On connaît le rôle important joué pendant la Commune par une jeune Russe, Élisabeth Dmitrieff. Notre revue a déjà évoqué cette figure [1].
On sait aussi qu'elle avait été fortement marquée par l'influence de Marx. Jacques Rougerie n'hésite d'ailleurs pas à la qualifier de « marxiste » [2] ce que confirment les liens particuliers qu'elle noua avec Frankel.
Mais voici que vient de paraître un livre entièrement consacré à Élisabeth [3]. Sur son comportement durant la Commune [elle a dû arriver à Paris à la fin du mois de mars], l'ouvrage apporte des précisions, mais rien de fondamentalement nouveau pour les spécialistes de l'histoire de la Commune. Par contre, Yvonne Singer-Lecocq enrichit notre connaissance pour ce qui concerne la biographie d'Elisabeth avant et après la Commune. On peut être parfois énervé par certains développements un peu romancés. Mais que de révélations !
Passons vite sur ce qui est su depuis longtemps. Ancien officier de hussards, grand propriétaire foncier le père avait eu une fille d'une jeune infirmière : c'est Élisabeth. Elle reçoit cette éducation nourrie de littérature occidentale qui était de tradition dans l'aristocratie russe. Mariage blanc avec le colonel Tomanovski, grâce à quoi Élisabeth peut quitter la Russie pour Genève. Yvonne Singer-Lecocq nous fait revivre les milieux de l'émigration russe sur les bords du Léman, et nous montre par quels cheminements et sous quelles influences Élisabeth se range du côté de Marx [4] et non du côté de Bakounine. Le 12 décembre 1870 (elle n'a que dix-neuf ans], Élisabeth arrive à Londres et a de longues conversations avec Marx — à un moment où l'auteur du Capital apprend le russe pour mieux comprendre les problèmes du socialisme en Russie.
Après avoir combattu sur les barricades [5], Élisabeth réussit à s'enfuir. Elle gagne Genève puis revient en Russie. Découragée, semble-t-il. Désespérée voire ! A Saint-Pétersbourg, on ignore que l'épouse du colonel Tomanovski est la même personne que la Communarde connue sous le nom d'Élisabeth Dmitrieff. A preuve le rapport adressé par Obreskov, secrétaire de l'ambassade russe à Paris, au ministre de la police secrète, le comte Chouvalov. Elisabeth est présentée comme la principale dirigeante de l’Union des Femmes, et « cette dangereuse femme, sujet russe », est considérée comme « s'étant lancée depuis longtemps dans le mouvement socialiste ».
« Le 23 mai, poursuit Obreskov, lorsque l'armée attaqua ce quartier (le 10e arrondissement, J.B.), on vit Élisabeth Dmitrieff, derrière les barricades, encourager les Fédérés à la résistance, leur distribuer des munitions et tirer elle-même, étant à la tête d'environ cinquante mégères.
Je considère comme certain qu'elle a contribué activement aux incendies qui ont dévasté Paris, que ce soit par la parole ou par les actes. »
En réalité, on sait que, le 25 mai, Élisabeth a soigné Frankel, blessé. Lissagaray nous a décrit ainsi la scène.
« Vers trois heures de l'après-midi, le membre de la Commune Frankel arriva à la mairie du 11e, le bras en écharpe et ensanglanté. Ce jeune homme, un des membres les plus intelligents de la Commune, avait été blessé aux barricades de la Bastille. Madame X... [c'est notre Elisabeth, J. B.] l'accompagnait. Grande, les cheveux d'or, admirablement belle, souriante, elle soutenait le blessé dont le sang coulait sur sa robe élégante. Plusieurs jours durant, elle se prodigua aux barricades, soignant les blessés, trouvant des forces incroyables dans son cœur généreux. »
Ce récit est extrait du premier ouvrage de Lissagaray Les huit journées de mai, derrière les barricades [p. 115). Dans son Histoire de la Commune, publiée plus tard, Lissagaray sera beaucoup plus bref (p. 353]. D'ailleurs, il se montre par la suite très dur pour Élisabeth dont il parlera en termes calomnieux dans l'enquête de la Revue Blanche en 1897. Que Frankel ait été amoureux d'Élisabeth, le fait est incontestable. Incontestable aussi le fait.que cet amour ne fut pas partagé. Cependant, la police russe n'oublie pas Élisabeth. Un agent spécial est envoyé à Paris. Il y reste plusieurs mois et, en novembre 1871, il envoie un rapport signalant qu'Élisabeth avait été condamnée à la déportation en forteresse. Ce qui est évidemment faux.
Elle ne sera condamnée que le 26 octobre 1872, et par contumace. Chose étrange, elle sera graciée le 8 avril 1879, et sous condition d'un arrêté d'expulsion. En fait, les deux polices française et russe ont complètement perdu la trace de celle qui avait pris la tête de l’Union des Femmes.
Avec Yvonne Singer-Lecocq, suivons Élisabeth en Russie. Elle se lie avec Ivan Mikhaïlovitch Davydovsky l'intendant du domaine du colonel Tomanovski. Elle finira par l'épouser après la mort de son mari. Comme Netchaiev, il est partisan de l'action directe, et il a convaincu Elisabeth qui se retrouve désormais plus près de Bakounine que de Marx. « On a l'impression, écrit Yvonne Singer-Lecocq, que, en cette période de sa vie, elle cherche à jouer un rôle révolutionnaire, comme à ses débuts, sans trop savoir comment s'y prendre. Indécise, elle flotte, elle se disperse. » Davydovsky est arrêté. Un procès lui est fait dans des conditions où se mêlent des affaires politiques et de droit commun. Marx n'a pas oublié Élisabeth et, le 9 janvier 1877, il intervient pour qu'elle puisse trouver un avocat. Davydovsky est condamné à la déportation en Sibérie. Elisabeth le suit avec les deux filles qu'elle a eues de lui. Finalement, entre 1900 et 1902, elle abandonne Davydovsky et s'installe à Moscou.
Elle a renoncé à toute action révolutionnaire.
« Elle n'est plus qu'une dame noble et pauvre. Le temps a coulé sur les compagnons de son passé : la mort, l'âge, l'éloignement, les reniements. »
On ignore même la date de sa mort. On pensait qu'elle avait disparu en 1910 [1]. Les recherches des historiens soviétiques semblent prouver qu'elle est morte en 1918, mais dans des circonstances que, jusqu'à maintenant, on n'a pas pu éclaircir. Peut-être fut-elle même, et par erreur, victime de la. Révolution dont, dans sa jeunesse, elle avait préparé l'avènement ?
À Volovsk [province de Pskov], le village natal d'Élisabeth, on entretient son souvenir. On y a créé une école Élisabeth Dmitrieff. « Les écoliers de Volovsk, écrit un auteur soviétique, correspondent avec les écoliers de France et d'ailleurs qui s'intéressent à Élisabeth Dmitrieff. » Je m'en réjouis et je veux bien le croire, mais, comme Yvonne Singer-Lecocq, « j'aimerais savoir où sont ces écoliers de France »...
P.S.
— Alors que cet article était rédigé, j'ai pris connaissance d'un document qui démontre que, en 1876, Elisabeth Dmitrieff avait rencontré Véra Figner, qui appartenait au groupe révolutionnaire de Terre et Liberté.
« De l'avis de Dmitrieff, écrit Véra Figner, en Russie, les conditions ne sont pas mûres pour la propagande du socialisme à laquelle se livre la jeunesse russe. Dans le contexte économique actuel, alors qu'il n'existe en Russie ni industrie développée ni classe d'ouvriers industriels, la propagande révolutionnaire ne saurait avoir prise sur personne ; elle n'entraîne qu'un sacrifice inutile de propagandistes... Le prolétariat lui offrira un terrain fécond pour la propagande du socialisme. » [La France dans les recherches des historiens soviétiques, Moscou, 1977, page 80.]
Jean Bruhat
L’article de Jean Bruhat est paru dans La Commune Revue d’Histoire de l’Association des Amis de la Commune 1871, N° 8 – septembre 1977.
Notes :
[1] Dans un article d'Armand Lanoux [La Commune n° 2].
[2] Paris libre, 1871, p. 189.
[3] Yvonne Singer-Lecocq, Rouge Élisabeth, 258 pages [Editions Stock]. On peut ajouter (NDLR) l’ouvrage de Sylvie Braibant, Élisabeth Dmitrief, aristocrate et pétroleuse. Éditeur : BELFOND, 1998
[4] Pourquoi qualifier Marx d' « homme de cabinet » [p. 93] alors qu'il sut unir les qualités du militant et du théoricien ?
[5] On trouvera dans le livre d‘Yvonne Singer-Lecocq [p. 143-146] le texte complet de la lettre qu'Élisabeth a fait parvenir, le 24 avril 1871, à Karl Marx. Il en est question dans la séance du 2 mai du Conseil général de l'internationale. On y parle de « la dame russe ». [Le Conseil général de la Première Internationale, 1870-1871, procès Verbaux, p. 161].