Et pendant ce temps-là en province…. 1
Durant les trois premières semaines de mars 1871, en parallèle ou résonnance avec la capitale, la situation en bien des lieux de province se dégrade, particulièrement dans les villes où se concentre une population ouvrière nombreuse. La France s’agite et les divers mouvements populaires prennent peu à peu de l’ampleur. Plusieurs raisons à cela, dont trois principales :
— politiques : les réactions aux résultats des élections de février ramenant au pouvoir une majorité royaliste, la démission de Gambetta et les premières mesures réactionnaires du nouveau gouvernement.
— patriotiques : les conditions de la signature de la paix avec la Prusse et l’entrée des Prussiens dans Paris sont ressenties cruellement en province.
— sociales : les conflits sociaux et les grèves mis en sommeil par la guerre et les débuts pleins de promesses de la République du 4 septembre renaissent peu à peu dans un contexte de crise économique et de mesures réactionnaires.
Si l’agitation à Saint-Étienne a commencé dès le 21 février, à partir de début mars, il ne se passe pas un jour sans que les journaux et les rapports de police ne signalent d’une manière ou d’une autre ces contestations grandissantes. Les conditions de la signature du traité de paix ainsi que l’entrée et le campement de l’armée prussienne dans Paris sont perçus par les provinciaux comme une insupportable humiliation. À Lyon, le 3 mars, en signe de deuil, le drapeau rouge flottant sur l’hôtel de ville est remplacé pendant 3 jours par un drapeau noir. À Marseille, c’est la presse qui prend ostensiblement le deuil : le quotidien l’Égalité affiche sur sa une un faire-part cerné de noir qui restera de nombreuses semaines :
Traité du 1er mars 1871 : Paris-Lorraine-Alsace, n’oublions pas ! préparons-nous !
Comme l’indique le tableau suivant, l’agitation populaire prend surtout la forme de grèves et de manifestations que les journaux minimisent, soutiennent ou condamnent selon leurs couleurs politiques respectives.
Principaux évènements affectant la province dans les semaines précédant le 18 mars 1871 (liste non exhaustive)
FÉVRIER 1871
3. Lyon, désordres.
6. Bordeaux, démission de Gambetta.
Marseille, démission du préfet Gent, favorable à la poursuite de la guerre
8. Élections à l’Assemblée nationale : une majorité royaliste et réactionnaire accède au pouvoir
11. Le Comité central républicain des vingt arrondissements de Paris décide l’envoi de délégués en province, parmi lesquels Albert Leblanc, membre de l’Internationale.
12. Réunion de l’Assemblée nationale à Bordeaux.
17. Thiers désigné comme chef du pouvoir exécutif de la République française.
21. Agitation à Saint-Étienne.
28. grève des charbonnages dans les bois Brousso (Hainaut, Belgique wallonne)
L’agitation à Saint-Étienne est matée par la troupe.
MARS 1871
3. Lyon, en signe de deuil, pour trois jours, le drapeau noir remplace le drapeau rouge sur la mairie.
6. Marseille, grève et manifestation au Pharo (300 personnes) des savonniers
7. Marseille, grève et manifestation devant la préfecture des ouvriers de la Compagnie des Docks (plusieurs centaines de personnes) — grève des maroquiniers.
7 au 10. Roubaix, grèves et manifestations de plus de 2000 ouvriers tisseurs.
10. Le drapeau rouge est planté à La Charité-sur-Loire.
Marseille, manifestation des employés du chemin de fer et fin de la grève de la Cie des Docks
Roubaix, la police charge les manifestants, nombreuses arrestations.
11. Roubaix, fin progressive de la grève des ouvriers tisserands
12. À Epinac, les mineurs arborent un drapeau tricolore sur un arbre de la liberté.
13. À Epinac, la grève des mineurs commence.
14. À Marseille début de la grève des balayeurs et des ouvriers des quais, nombreuses réunions populaires sans désordre
16. À Roubaix plusieurs condamnations, mais les patrons ont accepté de négocier avec les ouvriers tisseurs en grève — Agitation à Alger
17. À Marseille, le préfet, l’amiral Cosner fait afficher une proclamation contre les grèves qui se multiplient menaçant d’employer la force et s’en prenant aux étrangers
18. À Marseille, grève des voilières, fin de la grève des balayeurs
19. À Marseille, grève des chauffeurs (machinistes) des navires à vapeur
20. À Marseille, grève des charretiers
22. Mouvement insurrectionnel à Marseille, grève des arrimeurs et des chargeurs
Les évènements d’Epinac (en Saône et-Loire) et de la Charité-sur-Loire dans la Nièvre) sont le signe que ces mouvements touchent aussi les départements ruraux. Deux villes se signalent particulièrement dès la première semaine de mars : Roubaix et Marseille.
À Roubaix, 2000 ouvriers tisserands se mettent en grève lorsque leurs patrons refusent d’augmenter leurs salaires qui avaient été fortement diminués pendant la guerre. Le jeudi 7 mars, les grands ateliers Bodin cessent le travail, suivis le lendemain par ceux des Frères Dilliers et d’Henri Prouvost. Une dizaine d’entreprises finissent par être à l’arrêt. Les ouvriers se promènent et manifestent dans la ville en chantant La Marseillaise mais aucun vrai désordre n’est signalé. Le maire fait placarder dans la ville une affiche menaçante pour les grévistes les enjoignant à reprendre le travail sous peine de représailles. Le journal Le Cri du Peuple de Jules Vallès, à la une de son édition du 12 mars 1871, en reproduit la fin avec un commentaire ironique et sévère :
Le 9, le mouvement s’amplifie, attisé par la suspension des secours du Bureau de Bienfaisance. Un escadron de gendarmes à cheval et un détachement de chasseur à pied venus de Lille arrivent pour renforcer la Garde nationale débordée.
Le 10, des tisserands de Tourcoing se mettent à leur tour en grève. De nombreuses femmes rejoignent les hommes dans les manifestations qui se déroulent en divers points de la ville. 200 délégués des ouvriers acceptent la proposition de négociation, émanant de la Société d’Enseignement Mutuel des Travailleurs, de négocier avec les patrons dans son local. Pourtant, à 10 heures, les gendarmes à cheval chargent pour les disperser les ouvriers rassemblés dans le quartier Fontenoy, au nord de la ville. Ces derniers répondent par des huées et des jets de pierres. Plusieurs arrestations ont lieu. Dans l’après-midi du même jour, les soldats interrompent une autre manifestation pourtant pacifique et ne causant aucun désordre avéré. Ils procèdent à de nouvelles arrestations.
Dès le lendemain et les jours suivants, les prévenus passent en jugement et sont condamnés à des peines de 1 à six mois pour voies de fait. La plupart des patrons ayant accepté de faire des concessions, les ouvriers reprennent progressivement le travail. Plusieurs arrestations d’ouvriers accusés de vouloir empêcher la reprise du travail indiquent des mécontentements persistants malgré cet apparent retour à l’ordre.
À Marseille les grèves des différents corps de métiers s’enchaînent ou se chevauchent de plus en plus rapidement pendant les premières semaines du mois de mars. Deux des plus importantes démarrent presque simultanément. Le 6, celle des savonniers réunit plus de trois cents ouvriers sur la place du Pharo, réclamant une hausse de salaire, ce qui oblige leurs patrons à se concerter pour pouvoir la pallier ou négocier. Plusieurs centaines d’ouvriers de la compagnie de Docks manifestent eux devant la préfecture le 7. On leur a annoncé le matin que la permission de commencer plus tard le travail leur était supprimée. Elle leur avait été accordée, parmi d’autres mesures sociales très appréciées, par l’ancien administrateur spécial des Bouches-du-Rhône, le très regretté Alphonse Esquiros, pour le maintien duquel Marseille s’était déclarée en Commune le 1er novembre 1870. Cet aménagement horaire devait leur permettre d’assurer leur service dans la Garde nationale. Aussitôt ils se mettent en grève, manifestent et demandent à être reçus par le préfet. Le 11 mars, ils obtiennent gain de cause, l’avantage horaire est rétabli, sauf pour les travailleurs de nuit.
Encouragé par ces exemples, les ouvriers d’autres corps de métiers et parmi les plus humbles, osent revendiquer eux aussi une augmentation de salaire ou une amélioration des conditions de travail, comme en témoigne la liste du tableau chronologique présenté plus haut : les ouvriers des quais par exemple, qui bloquent plusieurs jours le déchargement des céréales, essentiel pour le port. Il en est de même pour les ouvrières fabricant les voiles de navires, les voilières, dont la grève est traitée avec condescendance par la presse locale, mais qui semblent elles aussi avoir rapidement obtenu satisfaction. Les balayeurs, eux, ne se contentent pas de se mettre en grève et de manifester, ils vont jusqu’à organiser des actions pour ajouter des immondices dans les rues qu’ils ne nettoient plus. Dès le 15, la situation sanitaire est déjà si pénible que même le très conservateur journal Le Sémaphore, incite la municipalité à négocier, comme le montre cet extrait :
Sous la pression, ces mouvements ont plus d’une fois contraint les patrons à négocier et à satisfaire une partie des revendications ouvrières. Souvent aussi, ce sont les arrestations ou l’envoi de troupes qui ont fait cessé grèves et manifestations. Mais ce n’est alors qu’un apaisement temporaire, rien n’est réglé et les ressentiments restent vifs. Un communiqué du maire du Creusot, l’ouvrier mécanicien-tourneur Jean-Baptiste Dumay, en témoigne. Le 11 mars, réagissant à la présence dans sa ville de renforts de gendarmes et à la nomination d’un commissaire de police répressif, il s’indigne contre le gouvernement d’Adolphe Thiers :
Ainsi l’agitation en province va crescendo et lorsque les évènements dramatiques et décisifs du 18 mars éclatent à Paris, c’est dans un contexte national trompeur : le feu couve sous le calme apparent des départements provinciaux.
À suivre…
Sources :
Journaux de Paris et de province du mois de mars 1871 pour la plupart consultables en ligne sur le site Gallica.bnf.fr :
Le Bien public, le Siècle, le Temps, la gazette nationale, La Nouvelle République, la Liberté, le Cri du peuple, Le Courrier de la Gironde, l’Égalité (Marseille), Le Sémaphore de Marseille, le Petit Marseillais…