Les pavés de la révolution

Pendant la Commune de Paris, et notamment au moment de l’insurrection du 18 mars et durant la bataille de Paris en mai 1871, ainsi qu’aux moments forts de mai-juin 1968, les pavés ont été le symbole concret de ces mouvements révolutionnaires. Naturellement, il ne s’agit pas des mêmes barricades, car en 1871 les communards étaient armés, tandis que les étudiants et les ouvriers en 1968 étaient désarmés.

Le peuple était en mouvement dans ces deux printemps mais, sous la Commune de Paris, le peuple a exercé le pouvoir pour construire une autre société et créer une république sociale et démocratique, tandis qu’en 1968 il a surtout contesté le pouvoir. Avec, quand même, l’intention de renverser l’ordre existant et de construire sans attendre une autre vie.

Vendeur Le Pavé
Vendeur à la criée du journal Le Pavé au Quartier Latin en mai-juin 68. Photo © Michel Maïofiss

Le mouvement du printemps de 1871, comme celui de 1968, pluriel par essence, ne s’enferme dans aucun modèle et ouvre sur la modernité. La pensée critique se manifeste, des idées fortes s’expriment, la parole se libère, l’écrit aussi. Car c’est dans l’action que l’on retrouve une pensée critique, un bouillonnement d’idées, une libération de l’esprit. Les pavés sont aussi porteurs d’idées et d’espoir : ils interpellent la conscience, donnent du sens au mouvement, investissent l’imaginaire, projettent dans l’avenir et ouvrent sur tous les possibles.

La révolte de mai-juin 1968 reprend beaucoup des idées, des valeurs et des idéaux de la Commune. En effet, le printemps 1968 s’inscrit dans une tradition révolutionnaire et communaliste, dont la Commune de la Sorbonne et celle de Nantes — éphémères et très différentes — constituent des symboles forts.

L’utopie émancipatrice du Paris de 1871 passe par la reconquête de la ville et par la conquête du pouvoir par le peuple et pour le peuple. Jules Vallès clame la libération de Paris dans Le Cri du Peuple du 29 mars 1871. Pour les communards, une République démocratique exige l’intervention directe des citoyens, l’élection de mandataires issus du peuple, choisis par lui sur un programme et avec un mandat impératif, élus pour un temps limité et révocables en permanence.

L’utopie révolutionnaire

Affiche sérigraphiée, Paris, Mai 68
Affiche sérigraphiée, Paris Atelier populaire des Beaux-Arts, Mai 68

Cette utopie concrète de 1871, qui a permis la réalisation de la République, inspire aussi bien le Front Populaire, qui pose la question de la souveraineté du peuple, qu’un Mai 68 à la recherche d’une véritable culture démocratique. En effet, le mouvement du printemps 1968 est marqué par une dynamique de mobilisation exceptionnelle, sans équivalent depuis le Front Populaire. Et, comme en 1871, c’est une véritable incitation à la politisation et à l’action collective.

C’est un mouvement social contre l’ordre établi, qui met en mouvement une démocratie directe à partir d’assemblées permanentes et de comités d’action. Comment ne pas faire de lien entre cette action démocratique et celles des clubs et sociétés populaires de 1871 ? Les printemps de 1871 et 1968 font communiquer les individus et les groupes qui retrouvent ainsi la fraternité et la générosité. Nous retrouvons la parole populaire du Paris communard dans la parole libérée en 1968.

Dans un contexte complètement différent, donc, nous retrouvons l’utopie communarde dans la révolte de 1968. Car le rêve soixante-huitard du « Soyez réaliste, demandez l’impossible » va dans le sens d’une réappropriation populaire du pouvoir. Aussi, comment ne pas faire de rapprochements entre les contestations des années 1860 et celles des années 1960, notamment les mouvements de grève et la lutte continue contre des gouvernements autoritaires, qui aboutissent finalement à des explosions inattendues et de nature révolutionnaire ?

La contestation généralisée du pouvoir en 1968 se transforme en une véritable lutte pour modifier les rapports de force dans la société. Et quand il y a une remise en cause de l’autorité et de la hiérarchisation de la société entre gouvernants et gouvernés, décideurs et exécutants, bref entre dominants et dominés, y compris dans le domaine culturel, la Commune n’est pas loin.

Le peuple est en mouvement en 1871 et en 1968. Ces deux mouvements sont sans dirigeants, sans hiérarchie, sans discipline apparente. Et dans la tradition révolutionnaire française, ces mouvements sont porteurs d’une grande conscience de fraternisation. Cette solidarité spontanée est un phénomène qui déborde largement les institutions, les groupes, et même le temps historique.

Couverture du n°1 du journal féministe "Les pétroleuses"
Couverture du n°1 du journal féministe "Les pétroleuses"

La lutte pour l’émancipation

L’irruption des femmes dans le mouvement social est une expression de la lutte pour l’émancipation et l’égalité. En effet, elles sont partout dans les luttes : dans les assemblées, dans la rue et sur les barricades. Mais, à la différence de 1968, pendant la Commune, elles s’organisent et elles revendiquent.

Les communards mènent une véritable lutte pour l’émancipation du travail et des travailleurs, pour le droit au travail et le droit du travail. Leur vision de la démocratie sociale va jusqu’à prôner l’élection de la direction et de l’encadrement dans les services publics et dans les entreprises. Le projet de généraliser les associations ouvrières pour organiser le travail et la production commence par la réquisition des ateliers abandonnés par leurs propriétaires.

Nous retrouvons en 1968 des échos de cette lutte dans les aspirations et les revendications portées par le mouvement social.

Les luttes collectives du printemps 1968 s’articulent souvent à des ambitions démocratiques d’autonomie et d’autogestion. Il y a une remise en cause des hiérarchies, afin de contraindre ceux qui détiennent une autorité à rendre des comptes (regardons les universités). Ailleurs, il s’agit de faire reconnaître officiellement le pouvoir des travailleurs. C’est le cas à l’ORTF, où les journalistes revendiquent une gestion autonome et démocratique de l’information. Et il y aurait beaucoup d’autres exemples, notamment dans les champs du savoir et de l’enseignement.

Dans les mouvements sociaux en 1871 et en 1968, c’est véritablement l’émergence de différentes formes d’autogestion et l’affirmation d’une liberté sans frontière.

La lutte culturelle

La culture est un enjeu révolutionnaire central aussi bien en 1871 qu’en 1968. Dans les deux périodes, les créateurs — en particulier les artistes — se révoltent contre l’autorité en général et celle de l’État en particulier.

Pendant la Commune, il y a une véritable lutte pour la liberté de l’art et l’égalité dans l’art. Ainsi, la Fédération des artistes, présidée par Gustave Courbet, regroupe de nombreux créateurs et défend l’égalité des droits entre les métiers d’art, et surtout la libre expression dans l’art. Selon elle, l’art doit être débarrassé de toute tutelle gouvernementale, de tout privilège et de tout favoritisme. En somme, la Fédération veut assurer la liberté de tous et réclame l’autogestion de l’art par les artistes.

Affiche sérigraphiée, Paris les Beaux-Arts, Mai 68
Affiche sérigraphiée, Paris, Atelier populaire des Beaux-Arts, Mai 68

Il faut attendre mai 68 — presque un siècle après la Commune — pour retrouver une mobilisation aussi massive dans le champ culturel.

En 1968, une grande partie des artistes et des intellectuels conteste l’autorité et le pouvoir. C’est le cas dans l’enseignement, la recherche, le journalisme, le cinéma, entre autres. Ils s’attaquent tout particulièrement aux hiérarchies, à l’organisation du travail, et à toutes les formes de délégation. Comme en 1871, les artistes veulent travailler autrement et proposent un ordre alternatif et autonome, créant ainsi un nouveau rapport entre l’art et la politique, entre les artistes et le pouvoir.

Sous la Commune, la Fédération des artistes en est le symbole. Mai 1968 invente de nouvelles pratiques et de nouvelles structures, comme l’Institut autogéré d’Urbanisme ou l’Atelier populaire aux Beaux-Arts. Sous la Commune et en mai-juin 1968, il s’agit d’ouvrir la culture au peuple et, donc, à toutes et à tous.

Pour conclure : l’explosion de mai-juin 1968 relance l’intérêt pour l’histoire de la Commune et, plus largement, pour la grande histoire du mouvement ouvrier et de la contestation ouvrière. C’est aussi la célébration du centenaire de la Commune de Paris qui se prépare.

Nous pouvons apprendre énormément de ces deux événements historiques. Mais voulons-nous aujourd’hui, toujours et encore, « changer le monde », comme le chantent les Beatles en 1968 ?

MARC LAGANA

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