Sous le Second Empire, Marseille connaît un essor sans précédent. Le nouveau bassin de la Joliette, le développement de la navigation à vapeur et l’ouverture du canal de Suez en font la porte de l’Orient et le vestibule de l’Algérie.
Parallèlement, la ville se hérisse de monuments : palais Longchamp, palais de la Bourse, palais de justice, préfecture, palais du Pharo offert à l’impératrice Eugénie, où sera fusillé Gaston Crémieux, et basilique Notre-Dame-de-la-Garde, d’où le général Espivent bombardera la Commune. 8 000 chômeurs sont employés à la construction de la Corniche pour les éloigner des barricades.
Cette politique de grands travaux attire une main d’œuvre abondante. De 1851 à 1872, la population marseillaise passe de 195 500 à 313 000 habitants. « Marseille n’est pas pour autant une « ville rouge ». Tout au plus est-elle un bastion républicain », selon la formule de l’écrivain Jean-Claude Izzo [1]. Proclamée le 23 mars 1871, la Commune de Marseille a été précédée par plusieurs événements importants s’échelonnant de 1867 à 1870 : la création de la section marseillaise de l’Association internationale des travailleurs (AIT), plus connue sous le nom de l’Internationale, la fondation de la Ligue du Midi pour la défense de la République et une première Commune. La section marseillaise de l’Internationale a été fondée en juillet 1867 par André Bastelica, un jeune typographe et journaliste corse. Comme celle de Lyon, elle était influencée par Bakounine, dont il était proche. La section de Marseille compte, dès 1871, 4 500 membres organisés en 27 corporations ouvrières.
La Ligue du Midi
« Le port de Marseille était l’un des foyers les plus actifs du mouvement. C’est la section des dockers, dirigée par Chauvin, qui déclenchera la première grève insurrectionnelle de la Commune marseillaise », rappelle l’historien Antoine Olivesi [2].
L’insurrection sera le fruit d’une alliance originale entre les bourgeois radicaux, représentés par Gaston Crémieux, et la section de l’Internationale dirigée par Bastelica. Les premiers peuvent se targuer d’avoir fait subir une cuisante défaite à l’Empire, en faisant élire en 1869 deux députés républicains : Léon Gambetta et Alphonse Esquiros, journaliste et écrivain. La création de la Ligue du Midi, le 18 septembre 1870, correspond à l’aspiration de treize départements du Sud-Est à participer directement à la Défense nationale. « Ce que nous voulons, ce n’est pas former une association politique méridionale en dehors des autres régions de la France », se défendent les promoteurs de la Ligue du Midi. « La République doit rester unie et indivisible, mais vu les circonstances, il y a lieu de former une sorte de confédération provisoire qui nous permettrait d’agir de concert. Le Midi pourra peut-être sauver le Nord, si nous unissons les forces des départements du Midi », déclarent-ils.
La première Commune
À ces préoccupations de défense nationale s’ajoute un programme révolutionnaire, adopté le 22 septembre lors d’une réunion publique tenue à l’Alhambra :
« la levée d’un impôt de 30 millions sur les riches, la réquisition des armes et des chevaux, la confiscation des biens des traîtres et du clergé, la séparation de l’Église et de l’État, l’enrôlement des prêtres dans l’armée, l’épuration des fonctionnaires de l’Empire, la liberté de la presse par la suppression du cautionnement, l’élection des juges par le peuple, la suppression des écoles religieuses et l’affectation de tous leurs locaux aux écoles laïques. »
Alphonse Esquiros, préfet provisoire des Bouches-du-Rhône est favorable à ce programme, qui inquiète Gambetta. Le 30 octobre, il est remplacé par Alphonse Gent. Le 1er novembre, Marseille apprend la capitulation de Bazaine. « La chute de Metz ne fut même pas un prétexte d’insurrection contre le gouvernement, elle fut simplement la confirmation éclatante de cette incapacité du pouvoir central que les extrémistes marseillais n’avaient cessé de proclamer, elle ne provoqua pas la Commune, mais la justifia », selon Antoine Olivesi [3]. Le 1er novembre, la Commune est proclamée. Neuf membres de l’AIT, dont Bastelica, en font partie. Après avoir participé à la Commune de Lyon, Gustave Cluseret débarque à Marseille juste à temps pour se faire nommer commandant en chef de la Garde nationale et général en chef des troupes de la Ligue du Midi. Dans une proclamation martiale, il fait savoir aux Marseillais qu’il ne tolèrera pas la moindre agitation.
« Vive Paris ! »
Alphonse Gent, blessé légèrement par balle, sut habilement se faire passer pour une victime, sans pour autant tomber dans le piège de la répression à outrance. Dans une fraternisation de façade, il fond les bataillons ouvriers de la Garde civique dans la Garde nationale bourgeoise. Mais la plupart des civiques préfèrent rejoindre l’armée de Garibaldi. Les dirigeants du mouvement sentent que la partie est perdue.
Gustave Cluseret s’enfuit à Monaco, André Bastelica se retire et Alphonse Esquiros, anéanti par la perte de son fils, part pour Bordeaux. Le 13 novembre, Alphonse Gent peut télégraphier à Gambetta que « l’ordre tout entier règne à Marseille ». Mais l’insurrection prend ses quartiers d’hiver pour mieux renaître au printemps. Entre temps, le 8 février 1871, la cité phocéenne élit des députés « résistants », qui siègeront auprès des capitulards et des conservateurs, majoritaires à l’Assemblée de Bordeaux. Le 10 mars, le port de Marseille est en grève. Le 17, les rues ne sont pas balayées. Le 18, les chauffeurs cessent le travail, les boulangers arrêtent leurs fours le 21… C’est dans ce climat de grèves que les Marseillais apprennent, le 22 mars, l’instauration de la Commune à Paris. Le soir même, Gaston Crémieux prononce un discours enflammé au club de l’Eldorado :
« Le gouvernement de Versailles a essayé de lever une béquille contre ce qu’il appelle l’insurrection de Paris ; mais elle s’est brisée entre ses mains et la Commune en est sortie… (…)
Quel est le gouvernement que vous reconnaissez comme légal ? Est-ce Paris ? Est-ce Versailles »
La salle unanime crie :
« Vive Paris ! »
La Commune révolutionnaire
« Je viens vous demander un serment, c’est celui de le défendre par tous les moyens possibles, le jurez-vous ? », ajoute l’avocat. « Nous le jurons ! », répond la salle. « Rentrez chez vous, prenez vos fusils, non pas pour attaquer, mais pour vous défendre », conclut Crémieux, qui vient de lancer un véritable appel aux armes. La maladresse du préfet, le contre-amiral Cosnier, mettra le feu aux poudres. Alarmé par le meeting de la veille en faveur de Paris, il convoque la Garde nationale le 23 au matin pour organiser une contre-manifestation. Quand il réalise son erreur, il est trop tard, les gardes nationaux partisans de l’ordre ne sont pas au rendez-vous. La suite, c’est Prosper Lissagaray [4] qui nous la raconte :
« A sept heures du matin, le tambour bat et les bataillons populaires répondent. A dix heures, ils sont au cours du Chapître, l’artillerie de la Garde nationale s’alignant sur le cours Saint-Louis. A midi, francs-tireurs, gardes nationaux, soldats de toutes armes se mêlent et se groupent sur le cours Belzunce. Les bataillons de la Belle-de-Mai et d’Endoume arrivent au complet, criant :
« Vive Paris ! »
En début d’après-midi, plusieurs milliers d’hommes débouchent dans la Cannebière et par la rue Saint-Ferréol se présentent devant la préfecture » (…).
« Un coup de feu part. La foule se rue, arrête le préfet, ses deux secrétaires et le général Ollivier. Gaston Crémieux paraît au balcon, parle des droits de Paris, recommande le maintien de l’ordre. La foule applaudit et continue d’envahir, cherche, veut des armes. Crémieux organise deux colonnes, les envoie aux forges et chantiers de Menpenti, qui livrèrent leurs fusils ».
Le général Espivent imite Thiers
Une commission départementale est créée, avec à sa tête Gaston Crémieux qui obtient le ralliement du conseil municipal. Mais il néglige d’occuper les forts Saint-Jean et Saint-Nicolas et la butte de Notre-Dame-de-la-Garde. Les membres de l’Internationale prennent l’initiative de s’emparer de la gare et du port. Le 26 mars, la commission est isolée. « Personne ne s’armait contre elle, mais personne ne s’y ralliait », constate simplement Lissagaray [5]. Le 27, les conseillers municipaux se retirent de la préfecture. Le général Espivent de la Villeboisnet s’était sauvé de nuit à Aubagne avec les troupes régulières et les fonctionnaires. « Espivent imitait la tactique de M. Thiers. Il avait dévalisé Marseille de toutes ses administrations », souligne Lissagaray [6]. L’historien de la Commune décrit Espivent comme un « légitimiste obtus, un dévot hébété et un général d’antichambre ». Pendant ce temps, la commission départementale ne fait que tergiverser.
L’arrivée le 30 mars de trois délégués venus de Paris- Bernard Landeck, Charles Amouroux, et Albert May- n’arrange rien. Landeck, chef de la délégation, va s’opposer à Crémieux qu’il juge trop modéré, allant jusqu’à menacer de le faire fusiller. Il dissout le conseil municipal et appelle la population à de nouvelles élections le 5 avril. Malgré la montée des périls, la commission départementale ne se soucie pas d’organiser la défense, persuadée que la troupe fraternisera avec les insurgés.
« Vous oseriez tirer sur le peuple ! »
Le 3 avril au soir, le général donne l’ordre de marche à ses troupes. Les « Aubagnais », en référence aux Versaillais, parcourent de nuit les 17 km qui séparent ce village de Marseille. Dès 23 h, des officiers garibaldiens préviennent Landeck des mouvements de troupes. Le rappel est battu à 1 h 30. A 4 heures, 400 gardes nationaux se rassemblent à la préfecture. Des barricades se dressent autour du bâtiment : rue de Rome, rue Armény, rue Grignan, rue Saint-Ferréol. Une centaine de francs-tireurs sont envoyés à la gare, mais ils battent en retraite. Les « Aubagnais » fusillent le commissaire de la gare, sous les yeux de son fils de seize ans. Ils campent place Castellane, proche de la préfecture.
Crémieux tente de parlementer avec le capitaine de Villeneuve : « Quelles sont vos intentions ? » demande-t-il. « Nous venons rétablir l’ordre », répond l’officier. « Quoi, vous oseriez tirer sur le peuple ! » s’exclame Crémieux qui tente de haranguer les soldats. Deux bataillons d’infanterie fraternisent, levant leurs chassepots en l’air sous les applaudissements de la foule. Mais le général Espivent, après avoir reçu sèchement Crémieux, donne l’ordre aux chasseurs d’avancer. À 10 h, ils arrivent à la préfecture. Un coup de feu part, un officier est tué. Le combat s’engage.
La préfecture est défendue par des hommes résolus et bien armés. Espivent décide alors de la faire bombarder par les canons du fort Saint-Nicolas et ceux de la butte de Notre-Dame-de-la-Garde, ce qui lui vaudra le surnom populaire de « Notre-Dame de la Bombarde ». 300 obus tombent autour de la préfecture.
Les derniers prisonniers du château d’If
À 19 h 30 les canons se taisent et les marins investissent un bâtiment presque vide, à l’exception des otages et des chasseurs capturés le matin, tous sains et saufs. Espivent bâtit sa propre légende en écrivant à Versailles :
« J’ai fait mon entrée triomphale dans la ville de Marseille avec mes troupes ; j’ai beaucoup été acclamé… »
En fait la foule le hua et lui lança des pierres. Un autre dangereux mythomane, Thiers, prétendra devant l’Assemblée que la préfecture de Marseille a été prise d’assaut par les marins « à la hache d’abordage » [7]. La réalité est moins glorieuse. Quelques semaines avant Paris, Marseille a connu une répression sanglante, faisant au moins 150 morts parmi le peuple.
Quand les exécutions sommaires cessent, les arrestations commencent. Plus de 900 prisonniers sont jetés dans les geôles marseillaises. On peut encore visiter la cellule où Gaston Crémieux fut enfermé pendant quatre jours au château d’If, une île-prison au large de Marseille, avant d’être transféré au fort Saint- Nicolas. Il sera fusillé le 30 novembre dans les jardins du Pharo. La plupart de ses compagnons seront déportés en Nouvelle-Calédonie. Les communards de Marseille furent sans doute les derniers prisonniers du château d’If.
JOHN SUTTON
Notes :
[1] « La Commune de Marseille », revue La Commune n° 6 (mars 1977). Jean-Claude Izzo (1945-2000) est l’auteur de la fameuse trilogie marseillaise : « Total Khéops », « Chourmo » et « Solea » (folio policier).
[2] « La Commune de 1871 à Marseille et ses origines », édit. Jeanne Laffitte (2004).
[3] Id.
[4] Prosper-Olivier Lissagaray : « Histoire de la Commune de 1871 », édit. La Découverte.
[5] Id.
[6] Id
[7] Id.