Nous terminons cette série qui nous aura conduits de 1861 à 1870, vers la Commune. Combien de fils multiples se sont ainsi entrecroisés pour arriver à tisser le drapeau rouge qui allait flotter 72 jours sur Paris !
Avril 1870 - scandale au Français !
En ce mois d’avril 1870, on joue Dalila au Théâtre Français, l’œuvre du dramaturge conservateur, Octave Feuillet. Au quatrième acte, lorsqu’un acteur s’écrie « Toute femme qui n’est pas à Dieu est à Vénus ! », quelques jeunes, étudiants et leurs amies, sifflent. La bagarre éclate avec la claque. Tohu-bohu, quelques coups de poings ! Les temps commencent à changer. Ainsi comme un signe, au même moment, au Théâtre de Cluny on reprend la pièce en un acte d’un jeune auteur à succès, Alfred Touroude, Le Droit des femmes.
Deux groupements se sont créés pour ce droit. L’un est plus bourgeois, l’association pour le droit des femmes. Il publie une revue, Le Droit des femmes, où l’on peut lire dans le numéro du 12 mars un article de Julie-Victoire Daubié, la première femme bachelière : « Une langue à refaire ». Les concours des Beaux-Arts sont ouverts aux « artistes français » note-telle, « mais un peu de réflexion nous permet de nous demander si nous, les femmes, sommes réellement des « Français » et des « personnes ». La langue doit changer, c’est une base de la future égalité.
L’autre groupement est la société pour la revendication du droit des femmes. On y trouve André Léo, Noémie Reclus, Mlle David, Maria Verdure et bien d’autres. Plus consciente de la question sociale, elle œuvre surtout pour l’éducation des filles et tente de créer une école démocratique préparatoire à une école professionnelle de jeunes filles. Le 22 mai 1870, le Rappel annonce l’ouverture des candidatures au recrutement de sa directrice.
Mais ça bout aussi dans La Marmite, la coopérative de consommation, rue Larrey, où Nathalie Le Mel, l’ouvrière relieuse, une fondatrice du syndicalisme des ouvrières, assure le secrétariat général.
Et ça va chauffer encore davantage, quand après le 4 septembre, le siège de Paris commence ; 300 femmes manifestent le 30 septembre devant l’Hôtel de Ville. Leurs déléguées, Louise Michel, Jeanne Alembert, Blanche Lefèvre, Céline Fanfernaut, remettent ce texte :
Citoyens, nous venons réclamer d’aller sur les remparts pour relever les blessés et s’il se trouve des lâches ramasser leurs fusils et être soldats à leur place pour vivre libres ou mourir. Vive la République !
Le ton est donné ; ces femmes seront à la Commune.
12 juillet 1870, Pfastatt, près de Mulhouse
Le moyen qu’on leur offre pour échapper aux étreintes de la misère ne leur paraît donc aucunement acceptable.
C’est la conclusion que les ouvriers en grève depuis deux jours de l’usine de textile et blanchiment Haeffely donnent dans la lettre qu’ils envoient au Préfet du Haut-Rhin. Leur salaire n’atteint pas deux francs par jour pour 11 heures de travail. À leur demande de hausse des salaires, le patron a répondu en leur proposant de faire des heures supplémentaires ! Et de son château, ce patron et maire de Pfastatt demande au Préfet des militaires qu’il obtient.
Mais les ouvriers de Pfastatt ne sont pas seuls. C’est tout le bassin textile et métallurgique de Mulhouse qui s’est embrasé. Une grève bien méconnue ! Des milliers de grévistes manifestent : ils appellent ceci des « promenades ». Elles sont solidement organisées, bien encadrées, drapeaux tricolores et drapeaux rouges s’y entremêlent. Un comité central de grève est mis en place. C’est que, depuis quelques mois, l’Internationale s’est organisée. Eugène Weiss, imprimeur au rouleau chez Koechlin, en est l’initiateur. Le 6 mars, il avait écrit une lettre à Varlin présentant son plan de « campagne contre l’injustice et le capital. » La section avait organisé le 24 février un banquet commémoratif républicain et ouvert une souscription pour « nos frères du Creusot ».
Or Mulhouse paraissait un lieu où la lutte des classes semblait absente. Dans sa Question du logement, Engels avait écrit :
Cette cité ouvrière de Mulhouse est le grand cheval de parade de la bourgeoisie du continent.
Un patronat paternaliste y faisait construire des petites maisons individuelles destinées, en très chère location-vente, aux ouvriers. Au risque de tout perdre, l’ouvrier ne pouvait pas déménager ou avoir un quelconque retard de paiement. Le voici attaché à l’usine à vie !
Mais l’exploitation a ses limites. L’explosion a eu lieu. Les ouvriers arrachent une augmentation, modeste, de 10% des salaires. Pas de quoi sortir de la misère, mais une victoire tout de même. Le procureur impérial conclut ainsi son rapport après la grève : elle est le résultat d’une transformation latente qui s’est opérée dans l’esprit des ouvriers. Jusqu’ici le fabricant exerçait sur l’ouvrier un patronage. « Aujourd’hui la rupture est consommée. Il y a deux classes en présence. »
22 septembre, Rivière-Pilote, Martinique
Ce 22 septembre, le maire de cette petite ville des Antilles proclame la République devant ses concitoyens. Mais la manifestation tourne à l’émeute contre les békés, les riches propriétaires blancs. Depuis la suppression de l’esclavage, exploitation et humiliations racistes sont restées la règle dans la colonie. Quelques jours avant le 22 septembre un jeune Noir, Léopold Lubin, avait été condamné à cinq ans de bagne pour s’être vengé d’un béké qui l’avait cravaché car il avait refusé de lui céder le passage... Le sentiment d’injustice explose. L’insurrection s’étend à quinze communes du sud de la Martinique. Elle est vive. Des habitations des riches planteurs sont incendiées. L’un d’entre eux, qui avait condamné Lubin, est exécuté. On réclame partage des terres ou augmentation des salaires. Quelques-uns parlent de République martiniquaise. La révolte sera réprimée violemment après cinq jours. C’est la chasse à l’homme. On ne connaît pas le nombre de morts. Puis 500 « émeutiers » vont passer devant un conseil de guerre. Huit seront exécutés.
Parmi les insurgés, l’instituteur mulâtre Auguste Villard qui avait organisé un club républicain à Rivière-Pilote, le quimboiseur (guérisseur) Eugène Lacaille, le boucher Louis Telga qui commanda la petite armée des insurgés, et celle qui allait devenir la figure de proue du mouvement, Lumina Sophie, 20 ans, jeune couturière et journalière sur les domaines voisins. Elle avait vu les maîtres qui refusaient de serrer la main aux anciens esclaves et qui se moquaient de leur incapacité à parler français. Elle sera la flamme, la lumière de l’insurrection. Des témoins l’accusent d’avoir dit lors de l’insurrection :
Le Bon Dieu aurait une case sur la terre que je la brûlerais car Dieu n’est sûrement qu’un vieux béké.
Condamnée aux travaux forcés à perpétuité, envoyée au bagne de Saint-Laurent-du-Maroni, en Guyane, elle y meurt des mauvais traitements. Elle avait à peine trente ans. Auguste Villard, lui, fut déporté en Nouvelle-Calédonie, il y rejoint Sylvestre Marius, un Martiniquais, sergent au 105e bataillon de la Garde nationale. Le rêve de l’égalité est universel.
JEAN-LOUIS ROBERT