Le Musée d’Orsay, à partir des archives du peintre Paul Signac (1863-1935), a mis des années pour retrouver partiellement dans les collections privées des œuvres achetées par le peintre (plus de 400) au cours de sa vie d’artiste, soit plus de 50 ans. Cette exposition présente 150 tableaux environ, des années 1880 jusqu’à la mort de l’artiste en 1935 et reflète tous les courants avant-gardistes de cette période. On a pu voir ainsi des dessins ou des peintures des impressionnistes (Monet, Degas, Pissarro, Caillebotte, Cézanne) mais surtout des tableaux de ses amis du groupe des néo-impressionnistes : Georges Seurat, Henri-Edmond Cross, Maximilien Luce, Louis Valtat, Charles Angrand, Lucie Cousturier et Théo Van Rysselberghe et certains beaucoup moins connus. Puis le courant des fauves : Henri Matisse, et des Nabis.
Le paradoxe des néo-impressionnistes.
Dans l’ensemble, ce qui domine dans les oeuvres de Signac et de son groupe néo-impressionniste, ce sont les couleurs chaudes et ensoleillées, des paysages méditerranéens lumineux, radieux et apaisés souvent sans présence humaine (sauf chez Van Rysselberghe), comme éternels. Mais le paradoxe de ces artistes est que leurs peintures ne reflètent absolument pas leurs idées politiques libertaires, à l’exception de Maximilien Luce et de deux tableaux de Signac analysés plus loin.
En effet, pour eux, l’art purement militant et engagé ne les intéresse pas ou plutôt l’art doit rester autonome. Pissarro écrit :
Y a-t-il un art anarchiste ? Oui ? Décidément ils ne comprennent pas. Tous les arts sont anarchistes quand c’est beau et bien ! Voilà ce que je pense. (1)
Pourtant Signac a été très jeune marqué par l’histoire. Il avait 8 ans au moment de la Commune et il se souvient :
Je suis allé après la Commune passer un mois à Lorient. Là, ma qualité de Parisien me valait les coups et les injures des petits gamins de cette ville. Les hommes même s’en mêlaient. Cela avait bouleversé mon petit cerveau d’enfant. Je me souviens comme si c’était aujourd’hui, qu’un jour regardant les ouvriers sortir de l’arsenal, les gendarmes qui sont là de faction pour les surveiller, voyant que je n’étais pas du pays m’interrogèrent, quand ils surent que j’étais Parisien, ne trouvèrent rien de mieux que d’insulter mon père et ma mère qui devaient être, disaient-ils, des cochons de communards. Je rentrai en larmes à la maison. Ah ! Ces gendarmes, comme déjà je les trouvais méchants et bêtes. (2)
Cela explique la lettre qu’il enverra au conservateur du musée de Saint-Denis :
J’étais un gosse de huit ans en 1871 mais j’ai conservé les souvenirs de ces journées qui ont contribué à ma formation. Tous les ans, je vais au Mur des fédérés.
Paul Signac, s’il ne peint guère des ouvriers comme Luce, a eu pour amis de nombreux anarchistes : le critique d’art Félix Fénéon (1861-1944) dont il a fait le portrait, Jean Grave (1854-1939) le directeur de la revue libertaire Les Temps nouveaux que lui et les autres peintres néo-impressionnistes vont soutenir par des dons : dessins, lithographies, affiches offerts pour des tombolas.
Signac va aussi jouer un rôle important avec Seurat dans la constitution d’un Salon des Indépendants qui aura lieu chaque année. À la différence du Salon officiel, il est dénué de jury et de sélection (reprenant l’idée de la Fédération des artistes sous la Commune). Signac présidera la Société des artistes indépendants de 1908 à 1935.
Il sera résolument dreyfusard et rompra à ce propos avec Degas. Durant la première guerre mondiale, il rejoint les pacifistes internationalistes autour de Romain Rolland (1866-1944). S’il resta fidèle à ses idées politiques jusqu’au bout (un an avant sa mort, il participe au comité de vigilance des intellectuels antifascistes), on ne trouve que deux oeuvres qui échappent à son idée d’autonomie de l’art : Au temps d’harmonie (1894-1895), grande toile de trois mètres sur quatre (initialement intitulée Au temps d’anarchie) vision futuriste du bonheur dans une société réconciliée et libertaire qu’on peut voir depuis 1938 dans l’escalier d’honneur de la mairie de Montreuil et Le Démolisseur (1897-1899) don de Françoise Cachin-Signac au musée d’Orsay en 1947. En dehors de ces deux tableaux, Paul Signac et la plupart de ses amis peintres séparèrent complètement leurs idées politiques de leurs oeuvres artistiques.
PAUL LIDSKY
Notes
(1) Les Temps nouveaux, décembre 1895.
(2) Journal 1894-1909, Gallimard-Musée d’Orsay. Philippe Lançon dans Libération du 28 décembre 2021.