérité qu’il ne connaissait que par la presse versaillaise. Alors il dénonce « cette maudite engeance de journalistes qui en ont rajouté sur les méfaits de la Commune ». Bizet mourra quatre ans plus tard, en plein règne de l’Ordre Moral de Mac-Mahon, au lendemain de la création de Carmen dont la musique avait été taxée de « communarde » — toute opposition, fût-elle esthétique, étant rejetée avec fureur alors que les tribunaux versaillais cessaient à peine de siéger. L’épithète de « communard », — révolutionnaire en politique étant alors synonyme en art de novateur — ne saurait viser, en ce qui concerne Bizet, un ancien partisan de la Commune - ce qu’avait été Manet dont la peinture devait être taxée, elle aussi, de communarde, ce sobriquet étant tenu pour infâmant. La frayeur causée par la Commune n’avait pas été de sitôt dissipée malgré la répression. En ces années de nationalisme exacerbé, on faisait feu de toutes pièces sur Wagner et ses admirateurs, ces « internationalistes » qui menaçaient de tout détruire !

 

La Commune réprouvée, et volontairement omise


Malgré l’amnistie (partielle en 1879, totale en 1880), Salvador Daniel, l’infortuné successeur d’Auber à la direction du Conservatoire, n’aura donné son nom ni à une rue ni même à une salle du Conservatoire, lui, spécialiste de la musique arabe, qui avait été le chroniqueur de La Marseillaise de Rochefort et le collaborateur d’un journal orphéonique [23]. Quant à son prédécesseur Auber, le dernier événement de sa longue carrière théâtrale avait été la reprise, ordonnée par Napoléon III après la déclaration de guerre, de La Muette de Portici, créée en 1828 et qui relatait, assez fidèlement, la révolte des Napolitains contre l’occupant espagnol au XVIIe siècle. Auber n’avait pas plus apprécié cette reprise que celle, également ordonnée en haut lieu, de La Marseillaise. Qu’aurait-il pensé, lui, adversaire de la Commune d’une autre reprise envisagée par le pouvoir révolutionnaire et dont nous avons déjà fait état ? Ambroise Thomas, qui succédera à Auber comme Directeur du Conservatoire, l’avait veillé jusqu’à ses derniers moments ; il fit transporter clandestinement le cercueil d’Auber dans le caveau de la Trinité.

« La pensée des amis du compositeur fut de soustraire cette gloire française à l’outrage des funérailles publiques ordonnées par les maîtres que Paris s’étaient (sic) laissé imposer :

ceux-ci n’auraient pas manqué d’en faire une comédie bouffonne intercalée dans la tragédie des spoliations et des emprisonnements »

écrira Bénédict Jouvin, chroniqueur du Figaro, dans Le Ménestrel [24].

Daniel Aubert (1782-1871)
Daniel Aubert (1782-1871)

Les obsèques d’Auber auront lieu, finalement, le 15 juillet. Sur sa tombe, Jules Simon parlera beaucoup de l’avenir, un peu d’Auber et pas du tout de la Commune. Mais les autres orateurs : Ambroise Thomas, Beulé, de l’Académie Française et Dumas fils, qui ne l’était pas encore, pousseront un grand soupir de soulagement à la pensée qu’on n’avait pas enterré pendant la Commune le chantre de Masaniello. À l’étranger, Wagner se félicitera qu’Auber ait été « heureusement préservé » d’un « enterrement athée ». Et en 1875, sous les voûtes de l’Institut, le Vicomte Delaborde se réjouira encore qu’on ait évité à l’auteur de La Muette de Portici « l’outrage d’une adoption à l’ombre du drapeau rouge » [25], et que son corps ait été — comme l’écrira, cette fois, l’archiviste-bibliothécaire de l’Opéra, Charles Malherbe « promené par les rues non pas en tumulte comme un trophée de la démagogie, mais pour recevoir, au milieu des légitimes représentants de la reconnaissance nationale, un tribut de respects plus sincères et de souvenirs mieux justifiés ». [26] Ainsi la malédiction pesait-elle sur la Commune, avons-nous dit, bien au-delà de l’amnistie des communards. Elle était naturellement très vive au lendemain de la répression versaillaise.

Si vive que rappeler — serait-ce en musique — le souvenir de cette période, aurait soulevé la plus violente réprobation. En témoigne cette annonce parue dans Le Ménestrel du 10 novembre 1871 :

« Nous lisons dans la Revue et Gazette Musicale de Milan qu’un compositeur suédois, Rosén, terminerait en ce moment une grande oeuvre musicale à ( sic) orchestre, intitulée Jours de terreur à Paris, en voici le programme :

1°) Introduction ;

2°) Réveil ;

3°) Notre-Dame dernière messe de l’Archevêque ;

4°) Démolition de la Colonne Vendôme ;

5°) Le Bivouac ;

6°) L’Hymne de la Pucelle d’Orléans ;

7°) Marche des Insurgés ;

8°) Chant de guerre ;

9°) Attaque des barricades ;

10°) Hymne funèbre pour les morts ;

11°) Le Champ de Mars, marche de parade ;

12°) Finale, incendie des Tuileries.

L’auteur se proposerait de parcourir l’Allemagne et jusqu’à la France. Nous lui conseillons prudemment de ne pas franchir le Rhin. Même à (sic) orchestre, le souvenir de pareils événements serait mal accueilli à Paris ».

Nous ignorons si cette partition a vu le jour. Il y était question d’un Hymne à la Pucelle d’Orléans — lequel ? — et aussi d’un Chant de guerre qui, par fidélité à l’histoire, devait logiquement, reprendre le thème de La Marseillaise. Comme nous le confirmait M. Jacques Robnard, adjoint au directeur du Centre culturel suédois, Johann-Magnus Rosén (1806-1885) fut, en effet, journaliste, écrivain et compositeur. Il vécut à Hambourg de 1863 à 1883. Parmi ses compositions figurent Les derniers jours de Pompéi et La Bataille de Narva dont les intentions descriptives se recoupent avec celles de Jours de terreur à Paris. Mais M. Robnard n’a pu nous confirmer que Rosén ait eu des rapports avec la France et les musiciens français pendant la Commune.

P.S. La postérité en chansons

Pierre Degeyter (1848-1932)
Pierre Degeyter (1848-1932)

Quant à la chanson, porteuse de révolution et d’espoir tout au long du XIXe siècle, elle le fut particulièrement sous la Commune. Mais celle-ci avait été trop brève pour enfanter des couplets avec musique originale, et pas seulement des strophes adaptées à un air préexistant. Quoiqu’il en soit, elles sont peu nombreuses au regard de celles qui naquirent par la suite, notamment lors de l’amnistie et surtout en 1886 face à une nouvelle poussée de la réaction. Un couplet ajouté par le communard Jean-Baptiste Clément à son célèbre Temps des cerises, un autre par un auteur anonyme à La Carmagnole, ceux du Drapeau rouge adaptés à… Un air suisse !… ont perpétué le souvenir de la Commune dont les espoirs s’exprimeront dans L’Internationale. Les strophes d’Eugène Pottier avaient vu le jour en juin 1871 — la musique devant être composée par Pierre Degeyter en 1888. Et pendant vingt-cinq ans, de janvier 1918 à 1943, L’Internationale aura été élevée à la dignité d’hymne national du premier État socialiste l’URSS qui se réclamait de la Commune. [27]

 

FRÉDÉRIC ROBERT 
docteur en musicologie, membre du Comité d’Honneur de l’Ordre National des Musiciens


Notes :

[1] Tristan Rémy : Le Temps des cerises, Editeurs Français réunis, 1968.

[2] Eugène Dupont et Marcel Clavié : Un bohème artistique : Antoine Renard, 1929. Voir également notre article dans le Dictionnaire de la Musique en France au XIXe siècle, Fayard, 2003 ;

[3] Voici l’aube, l’immortelle Commune de Paris, Éditions Sociales, 1972. Voir également notre article « Commune de Paris » dans le Dictionnaire de la Musique en France au XIXe siècle, op.cit ;

[4] Em. Mathieu de Monter : Revue rétrospective janvier 1870-octobre 1871 dans Revue et Gazette Musicale de Paris, 1er octobre 1871 ;

[5] Gustave Labarthe, Le théâtre pendant les jours du Siège et de la Commune (juillet 1870 à juin 1871), Fischbacher, 1910, p.113 ;

[6] Mme Octave Feuillet : Souvenirs et correspondance, Calmann-Lévy, 1898, p.227 ;

[7] Arthur Pougin, Tablettes artistiques 1870-1871 dans Le Ménestrel, 11 novembre 1871, p.396 ;

[8] Le manuscrit a été acquis par la Bibliothèque Nationale après le décès de Nadia Boulanger. Comme Alliance Universelle, cet Hymne aux Immortels ne devait être publié qu’en réduction pour voix et piano. Malgré tous nos efforts et l’aide dévouée des Bibliothécaires de l’Opéra, nous n’avons pu en retrouver les Matériels d’orchestre ;

[9] Albums Musica, juillet 1914, p.344 ;

[10] Le Ménestrel, 30 juillet 1910 ;

[11] Sur l’Opéra pendant la Commune voir l’étude de Nicole Wild dans Damien Colas, Florence Gétreau et Malou Haine : Musique, esthétique et société au XIXe siècle, Wavre, Mardaga édit.2007 pp.53-63.

[12] Cette lettre inédite a figuré à l’Exposition du département de la musique de la Bibliothèque nationale.

[13] Vincent d’Indy : Histoire du 106e Bataillon de la Garde Nationale, Charles Douniol, 1872, p. 215 .

[14] Correspondance d’Edouard Lalo réunie et présentée par Joël-Marie Fauquet Aux Amateurs de Livres, 1989.

[15] Les Communards (note de Joël-Marie Fauquet).

[16] La Commune a accédé au gouvernement de la capitale le 26 mars (note de Joël-Marie Fauquet).

[17] La Première Internationale ( Association internationale des travailleurs) a été fondée le 29 septembre 1864 à Londres. Les internationaux ont eu une trentaine d’élus au Conseil de la Commune (note de Joël-Marie Fauquet).

[18] Gustave Lefrançois dit Lefrançais (1826-1901). Instituteur, il a pris part à la révolution de 1848. Emprisonné pour avoir publié un programme pédagogique conforme à ses idées révolutionnaires, il s’est exilé à Londres en 1851. De retour à Paris en 1853, il est devenu l’un des chefs de l’opposition au régime impérial. Il a fait partie du Conseil de la Commune et a été condamné à mort par contumace par les versaillais. Contrairement à ce que croit Lalo, Lefrançais n’a donc pas été fusillé. Exilé à Genève, il reviendra à Paris après l’amnistie (note de Joël-Marie Fauquet). C’est à Gustave Lefrançais que Pottier dédiera le poème de L’Internationale.

[19] Théodore Dubois, Souvenirs de ma vie, présentés et annotés par Christine Collette-Kléo ; Lyon, éditions Symétrie, 2009, p.93.

[20] Cité par Minna Curtiss : Bizet et son temps, Genève-Paris, La Palatine, 1961 , p.242

[21] « Des menées réactionnaires sont cachées sous tout ce désordre, il y a du catholique là-dessous » (id.ibid.p.244.).

[22] « Nous marchons à la monarchie catholique, et c’est là ce que je redoutais le plus », Bizet : Lettres - Impressions de Rome - La Commune, Calmann Lévy, 1908, p.285.

[23] Voir l’article de Joël-Marie Fauquet dans le Dictionnaire de la musique en France au XIXe siècle, op.cit.

[24] Numéro du 11 octobre 1871 ( B.Jouvin : Auber/sa vie et ses oeuvres /Supplément).

[25] Vicomte Delaborde : « Éloge d’Auber » lu dans la séance annuelle du 30 octobre 1875, Firmin-Didot, 1875 , p.2. Victor Massé parlera des « jours désespérants de la Commune » dans sa Notice sur la vie et les travaux d’Auber lue dans la séance de l’Académie des Beaux-Arts le 13 mars 1875, Firmin-Didot, 1875, p. 26. C’est Victor Massé qui succédera à Auber à l’Institut.

[26] Charles Malherbe : Auber, collection Les musiciens célèbres, Laurens, (s.d.) p.91

[27] Sur L’Internationale voir Marc Ferro : L’Internationale, Editions Némésis, 1996, et notre article Marseillaise et Internationale dans Musique et société, Cité de la musique, 2004. Voir également Xavier Maugendre L’Europe des hymnes, Mardaga, 1996, pp.359-369.

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