L'année 2004 connut plusieurs grands événements. L'un d'entre eux fut historique avec le bicentenaire du sacre de Napoléon Ier qui eut lieu en l'Église Notre-Dame de Paris le 2 décembre 1804. Afin d'évoquer de loin cet événement, la revue Gavroche publia un article sur « L'héroïsme et le césarisme napoléoniens vus par un témoin de son temps : Savinien Lapointe » (1). Un autre fut littéraire et social avec le bicentenaire de la naissance de George Sand (1804-1876). Cette manifestation, soutenue par le ministère de la Culture dès le 8 décembre 2003, connut de nombreux succès. La première conférence nationale s'ouvrit à la bibliothèque municipale de Tours le samedi 13 décembre 2003. En outre, Gavroche céda quelques colonnes à la femme de lettres sur le thème de « George Sand et les poètes ouvriers » (2).

Quels rendez-vous promet l'an 2005 ?

Un premier, très important historiquement, concerne le 60e anniversaire de la fermeture du dernier camp de la mort : Auschwitz fut évacué en janvier 1945. Mais c'est encore le XIXe siècle qui est à l'honneur pour commémorer des faits moins douloureux. 1804 accueillait en son sein le danois Hans Andersen, célèbre pour ses Contes (3). C'est ensuite le centenaire de deux disparitions. D'abord Jules Verne à propos de qui personne ne se souvient que ses premiers élans littéraires furent poétiques : il composa presque cent poèmes entre 1842 et 1891. Et enfin, Louise Michel qui tomba également dans la rime dès sa plus tendre jeunesse.

L’engagement d'une vie

Dans l'ouvrage Comprendre la poésie sociale (4), une liste de près de sept cents écrivains issus des classes laborieuses est établie entre le XVe et le XXe siècle.

Louise Michel lors de sa déportation à Nouméa en Nouvelle-Calédonie, 1873-1880 - gravure © Costa/Leemage
Louise Michel lors de sa déportation à Nouméa en Nouvelle-Calédonie, 1873-1880 - gravure © Costa/Leemage

Pour certains d'entre eux, il est, certes, contestable de les inscrire, parce qu'ils ne sont pas toujours issus du monde ouvrier. Quoi qu'il en soit, leur nom apparaît comme Louise Michel qui fut institutrice ; d'autre qui n'y figurent pas devraient sans doute être ajoutés.

Louise Michel, surnommée la Vierge rouge en raison de sa prétendue chasteté et de son engagement politique dans la Commune de Paris, naquit de l'amour ancillaire du fils d'un châtelain de Vroncourt-la-Côte en Haute-Marne et de Marianne Michel, servante au château. Le bébé survient le 29 mai 1830 vers 18 heures. La mère et l'enfant ne sont pas chassées. Louise grandit donc dans un vieux château tout délabré et reçoit l'amour des Demahis qu'elle a le droit d'appeler grand-père et grand-mère. Elle acquiert, en outre, une éducation correcte mais non rigoureuse car son cœur est davantage porté sur la nature, les animaux et les paysans de la région. Elle préfère les joies de la promenade champêtre, grimper aux arbres et monter des chevaux, ce qui dévoile son côté « garçon manqué », puisqu'elle fait tout ce qui est interdit aux fillettes des années 1840. Toutefois elle lit les grands philosophes et joue du luth. Plusieurs fois, constatant l'inégalité des chances devant la vie - a-t-elle compris cela chez les philosophes ou en côtoyant les paysans ? - il lui prend de voler pour donner aux pauvres, signe précurseur de ses futurs combats politiques.

Entre 1844 et 1850, Louise Michel voit tour à tour mourir Étienne-Charles Demahis, son grand-père, Laurent Demahis, son père, puis Louise-Charlotte Demahis, sa grand-mère. Vient alors la nécessité de travailler pour vivre. Elle passe trois mois dans un pensionnat à Lagny-sur-Marne (5) pour préparer le brevet d'institutrice, rare métier accessible au pauvre s'il veut s'extraire de sa condition sociale. Elle échoue, mais rencontre l'homme qu'el- le admire le plus : Victor Hugo. Elle réussit le brevet au deuxième essai à Chaumont, en 1852. Une fois en poste à Audeloncourt (en Haute-Marne) où elle ouvre une école libre, elle se distingue par sa pédagogie tout à fait moderne. Elle rejette les châtiments infligés aux élèves au profit du sens du devoir et du goût d'apprendre. Sa méthode semble fonctionner. Elle écrit des pièces que les écolières jouent. Elle introduit, en avance sur son temps, les « classes natures », en faisant apprendre les plantes et les animaux. Elle n'hésite pas à rapporter des spécimens de végétaux et même des couleuvres ou des oiseaux. Certains animaux vivent à l'école; les élèves étant chargées de bien les traiter.

Elle devient rapidement la militante bien connue œuvrant dans l'opposition républicaine et participant activement à la Commune de Paris. Précurseur dans la lutte pour l'égalité, elle prend part aux premiers combats anticolonialistes lors de sa déportation en Nouvelle-Calédonie entre 1873 et 1880. Elle s'engage ensuite plusieurs années dans des conférences où elle peut véhiculer ses idées anarchistes. Elle disparaît d'une pneumonie à Marseille le 9 janvier 1905 à 10 heures.

Le rêve d'une romantique

Afin d'éviter toute dispersion dans la présentation de Louise Michel dont c'est le centenaire de la disparition, l'étude sera consacrée à son premier rêve d'enfant et centrée sur la période communarde. Pourquoi s'intéresser à Louise Michel et à son ambition de devenir poétesse ? Parce son rêve est le même que la plupart des écrivains sociaux de son temps.

Théophile Ferré (1846-1871) photographié par Eugène Appert.1871
Théophile Ferré (1846-1871) photographié par Eugène Appert.1871

Qu'est-ce qui a éveillé en elle le goût de la rime ? Certainement la même chose que pour Marie Ravenel-Lecorps, la meunière du val de Saire en Normandie : le contact de la nature; la même envie que pour Savinien Lapointe : la défense des opprimés; et surtout la beauté du style de Victor Hugo qui fut son inspirateur et son idole. Outre des romans, des pièces théâtrales, des essais, des contes, Louise Michel versifie sur des thèmes puisés dans ses années de jeunesse empreintes de romantisme. Sa plume évolue ensuite vers une poésie moins contemplative et plus engagée.

La date la plus ancienne de la composition d'un poème remonte à l'année 1850. Non pas qu'elle n'a pas écrit auparavant, mais parce que rien n'a été retrouvé d'antérieur. Louise Michel, cela est évoqué plus haut, admire Victor Hugo. Entre 1850 et 1862, elle lui écrit huit lettres-poèmes (6). Plus tard elle correspond avec Théophile Ferré (1846- 1871), militant blanquiste qui a été plusieurs fois inquiété sous l'Empire et membre du comité de vigilance de Montmartre comme Louise Michel (en 1870) et qui participe au soulèvement du 18 mars 1871, comme elle. En 1871, elle lui envoie, un mois avant son exécution du 27 novembre, deux lettres-poèmes.

Louise Michel, on le constate dans sa correspondance qui contient 1290 lettres, n'est pas une boulimique de la poésie, puisqu'il n'y a que 17 lettres-poèmes. L'ensemble de son œuvre poétique publiée en 1982, puis en 2001 (7), sous le titre À travers la vie et la mort, contient cent deux poésies.

Poésies aux prémices de la Commune (octobre 1870-début mars 1871)

Portrait de Savinien Lapointe (1812-1893) par Cattelain vers 1880 (Source : Cop. Ecole nationale supérieure des beaux-arts, Paris. Photo. Claire Tabbagh)
Portrait de Savinien Lapointe (1812-1893) par Cattelain vers 1880 (Source : Cop. Ecole nationale supérieure des beaux-arts, Paris. Photo. Claire Tabbagh)

À la suite de la proclamation de la République le 4 septembre 1870, le réveil d'une opposition républicaine s'amorce chez Louise Michel ; réveil qui fait dire à Savinien Lapointe, dans la chanson d'opposition Entre communards, que « L'Empire, eh bien ! c'était la République » (8), même s'il n'est pas communard, puisque par ailleurs, il qualifie les événements insurrectionnels de 1871 d'« imbécile Commune » (9). Mais Louise Michel n'est pas comme Lapointe. Elle ne craint pas la lutte et estime qu'il est parfois nécessaire de prendre les armes pour défendre ses droits lorsque le dialogue reste impuissant. En pleine guerre contre la Prusse, le gouvernement, formé après la chute de Napoléon III capturé le 2 septembre 1870 par les Prussiens, attire la foudre populaire. Louise Michel anime l'« Union des femmes pour la défense et les soins aux blessés », organisant les ambulances et les cantines. Comme elle fait partie de deux comités de vigilance du XVIIIe arrondissement, elle a l'occasion de rencontrer le communard Théophile Ferré début octobre 1870. Le 31, qui aurait pu conduire à la Commune, Louise manifeste avec le peuple devant l'Hôtel de Ville qui tente de renverser le gouvernement de la Défection nationale (10) :

La Nuit du 31 octobre 1870 (11)

Tout repose, il est nuit, dormez vivants et morts,

Villes et ports!

Toujours, toujours veille le froid remords.

 

Le trente et un octobre sonne

Doublez vos gardes, mes seigneurs !

La vile multitude tonne

Fermez vos portes aux vengeurs ;

Allons messieurs parlons d'histoire !

La vôtre aura sa place un jour

Et la justice aura son tour

Elle pèsera la victoire.

 

La nuit étend son manteau d'ombre,

Et dans le silence on entend

Murmurer les songes sans nombre

Qui rôdent partout en volant ;

Dans Paris, la tombe géante

Où le jour ne se fait nul bruit,

La foule vient pendant la nuit

Des morts c'est la garde montante.

 

Regardez dans l'ombre nos maîtres

Les drapeaux déployés au vent,

L'an dernier s'enfuirent les traîtres

Ô peuple juste ! en te voyant.

Aux lueurs de la lune pâle,

Regardez bien chaque passant

Vous tous qui pleurez un absent,

C'est la garde nationale.

 

Jamais l'on ne vit dans l'histoire

Plus prompte révolution,

Ni plus magnifique victoire,

Jamais plus grande trahison.

Vainqueurs, apportez vos trophées !

Trochu ses mystérieux plans,

Favre ses discours larmoyants,

Bazaine sa vaillante épée.

 

Que de sang est sur votre tête!

C'est Le Bourget, Strasbourg et Metz,

Paris, votre seule conquête

Que rien ne lavera jamais.

Ô nuit ! que de spectres funèbres

Hommes et villes en un an

Depuis Paris jusqu'à Sedan

Sont entassés dans tes ténèbres !

 

Travaillons fort, le jour s'avance,

La tombe enfin nous saisira

Sous l'eau goutte à goutte en silence

A la morgue l'on dormira.

Quand vos fils ont l'intelligence,

Mères, ils sont pour le bourreau,

Mais ne pleurez point, il est beau

D'avoir la mort pour récompense.

 

Spectres, venez, dites au monde

Tous les secrets des trahisons,

Pour déjouer la trame immonde

Racontez-les aux nations.

 

Écoutez, vainqueurs magnanimes,

Festoyez, régnez, triomphez,

Comblez vos caisses et vos crimes,

Prenez vos plaisirs et vivez !

Le peuple courageux et sobre

Dont vous avez versé le sang

Reste muet, mais il entend

Sonner le trente et un octobre !

Finalement, devant la pression des masses, le gouvernement promet des élections dans un avenir proche pour faire plus démocratique. Mais une fois l'orage insurrectionnel évacué, il oublie sa promesse.

Louise Michel fréquente ensuite le club de la « Patrie en danger », avant de participer à la manifestation du 1er décembre où elle est arrêtée et gardée en observation deux jours.

Le 22 janvier 1871, une manifestation devant l'Hôtel de Ville aboutit à des échauffourées sanglantes. Louise Michel riposte sans hésiter le fusil à l'épaule.

Sous la Commune de Paris (18 mars 1871-28 mai 1871)

Le 18 mars, lorsque Thiers veut reprendre des canons de la Butte Montmartre, elle participe à l'insurrection victorieuse dans tout Paris. Le 28 mars, on proclame officiellement la Commune. Louise Michel œuvre ensuite dans le social.

Les Versaillais tentent alors de reprendre le pouvoir. Louise Michel, en tant qu'ambulancière, fait partie du 61e bataillon de marche de Montmartre qui affronte tant bien que mal les Versaillais le 3 avril 1871. Elle exprime sa passion des bataillons qui marchent au chant de « La Marseillaise » :

Louise Michel en costume de fédéré, cliché Fontange, 1871. (Source : Montreuil - musée de l'Histoire vivante)
Louise Michel en costume de fédéré, cliché Fontange, 1871. (Source : Montreuil - musée de l'Histoire vivante)

La Danse des bombes (12)

Amis, il pleut de la mitraille.

En avant tous! Volons, volons !

Le tonnerre de la bataille

Gronde sur nous... Amis, chantons !

Versailles, Montmartre salue.

Garde à vous ! Voici les lions !

La mer des révolutions

Vous emportera dans sa crue.

 

En avant, en avant sous les rouges drapeaux!

Vie ou tombeaux!

Les horizons aujourd'hui sont tous beaux.

Frères, nous léguerons nos mères

À ceux qui nous suivront.

 

Sur nous point de larmes amères !

Tout en mourant nous chanterons.

Ainsi dans la lutte géante,

Montmartre j'aime tes enfants.

La flamme est dans leurs yeux ardents,

Ils sont à l'aise en la tourmente.

 

En avant, en avant sous les rouges drapeaux !

Vie ou tombeaux !

Les horizons aujourd'hui sont tous beaux.

C'est un brillant lever d'étoiles.

Oui, tout aujourd'hui dit : Espoir !

Le dix-huit mars gonfle les voiles,

Ô fleur, dis-lui bien: Au revoir !

Lors de la Semaine sanglante du 22 au 28 mai 1871, présidente du club de la « Justice de paix de Montmartre », du club de la « Révolution de l'église Bernard » et toujours membre du « Comité de vigilance du XVIIIe arrondissement », Louise Michel combat à la barrière de la Chaussée de Clignancourt puis aux barricades du cimetière de Montmartre. Mais lorsque sa mère est faite prisonnière et menacée d'exécution, elle se livre spontanément en échange de sa libération (13). Le 24 mai, elle est incarcérée à la prison de Satory à Versailles, puis à celle des Chantiers à Versailles.

La prison des Chantiers, le 15 août 1871. Photomontage d’E. Appert. Louise Michel est à droite, debout, les bras croisés.

La prison des Chantiers, le 15 août 1871. Photomontage d’E. Appert. Louise Michel est à droite, debout, les bras croisés.

Les années d'emprisonnement (24 mai 1871-28 août 1873)

La Commune ayant été anéantie le 28 mai, commence dès le lendemain une période républicaine décidée de régler ses comptes avec les communards. La prisonnière est transférée, le 15 juin, à la maison de correction de Versailles. Elle est interrogée le 28 juin devant le 4e conseil de guerre et retourne en prison. Lorsqu'elle apprend, le 2 septembre, la condamnation à mort de Théophile Ferré, elle médite sur la défaite des communards et adresse successivement deux poèmes à Ferré :

Les Œillets rouges(14)

Si j'allais au noir cimetière,

Frères, jetez sur votre sœur,

Comme une espérance dernière,

De rouges œillets tout en fleur.

Dans les derniers temps de l'Empire,

Lorsque le peuple s'éveillait,

Rouge œillet, ce fut ton sourire

Qui nous dit que tout renaissait.

Aujourd'hui, va fleurir dans l'ombre

Des noires et tristes prisons.

Va fleurir près du captif sombre,

Et dis-lui bien que nous l'aimons.

Dis-lui que par le temps rapide

Tout appartient à l'avenir ;

Que le vainqueur au front livide

Plus que le vaincu peut mourir.

 

 

À mes frères (15)

Passez, passez, heures, journées ;

Que l'herbe pousse sur les morts ;

Tombez, choses à peines nées !

Vaisseaux, éloignez-vous des ports.

Passez, passez, ô nuits profondes.

Émiettez-vous, ô vieux monts !

Proscrits ou morts, nous reviendrons

Des cachots, des tombes, des ondes.

Sur le cadran brisé, rapides vont les jours

Passez toujours.

Emportez tout, les haines, les amours.

Nous reviendrons foule sans nombre,

Nous reviendrons par tous les chemins.

Spectres vengeurs sortant de l'ombre,

Nous viendrons nous serrant les mains :

Les uns dans les sombres suaires,

Les autres encore sanglants,

Les trous des balles dans leurs flancs,

Pâles, sous nos rouges bannières.

Sur le cadran brisé, rapides vont les jours

Passez toujours.

Emportez tout, les haines, les amours.

Tout est fini, les forts, les braves,

Tous sont tombés, ô mes amis,

Et déjà rampent les esclaves,

Les traîtres et les avilis.

Où donc êtes-vous, ô mes frères ?

Fils du peuple victorieux,

Allant La Marseillaise aux yeux,

Fiers et vaillants comme nos pères.

Frères, dans la lutte géante

J'aimais votre courage ardent ;

La mitraille à la voix tonnante,

Et notre drapeau flamboyant.

Sur les flots, par la grande houle,

Il est beau de tenter le sort ;

La récompense c'est la mort,

Le but, c'est de sauver la foule.

Vieillards sinistres et débiles

Puisqu'il vous faut tout notre sang,

Versez-en les ondes fertiles,

Buvez tous au rouge océan.

Et nous, dans nos rouges bannières,

Enveloppons-nous pour mourir ;

Ensemble dans ces beaux suaires,

On serait si bien pour dormir.

Le 19 septembre, le 4e conseil de guerre interroge Louise sur ses actions passées. Elle s'adresse aux vainqueurs de la Commune en réclamant l'équité pour tous dans la peine qui doit être soit l'exil soit la mort :

Éternité (16)

On en est à ce point de honte

De dégoût profond et vainqueur,

Que l'horreur ainsi qu'un flot monte,

Que l'on sent déborder son cœur.

Vous êtes aujourd'hui nos maîtres ;

Notre vie est entre vos mains ;

Mais les jours ont des lendemains,

Et parmi vous sont bien des traîtres.

 

Passons, passons les mers, passons les noirs vallons,

Passons, passons

Passons, que les blés mûrs tombent dans les sillons.

 

En voyez-nous loin de la France ;

Les pieds y glissent dans le sang ;

Les vents y soufflent la vengeance ;

Entre nous, l'abîme est trop grand.

Laissez-nous partir tous ensemble

Dans les tempêtes de l'hiver,

Sous les flots grondants de la mer,

Vers quelque sol brûlant qui tremble.

 

Là du moins, nous serons, mes frères,

Sur un sol libre et généreux.

Nos villes sont des cimetières :

L'ombre des palmiers vaut bien mieux

Si tout passe comme les rêves.

Le progrès a l'éternité ;

Et toujours ton nom, liberté,

Soufflera dans le vent des grèves.

 

Creusez-nous une vaste tombe,

Exil ou mort, mais pour nous tous :

Là, comme la feuille qui tombe,

Les heures passeront sur nous ;

Sur nous, scellez dans l'ombre immense

Qui couvre l'éternel repos,

L'oubli de ce qui fut la France,

Comme la pierre du tombeau.

 

Mais sachez bien, vainqueurs sublimes,

Que si vous en frappez un seul,

Il faudra, poursuivant vos crimes,

Sur tous étendre le linceul; Nous fatiguerons votre rage,

Pour vous jeter, froids assassins,

Toujours notre sang au visage.

Nous renaîtrons tous sous vos mains.

 

Passons, passons les mers, passons les noirs vallons,

Passons, passons

Passons, que les blés mûrs tombent dans les sillons.

Exécution de Ferré le 28 novembre 1871 (détail) - Lithographie de  Lefman et Lemot  (source : © Musée Carnavalet – Histoire de Paris)

Exécution de Ferré le 28 novembre 1871 (détail) - Lithographie de Lefman et Lemot (source : © Musée Carnavalet – Histoire de Paris)

Le 11 novembre 1871, elle est transférée à la prison d'Arras. Là, elle apprend que Ferré est exécuté le 28 novembre à Satory. Voici le poème qu'elle écrit en sa mémoire un an après :

Hiver et nuit (17)

Soufflez, ô vents d'hiver ! tombe toujours, ô neige!

On est plus près des morts sous tes voiles glacés.

Que la nuit soit sans fin et que le jour s'abrège.

On compte par hivers chez les froids trépassés.

 

J'aime sous les sombres nuées,

Vos hautes branches, sapins verts,

Vos branches des vents secouées

Et qui gémissent dans les airs.

Ceux qui sont descendus dans l'ombre

Vers nous ne reviendront jamais,

D'hier ou bien de jours sans nombre

Ils dorment dans la grande paix.

 

Quand donc, comme on roule un suaire

Aux morts pour les mettre au tombeau,

Sur nous tous verra-t-on notre ère

Se replier comme un manteau ?

Pareil au grain qui devient gerbe

Sur le sol arrosé de sang,

L'avenir grandira superbe

Sous le rouge soleil levant.

 

Soufflez, ô vents d'hiver ! tombe toujours, ô neige!

On est plus près des morts sous tes voiles glacés.

Que la nuit soit sans fin et que le jour s'abrège.

On compte par hivers chez les froids trépassés.

Mais revenons à l'année 1871. Le lendemain de l'exécution de Théophile Ferré, soit le 29 novembre, on la transfère à nouveau à la maison de correction de Versailles. C'est là qu'elle compose le poème évoquant les quinze juges du 3e conseil de guerre qui condamnèrent Ferré :

Louise Michel devant le Conseil de Guerre en 1871 – Photographie Appert (Musée de l’Histoire Vivante)
Louise Michel devant le Conseil de Guerre en 1871 – Photographie Appert (Musée de l’Histoire Vivante)

Au 3e conseil de guerre (18)

Tous ces temps, ce sont votre ouvrage,

Oh ! quand viendront des jours meilleurs,

L'histoire, sourde à votre rage,

Jugera les juges menteurs.

Et ceux qui chassent à la proie

Comme aujourd'hui suivront vos pas ;

Cette clique des coups d'États,

Mouchards, escrocs, filles de joie,

 

Cassaigne, Mauguet, Guibert, Merlin, bourreau,

Gaveau, Gaveau !

Léger, Gaulet, Labat, taïaut ! taïaut ! taïaut !

 

Vous avez le poing sur la hanche

Et vos uniformes sont beaux.

Il en faut relever la manche,

Car le sang tache les bourreaux.

Allez, allez ! Les morts vont vite ;

Et puis notre nombre est si grand,

Que vous nagerez dans le sang.

Allez, allez ! Je vous invite,

 

Cassaigne, Mauguet, Guibert, Merlin, bourreau,

Gaveau, Gaveau !

Léger, Gaulet, Labat, taïaut ! taïaut ! taïaut !

 

Allez, sous l'horreur et les rires,

Vous êtes, pour les nations,

Les hyènes et les vampires

Et les vers des corruptions.

Fourmillez tous dans la nuit sombre,

Aveugles larves du cercueil ;

Vous ne voyez pas sur le seuil

L'avenir qui déchire l'ombre.

 

Cassaigne, Mauguet, Guibert, Merlin, bourreau,

Gaveau, Gaveau !

Léger, Gaulet, Labat, taïaut ! taïaut ! taïaut !

 

Eh bien ! non, ces sinistres fauves,

Ce ne sont pas les plus hideux.

Il est quinze grands vautours chauves,

Quinze monstres (19), bien plus affreux.

Le comité du coup de grâce,

Bastard, Voisin, Batbie, Martel,

Maillé, Prion, Tanguy-Duchâtel,

Bourreaux, que jamais rien ne lasse.

 

Sacaze, Merveilleux (20), Bigot, Corne, Paris,

Tailhand, Peletereau, Quinsonnas, les maudits.

En outre, elle achève le poème « Versailles capitale », qu'elle avait adressé deux mois auparavant à Théophile Ferré dans deux lettres-poèmes :

Manuscrit de Louise Michel, Londres 20 mai 1898 (source : Gavroche N° 141-142)
Manuscrit de Louise Michel, Londres 20 mai 1898 (source : Gavroche N° 141-142)

Versailles capitale (21)

Oui, Versailles est capitale.

Ville corrompue et fatale,

C'est elle qui tient le flambeau.

Satory (22) lui fait sentinelle,

Et les bandits la trouvent belle,

Avec un linceul pour manteau.

 

Versailles, vieille courtisane,

Sous sa robe que le temps fane

Tient la République au berceau ;

Couverte de lèpre et de crime,

Elle souille ce nom sublime

En l'abritant sous son drapeau.

 

Il leur faut de hautes bastilles

Pleines de soldats et de filles

Pour se croire puissants et forts.

Tandis que sous leur poids immonde

La ville où bat le cœur du monde,

Paris, dort du sommeil des morts.

 

Malgré vous le peuple héroïque

Fera grande la République :

On n'arrête pas le progrès.

C'est l'heure où tombent les couronnes,

Comme à la fin des froids automnes

Tombent les feuilles des forêts.

Elle comparaît une dernière fois, le 16 décembre 1871, devant le 4e conseil de guerre. En signe de protestation, de deuil et de provocation, elle apparaît sous un long voile de veuve en mémoire de Ferré. Michel réclame d'ailleurs l'exécution capitale qu'a subie Théophile Ferré. Elle est finalement condamnée à la déportation à vie. Le 21 décembre, on l'expédie à la prison d'Auberive (en Haute-Marne). Après presque un an d'incarcération, sa plume révoltée ne désarme pas. Elle commémore la date anniversaire de la manifestation du 31 octobre 1870 (deux ans auparavant) :

Portrait de Louise Michel (1830-1905), Prison des chantiers à Versailles 1871 – Photographiée par E. Appert en 1871 (source : © Musée Carnavalet – Histoire de Paris)
Portrait de Louise Michel (1830-1905), Prison des chantiers à Versailles 1871 – Photographiée par E. Appert en 1871 (source : © Musée Carnavalet – Histoire de Paris)

Centrale d'Auberive (23)

Pour qu'ils ne parlent plus entassez bien les morts!

Sans nuls remords.

Le grand jour vient, montrant villes et ports.

 

Le trente et un octobre sonne,

Garde à vous, vainqueurs tout-puissants,

Pareils à la faux qui moissonne

Vous laissez des sillons sanglants ;

Vos mains en sont toutes couvertes,

Vos serments et vos trahisons

Sont comme une marque à vos fronts,

Vous êtes nos hontes et nos pertes.

 

Vous répondiez par la mitraille

Quand on rappelait vos serments

Et maintenant votre vois raille,

Mais nous savons rire aux tourments.

Car à grands pas vient la lumière.

Ah ! plutôt qu'où vous dominez

Ils sont nos frères bien-aimés

Mille fois mieux au cimetière.

 

Quand les Marseillaises ardentes

De nouveau passeront dans l'air,

Leurs noms sont mêlés dans les tourmentes

Auront le sort dont on est fier.

Et pour la suprême vengeance

Il faudra bien que nous mettions

Au pilori des nations

Les noms des vendeurs de la France.

 

Alors comme on fait aux reptiles :

La grande Justice en passant

Ecrasera vos hordes viles,

Pâles, sous son pied triomphant.

Après votre heure, c'est la nôtre !

Non, vous n’aurez pas pour mourir

Le champ sacré par le martyr,

Leur sang est trop pur pour le vôtre.

 

Les braves de la République

Sont morts au pied de ces poteaux !

Là pour un cœur patriotique

Vous étiez dix mille bourreaux,

Arrière, les traîtres infâmes,

Ce n'est pas là que vous mourrez !

Mais de loin vous les reverrez

Dans l'épouvante de nos âmes.

 

Tuez, tuez toujours, tuez par millions!

Nous reviendrons,

Morts ou vivants, par sombres légions.

Louise Michel quitte enfin Auberive le 24 août 1873 pour Rochefort.

Louise Michel (1830-1905). Les Contemporains, hebdomadaire n°3, 1880. Dessin d'Alfred Le Petit. (Bibliothèque Marguerite Durand -Cote Icono 58)   Caricature versaillaise de Lebegue montrant Maxime Lisbonne se faisant servir du pétrole naturel par Louise Michel. (source : Gavroche N°141-142)
Louise Michel (1830-1905). Les Contemporains, hebdomadaire n°3, 1880. Dessin d'Alfred Le Petit. (Bibliothèque Marguerite Durand -Cote Icono 58) / Caricature versaillaise de Lebegue montrant Maxime Lisbonne se faisant servir du pétrole naturel par Louise Michel. (source : Gavroche N°141-142)

Le 28 août, elle embarque sur la « Virginie » vers la Nouvelle-Calédonie. Le voyage dure quinze semaines avec interdiction d'écrire des lettres. Parfois quelques billets griffonnés et échangés entre prisonnières échappent à la vigilance des geôliers comme le poème À bord de la « Virginie » (24). Elle arrive à Nouméa le 10 décembre et est conduite à Numbo dans la presqu'île Ducos pour rejoindre le bagne des femmes déportées. Elle compose un certain nombre de poésies durant ses huit années de bagne, mais ils ne concernent plus directement les événements de la Commune de Paris.

Une poétesse engagée

Pour résumer, on peut dire que la Commune de Paris, en tant que gouvernement insurrectionnel formé de gens du peuple dure soixante-douze jours : du 18 mars au 28 mai 1871. Louise Michel se fait l'écho de cette période.

Mais des événements précurseurs s'annonçaient déjà au lendemain de la proclamation de la Troisième République, vers le mois d'octobre 1870. Même la fin du Second Empire laissait également présager des contestations, notamment en 1869. Le 12 janvier 1870, Louise Michel s'était rendue aux obsèques de Victor Noir, déguisée en homme, un poignard dissimulé, afin de venger le meurtre du journaliste assassiné par un parent de l'Empereur. La déclaration de la guerre avec la Prusse, n'est pas étrangère non plus à la désapprobation vis-à-vis des désirs de Napoléon III qui souhaite gagner du prestige à l'étranger : le peuple français devient de plus en plus rétif à la guerre. De même, des prolongements immédiats durent jusqu'à la fin de l'année 1871, lorsque Louise Michel, par exemple, est condamnée à l'exil en décembre : l'application de la peine est effective en août 1873. Le 11 juillet 1880, l'amnistie totale des déportés est prononcée par la Troisième République. Louise Michel rentre le 9 novembre après quatre mois de voyage.

L'institutrice est donc un témoin actif de la période communarde qu'elle immortalise dans quelques poésies qui s'étendent d'octobre 1870 à octobre 1872 : neuf poèmes au total.

Frédéric-Gaël Theuriau - Article paru dans Gavroche, revue d'histoire populaire N° 141-142 mai à août 2005

https://fredericgaeltheuriau.fr.gd
https://cesl2010.fr.gd

Gavroche est une revue d'histoire populaire trimestrielle créée en 1981. La revue a cessé d'être publiée depuis le numéro 166 d'avril-juin 2011. La totalité de la revue Gavroche a été mise en ligne sur le site http://archivesautonomies.org/spip.php?rubrique263

 

Notes :

(1) In Gavroche de janvier-février 2004, n° 133.

(2) In Gavroche de novembre-décembre 2003, n° 132.

(3) Il en publia 173 de 1835 à sa mort en 1875.

(4) Frédéric-Gaël Theuriau, Comprendre la poésie sociale, Tours, FGT, 2004.

(5) Ville de Seine-et-Marne, à 20 km à l'est de Paris.

(6) Louise Michel, Je vous écris de ma nuit, Correspondance générale (1850-1904), établie et présentée par Xavière Gauthier, Paris, Les Éditions de Paris, 1999, pp. 38, 39, 40, 41-42, 44-48, 57-58, 62, 63.

(7) Louise Michel, À travers la vie et la mort, œuvre poétique recueillie et présentée par Daniel Armogathe avec la collaboration de Marion V. Piper, Paris, La Découverte, 2001.

(8) Frédéric-Gaël Theuriau, Savinien Lapointe : les chansons sociopolitiques, Tours, FGT, 2002.

(9) Frédéric-Gaël Theuriau, Savinien Lapointe : les poésies sociales, Tours, FGT, 2002, la poésie sociale « Morts, levez-vous » composée en septembre 1879.

(10) Maurice Choury, Les Poètes de la Commune, Paris, Seghers, 970, p. 158.

(11) Poème probablement composé un peu avant le 31 octobre 1870 et qui annonce la manifestation des comités de vigilance à l'Hôtel de Ville des différents arrondissements de Paris.

(12) Poésie datée d'avril 1871.

(13) Maurice Choury, Les Poètes de la Commune, Paris, Seghers, 1970, p. 158.

(14) Composé à la prison de Versailles, le poème date du 4 septembre 1871.

(15) Le poème, composé à la prison de Versailles, est daté du 8 septembre 1871. Il est aussi connu sous le titre « La Révolution vaincue ».

(16) Le poème, daté d'octobre 1871, est composé à la prison de Versailles.

(17) Le poème est composé le 28 novembre 1872 à la centrale d'Auberive.

(18) Le poème date de décembre 1871.

(19) Ces quinze hommes faisaient partie de la Commission des grâces. Ils sont nommés dans la Lettre 104 de Louise Michel (in Louise Michel, Je vous écris de ma nuit, op. cit.). Le poème de Louise Michel comportait des imperfections d'origine inconnue sur les noms des quinze hommes : il manquait « Prion » ; « Tailhand » se cachait sous les traits déformés de « Tolbane » ; « Batbie » était « Balba » ; « Tanguy-Duchâtel » était devenu « Tanneguy-Duchatel » ; « Sacaze » était « Lacaze » ; « Peletereau » était « Peltereau » ; « Corne » était « Cosne » et « Quinsonnas » était « Quinzonas ». Nous avons dû arranger ces défectuosités que notre démarche ne soit pas trop mal jugée.

(20) Merveilleux-Duvignaux.

(21) Le poème n'est pas daté. Dans la mesure où la correspondance de Louise Michel à Théophile Ferré (in Louise Michel, Je vous écris de ma nuit, op. cit.) en présente deux ébauches, la première le 30 septembre 1871, la seconde le 3 octobre 1871, on peut supposer qu'il est achevé fin décembre 1871.

(22) C'est dans cette prison de Versailles que Ferré était incarcéré et qu'il fut exécuté.

(23) Poème composé le 28 octobre 1872.

(24) Le poème, daté du 14 septembre 1873, est composé alors que la « Virginie » traverse les mers polaires.

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