Le mouvement socialiste faisait ses premiers pas en Hongrie quand la Commune de Paris fut proclamée. Elle suscita un enthousiasme énorme parmi les ouvriers, renforçant l'idée qu'un changement révolutionnaire de leur condition était possible. Le correspondant parisien du journal socialiste Testvériség (Fraternité) s'exclama le 26 mars 1871 :

« Vive la république social-démocrate !... Hier, nos camarades ont occupé sans coup férir l'Hôtel-de-Ville, où flotte à présent le drapeau rouge ».

Sous l'effet des événements parisiens, la ville de Pest (qui n'était pas encore reliée à Buda) connut des grèves d'une grande ampleur. Le 8 mai éclata l'important mouvement des tailleurs, dont 52 dirigeants furent arrêtés. La foule exigeant leur mise en liberté pénétra au parlement, avant d'être dispersée par la police.

Affiche du Congres de la deuxième internationale à Stuttgart - 1907
Affiche du Congres de la deuxième internationale à Stuttgart - 1907

LES FONDATEURS

Les pionniers du mouvement socialiste en Hongrie se recrutaient parmi les ouvriers qualifiés de l'industrie artisanale qui, au terme de leur apprentissage, partaient faire « le tour du monde » dans les pays occidentaux pour se perfectionner. Ils ramenaient avec eux non seulement des connaissances nouvelles, mais aussi de nouvelles idées qui « hantaient » alors toute l'Europe.

Beaucoup connaissaient notamment les idées de Hermann Schulze (1808-1883) et de Ferdinand Lassalle (1825-1864) sur la coopération qui devait concurrencer puis éliminer le capitalisme, ainsi que la théorie de Karl Marx (1818-1883) affirmant que la conquête révolutionnaire du pouvoir politique était nécessaire pour « réaliser l'émancipation économique du travail ».

Certes, les positions n'étaient pas encore bien claires, ni bien établies. Ainsi, le menuisier János Hrabje, qui fut un des fondateurs et le premier président de l'Association ouvrière générale (AOG), la première organisation socialiste des ouvriers hongrois fondée en février 1868, agissait en qualité de membre du Conseil général de la Ière Internationale (AIT) et se considérait comme marxiste alors que, par ses idées, il était surtout lassallien.

Ce fut un autre ouvrier, le mécanicien Károly Farkas qui, au terme de longs débats, parvint à orienter l'action de l'AOG dans un esprit de lutte des classes. Farkas avait acquis sa formation politique en Suisse, auprès de Johann Philippe Becker, secrétaire du comité central des sections de langue allemande de l'AIT. Son journal, Der Verbote (1866-1871) était bien connu en Hongrie par les ouvriers organisés, et une correspondance épistolaire intense le liait à Farkas. Celui-ci devenait ainsi le principal représentant et propagandiste ardent de l'AIT en Hongrie, créant en 1869-1870 trois sections de l'Internationale dans ce pays, à Pest, Pozsony et Temesvár.

LE SORT DES COMMUNARDS RÉFUGIÉS

Dans une lettre datée du 20 mai 1871 adressée à Farkas, Becker fit savoir qu'à la suite de la défaite des insurgés de Lyon et de Marseille, des centaines de camarades en fuite, certains avec femmes et enfants, devraient être pris en charge par l'AIT. Il demande l'aide des ouvriers de Pest :

« Une grande assemblée serait peut-être la bienvenue. Mais […] la solidarité doit devenir chair et sang par des actes ».

En fait, à la réception de cette lettre, le peuple de Paris était déjà écrasé. Les militants réunis par Farkas discutaient pour trouver la forme d'action la plus appropriée quand fut connue la circulaire du ministre français des Affaires étrangères, Jules Favre, adressée aux gouvernements européens leur demandant l'extradition des communards parisiens ayant trouvé refuge à l'étranger. À l'appel de l'AIT, partout en Europe, les ouvriers socialistes organisèrent des meetings de protestation. À Pest, le gouvernement n'était guère favorable à la circulaire : après la défaite de la révolution de 1848-49, plusieurs de ses membres avaient bénéficié du droit d'asile en France et en Angleterre notamment pour fuir la répression autrichienne ; et, en tout cas, l'extradition des réfugiés politiques était contraire aux accords internationaux.

Dániel Irányi (1822-1892) - Gravure de Rusz Károly  (source : https://eo.wikipedia.org/wiki/D%C3%A1niel_Ir%C3%A1nyi)
Dániel Irányi (1822-1892) - Gravure de Rusz Károly  (source : https://eo.wikipedia.org/wiki/D%C3%A1niel_Ir%C3%A1nyi)

Paradoxalement, ce fut le chef de l'opposition démocratique, Dániel Irányi, héros de 1848-49, rentré en Hongrie après 20 années d'exil, qui proposa au parlement de distinguer entre réfugiés politiques méritant l'accueil et « criminels » en fuite qui devaient être extradés. S'élevant contre une telle duplicité, l'AOG décida le 5 juin qu'une assemblée populaire serait convoquée pour le 11, afin de rendre hommage aux martyrs de la Commune de Paris et d'exiger le droit d'asile pour tous ses combattants. Or, le 9 juin, le ministre de l'Intérieur interdit la réunion et le 10, le conseil des ministres décida d'appliquer la proposition d'Irányi.

L'ASSEMBLÉE ET LE CORTÈGE FUNÈBRE

Le règlement de l'AOG n'interdisait pas les réunions sans caractère politique et, en s'y référant, ses dirigeants pensaient pouvoir contourner l'interdit ministériel. Le 11 juin, environ 500 personnes se rassemblèrent dans la grande salle d'une auberge, sise au n° 4 de la place István à Pest. Toutes les fabriques (minoteries, constructions mécaniques et navales, arsenaux, tissage) étaient représentées, et non seulement des Hongrois, mais aussi des ouvriers allemands, slovaques, tchèques, polonais et roumains, qui vivaient en grand nombre dans la capitale ; des artisans aussi (tailleurs, cordonniers, menuisiers, brasseurs, ouvriers boulangers) répondirent à l'appel, ainsi que les leaders socialistes autrichiens Andreas Scheu et Wenzel Peschan.

En signe de deuil, tous affichaient un ruban noir à leurs chapeaux. Les orateurs rappelaient le sacrifice des communards, pionniers d'un autre ordre social. Selon la police,

« certains parlaient […] contre le gouvernement actuel, contre la domination de classe de la noblesse, du grand capital et du clergé, qui devait disparaître pour être remplacée par l'État ouvrier libre » ;

Andreas Scheu citait dans son discours le mot de ralliement de l'AIT :

« Prolétaires, unissez-vous ! ».

La réunion se termina vers 18 heures. Les ouvriers se mirent alors en rang et le « cortège funèbre » se dirigea vers le Bois de la Ville, chantant la Marseillaise avec le refrain socialiste qui acclamait le drapeau rouge et la révolution universelle. Après la dispersion, les manifestants se retrouvèrent par petits groupes dans les auberges du quartier. Autour des tables de « Chez le Ramoneur », beaucoup lisaient un appel dont Becker avait envoyé 100 exemplaires avec son courrier du 20 mai. Ce texte rédigé en avril 1871 saluait les insurgés parisiens et résumait en 51 points les revendications des prolétaires. Prenant la parole, Scheu lut l'éditorial de la Volkswille pendant qu'on levait son verre en l'honneur de la Commune aux cris de

« Vive la république ! Vive la révolution ! ».

 

ARRESTATIONS ET PROCÈS

Dès le matin du 12 juin 1871, la police arrêta Scheu, Peschan et trois autres Autrichiens. Ils furent jetés dans la prison de l'Hôtel de Ville, « une cave répugnante » fourmillant de vermine. Les arrestations se poursuivirent toute la semaine, avec perquisitions et confiscations des documents trouvés. Le grand nombre de correspondances émanant de l'AIT et l'invitation des internationalistes autrichiens faisaient croire à la police d'être en présence d'une conspiration contre l'État. Zsigmond Politzer, rédacteur de la Fraternité, était particulièrement visé. Alors que Scheu et ses camarades furent conduits à la frontière et remis à la police autrichienne, l'interrogatoire des ouvriers arrêtés se poursuivait à la préfecture de police de Pest. Ils allaient y passer plus de deux mois, et finalement 28 d'entre eux seraient traduits en justice, inculpés de haute trahison et de lèse-majesté. La plupart étaient des artisans (tailleurs, imprimeurs, cordonniers) et 22 avaient une position dirigeante dans l'AOG ; plus de la moitié du groupe avait moins de 30 ans. Les documents confisqués, les interrogatoires et le procès apportèrent encore bien d'autres éléments utiles à la connaissance du mouvement socialiste hongrois débutant et de ses relations avec l'Internationale. Dans le procès qui se déroula les 22-23 avril 1872, le tribunal se montra prudent en regard du régime constitutionnel récemment acquis par le Compromis avec l'Autriche (1867). Mais grâce surtout au courage des accusés et à la défense assurée par des avocats sympathisants, le procès se termina par un acquittement général, à l'exception de Politzer, qui fut condamné à six mois de détention.

JULIEN PAPP

Sources :

S. Vincze Édit., A hütlenségi per 1871-1872 (Un procès de haute trahison 1871-1872), Budapest, 1971, 208 p.

Márta Nyilas, Tibor Erényi, Magyar szemtanúk a Párizsi Kommünröl (Témoins hongrois de la Commune de Paris), Budapest, 1971, 279 p.

Általános Munkásegylet (Association ouvrière générale) : https://hu.wikipedia.org/wiki/Általános Munkásegylet Politzer Csapó Zsigmond, www.cellbibl.hu/index.php/10.../93-politzer-csapozsigmond

Photos : collection de l'auteur

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