À la veille de la Commune de 1871, Le Creusot, en Saône-et-Loire, est l’une des plus importantes villes industrielles de France.
Depuis le XVIe Siècle, on extrait de son sous-sol du charbon et du minerai de fer. L’industrie métallurgique se développe au XVIIIe Siècle. On y fabrique les canons des guerres de la Révolution et de l’Empire.
En 1836, la famille Schneider rachète les mines et usines. Elle utilise intelligemment les conditions favorables à l’essor de l’industrie métallurgique du milieu du XIXe siècle. L’usine abandonne provisoirement la fabrication d’armes pour se lancer dans l’industrie ferroviaire naissante : fabrication de locomotives et de rails.
Seul aux commandes de l’entreprise à partir de 1845, Eugène Schneider utilise adroitement des soutiens politiques. Royaliste sous Louis-Philippe, il est élu député de Saône-et-Loire et fait élire comme maire un cadre de son entreprise.
Il jette un peu de lest au début de la IIe République, mais reprend du service politique sous le Second Empire. En 1867, il est nommé par Napoléon III président du Corps législatif.
Pour éviter toute contestation ouvrière, Eugène Schneider met en oeuvre une gestion sociale « paternaliste » (construction de logements ouvriers, école primaire, création d’une caisse de secours mutuel…) tout en maintenant les salaires ouvriers le plus bas possible.
Les grèves de janvier et mars 1870
La ville du Creusot s’est profondément transformée à l’ère industrielle. Sa population est passée de 2 700 habitants en 1836 à 24 000 en 1866. Les ouvriers, au nombre de 1 700 en 1836, sont 10 000 en 1869. A cette époque, l’usine du Creusot est la plus grande de France.
Le travail est extrêmement pénible dans les mines et dans les usines. Depuis, 1868, un groupe de jeunes ouvriers et de petits commerçants et artisans, intitulé « Cercle d’études sociales », animé par Jean-Baptiste Dumay, tourneur de 27 ans, fait une active campagne républicaine.
Aux élections de 1869, il soutient, contre Eugène Schneider, un candidat bourgeois mais libéral qui obtient 800 voix au Creusot alors qu’au scrutin de 1863, le maître de forges avait été élu à l’unanimité moins une voix. Pour se venger, Schneider licencie 200 ouvriers soupçonnés d’avoir voté contre lui.
En décembre 1869, les ouvriers revendiquent la gérance de la caisse de secours. Schneider organise un référendum. Une forte majorité se prononce pour la gestion ouvrière. Le 17 janvier, les ouvriers élisent un ajusteur, Adolphe Assi [1], président d’un comité provisoire chargé de gérer la caisse. Le 19, Assi et ses deux assesseurs sont renvoyés. Aussitôt, les ouvriers se mettent en grève. Le 21 janvier, le préfet fait venir 3 000 soldats au Creusot et Schneider appelle à la reprise du travail, les ouvriers « trompés, selon ses termes, par quelques meneurs étrangers au Creusot ». Le 24 janvier, aussi rapidement qu’elle avait éclaté, la grève se termine. Ce n’est que partie remise. Début mars, Eugène Varlin, de passage au Creusot, jette les bases d’une section de l’Internationale.
Dès le 21 mars, les 1 500 mineurs du bassin du Creusot se mettent en grève pour protester contre une baisse de leurs salaires. Ils avaient soutenu, sans y participer le mouvement des ouvriers de janvier. Ce manque de coordination est une faiblesse dont Schneider tire parti. Dès le 23, il reçoit le concours de trois régiments. Les grévistes se rendent en cortège dans la localité voisine de Montchanin où ils font cesser le travail. Les soldats les poursuivent dans les bois et procèdent à quatorze arrestations.
Le 24, un comité de grève est formé qui formule les revendications, Il est décapité par des arrestations et aussitôt reconstitué.
Benoît Malon [2], envoyé par l’Internationale, prend la direction du mouvement. Schneider repousse avec dédain toutes les revendications. Ce refus brutal renforce la combativité des grévistes. Ils sont soutenus par l’action énergique des femmes qui incitent les quelques non-grévistes à cesser le travail. Les gendarmes en arrêtent une ; ses compagnes la délivrent. Elles récidivent le lendemain. Pour protester contre l’arrestation de trois d’entre elles, elles déposent leurs jeunes enfants devant les gendarmes en criant :
« arrêtez nous et nourrissez-les ».
Puis elles se massent devant le train qui emmenait les prisonnières à Autun pour y être jugées ; elles obtiennent leur libération. Les grévistes tiennent grâce aux souscriptions qui arrivent de sections de l’Internationale de toute la France. La pression patronale et gouvernementale s’accentue. Assi doit se cacher.
Le 25 avril, vingt-cinq grévistes comparaissent devant le tribunal correctionnel d’Autun qui prononce des peines de prison allant de trois ans à dix-huit mois. Une centaine de mineurs sont licenciés. Face à cette sévère répression, des mineurs, de plus en plus nombreux, reprennent le travail. Le comité appelle à cesser la grève.
Les grèves de février et mars 1870 n’ont pas abouti à la satisfaction des revendications mais elles auront une grande influence sur l’avenir du mouvement ouvrier dans toute la France. Au Creusot, elles auront des suites après la chute de l’Empire et au moment de la Commune de Paris.
Un ouvrier, maire du Creusot
En 1870, les mineurs et ouvriers du Creusot ne sont pas seuls à se mettre en grève. À Lyon, les ovalistes, employées dans les filatures, ont obtenu des salaires plus élevés et des journées de travail plus courtes. Aux élections de 1869, l’opposition républicaine a enregistré des progrès. Napoléon III riposte en organisant un plébiscite en mai 1870. Au Creusot, les républicains s’unissent dans un Comité antiplébiscitaire animé par Dumay et Assi. Le préfet fait arrêter Assi et Schneider licencie Dumay. Mais le stratagème imaginé par Napoléon III ne trompe pas les habitants du Creusot qui sont 3 400 à répondre non, contre 1 500 qui votent oui.
Après la déclaration de la guerre à la Prusse, la section du Creusot de l’Internationale appelle à une manifestation en faveur de la paix qui rassemble 4 000 personnes.
Le 4 septembre, Schneider préside le Corps législatif quand le peuple parisien envahit cette assemblée. Les manifestants l’accompagnent jusqu’à son hôtel aux cris de :
« À mort l’assassin du Creusot ! À mort l’exploiteur des ouvriers ! »
Schneider s’exile en Angleterre.
Au Creusot, deux camps s’affrontent : d’une part, un comité républicain regroupe les ouvriers de l’Internationale et des républicains avancés ou modérés ; d’autre part, les bonapartistes, royalistes et républicains conservateurs soutenus par la direction de l’usine. Les Prussiens s’approchant du Creusot, un comité de Défense nationale se met en place, présidé par Dumay, lequel est nommé « maire provisoire » le 24 septembre par l’administration préfectorale installée par Gambetta, nouveau ministre de l’intérieur. Dumay demande la dissolution du conseil municipal élu sous l’Empire et composé des cadres de l’usine, le licenciement des gardes nationaux et groupes armés de l’usine et l’armement d’une nouvelle garde nationale populaire et républicaine. Gambetta refuse le premier point. Il ne veut pas mécontenter la direction de l’usine qui produit de l’armement pour la défense nationale. La nouvelle garde nationale se met en place. Elle élit des officiers républicains. Mais le préfet refuse les armes promises. Les clubs républicains organisent la défense face aux Prussiens qui approchent du Creusot.
Le parti réactionnaire intrigue contre le maire et les Républicains. Il est écouté par Gambetta qui, par télégramme, « blâme » Dumay pour entraves à la marche de l’usine et désordres dans la ville. Dumay donne sa démission. Gambetta l’accepte en précisant :
« il n’y a pas d’homme nécessaire ».
Les démocrates ripostent en organisant une réunion au cours de laquelle « 3 000 citoyens du Creusot protestent contre la démission du citoyen Dumay… protestent contre les termes dans lesquels elle a été acceptée par le ministre de l’Intérieur, attendu que le citoyen Dumay est aussi nécessaire au Creusot que le citoyen Gambetta à Tours ».
Gambetta cède. Il refuse la démission de Dumay et accepte enfin la dissolution du conseil municipal.
Aux élections législatives du 8 février 1871, Dumay est candidat et recueille 77 % des suffrages au Creusot, mais sur l’ensemble de la Saône-et-Loire, la liste bourgeoise conservatrice emmenée par Thiers l’emporte. Le parti réactionnaire suscite des troubles et le gouvernement envoie des troupes au Creusot.
La Commune au Creusot
Le gouvernement de Thiers veut en finir avec les républicains du Creusot. Le 5 mars, le préfet de Saône-et-Loire démissionne. Ami de Gambetta, qui n’est plus ministre de l’Intérieur, il s’efforce d’atténuer les tensions entre les démocrates du Creusot et le gouvernement. Le remplaçant de Gambetta demande au préfet de destituer le maire et le commandant de la Garde nationale. Le Comité républicain ajoute à son titre l’épithète de « socialiste ». Il soutient fermement Dumay et noue des relations avec les autres comités républicains de la région.
Le 19 mars, la Commune de Paris commence. Le 24 mars, au cours d’une réunion publique 3 000 Creusotins adressent à la Garde nationale de Paris « l’expression de leur vive sympathie ». Une manifestation en faveur de la Commune de Paris est préparée par le Comité républicain et socialiste : les gardes nationaux seront convoqués pour une revue. Dumay, avec deux compagnies de gardes s’installera à la mairie. Les autres responsables du Comité harangueront les gardes nationaux et prendront la tête du cortège qui viendra demander au maire de proclamer la Commune.
Le 26 mars, les choses ne se passent pas exactement comme prévu. Le préfet, le procureur général, le commandant militaire de la place sont en alerte. Les autorités ont réagi en envoyant sur la place de la mairie une compagnie d’infanterie et deux groupes de cuirassiers. Sur les trois bataillons de la garde nationale prévus, un seul (800 hommes) se dirige vers la mairie. L’affrontement est à craindre, mais soldats et gardes nationaux fraternisent. Dumay proclame la Commune du Creusot depuis une fenêtre du premier étage de la mairie. Trente-deux personnes forment la Commune et rédigent une déclaration qui affirme vouloir exercer pendant quelques jours les pouvoirs administratifs en attendant des élections…
« Toutes les mesures d’administration communales seront immédiatement soumises à l’appréciation du peuple en réunion publique ou par voie d’affiches ».
Les membres de la Commune décident l’occupation de la gare, du télégraphe et de la poste par la garde nationale. Il est trop tard. L’armée occupe déjà les trois bâtiments visés.
Dans la nuit, le préfet envoie des renforts militaires qui quadrillent la ville. Le 27 mars, impressionnés par le déploiement militaire, la plupart des ouvriers vont à leur travail. La Commune du Creusot a échoué. Dumay s’attend à être arrêté. Mais les autorités hésitent ; elles craignent la réaction des ouvriers dont beaucoup sont armés. Elles proposent la fin des poursuites contre Dumay en échange de sa promesse de se retirer à Autun. Dumay refuse et écrit au préfet qu’il continuera à combattre le gouvernement de Thiers. Une ultime manifestation a lieu le soir, renforcée par les ouvriers qui sortent de l’usine.
Le 28 mars, le calme est revenu. La plupart des membres du Comité républicain s’exilent à Genève. Quelques uns sont emprisonnés. Dumay se cache au Creusot pendant toute la durée de la Commune à Paris.
Fin avril, le préfet ordonne le désarmement de la garde nationale. 700 fusils et 20 000 cartouches sont récupérées. Mais de nombreux ouvriers gardent leurs armes.
Aux élections municipales du 30 avril, Dumay toujours clandestin affronte le fils Schneider. Au premier tour, la liste démocrate a quatre élus contre un seul aux réactionnaires. Schneider fils réagit en licenciant une centaine d’ouvriers. Les autres sont soumis à un chantage : le pain en votant Schneider contre la famine avec le vote Dumay. La droite remporte le deuxième tour, mais la liste démocrate obtient un succès certain avec une moyenne de 2 400 voix.
Les 28 et 29 juin se déroule, devant la Cour d’assises, de Chalon le procès de 22 Creusotins accusés d’avoir participé à l’insurrection. Les treize accusés présents sont acquittés. Dumay et cinq autres dirigeants démocrates en fuite sont condamnés, par contumace, le premier aux travaux forcés à perpétuité, les autres à la déportation en enceinte fortifiée.
La Commune du Creusot a été un affrontement de classes entre le capitalisme incarné par les Schneider, et le prolétariat encore inexpérimenté, mais qui a menacé un temps le pouvoir des maîtres de forges.
YVES LENOIR
Source
Bibliographie : Pierre Ponsot, Les grèves de 1870 et la Commune de 1871 au Creusot, Éditions sociales (1958)
Notes :
[1] Né à Roubaix en 1841 ; militant ouvrier à la fin du Second Empire, il adhère à l’Internationale. Pendant le siège de Paris par les Prussiens, il est officier de la Garde nationale. Membre du Comité central, il occupe l’Hôtel de ville de Paris le 18 mars 1871. Il est élu de la Commune dans le XIe arrondissement de Paris. Arrêté le 21 mai par les troupes versaillaises entrant dans Paris, il est condamné à la déportation en Nouvelle-Calédonie. Meurt à Nouméa en 1886.
[2] Né à Précieux (Loire) en 1841 ; fils de journaliers, berger dans son enfance, il devient ouvrier teinturier. Membre actif de l’Internationale. Élu député en 1871, il démissionne peu après. Élu de la Commune dans le XVIIe arrondissement. Condamné à mort par contumace, il se réfugie en Suisse où il écrit une histoire de la Commune sous le titre : La troisième défaite du prolétariat. Meurt à Asnières en 1893.