Montmartre le 23 mai 1871
Tout à coup, la porte de Saint-Ouen s’ouvre et vomit des Versaillais, c’est la division Montaudon qui, depuis la veille, opère à l’extérieur. Les Prussiens lui ont prêté la zone neutre. Avec l’aide de Bismarck, Clinchant et Ladmirault vont étreindre les Buttes par les deux flancs. (1)
À neuf heures, les canons de Montmartre se sont tus. Les troupes du 1er et 5e corps grimpent aux Buttes par les rues à pente raide qui y conduisent. A onze heures, le cimetière est pris. Les assaillants s’emparent ensuite de la batterie du Moulin-de-la-Galette ; à leur tête marchent « les Volontaires de la Seine ». (2)
Montmartre est seulement défendu par quelques groupes de Fédérés isolés qui résistent farouchement aux assauts de l’armée régulière.
La barricade de la rue de la Fontenelle
A la barricade de la rue de la Fontenelle (rue du Chevalier-de-la-Barre), située à la hauteur du square de la Turlure (ancienne propriété des sœurs du Cénacle), des Fédérés repoussent l’attaque des Versaillais. L’historien Robert Tombs relate les péripéties du combat :
Le commandant Durieu avait conduit seize volontaires jusqu’au sommet de la Butte. Là, Durieu et ses hommes se retrouvèrent face à des fédérés supérieurs en nombre qui les coincèrent derrière une barricade où Durieu fut blessé ; à douze heures cinquante la Butte-Montmartre était couverte de soldats. Une compagnie du 14e provisoire de la première brigade de la 2e division de 5e corps se porta au secours des hommes de Durieu, rue de la Fontenelle. (3).
Après une lutte acharnée, les Versaillais victorieux fusillèrent les Communards qui refusaient de se rendre. À une heure moins le quart, le drapeau tricolore flottait sur la tour Solférino.
On peut alors présumer, mais sans autres preuves, que la barricade de la rue de la Fontenelle serait celle où combattirent « La Fédérée de l’impasse du Tertre » et son compagnon, bien qu’il existe à quelques mètres une autre barricade, celle du numéro six de la rue des Rosiers (36, rue du Chevalier-de-la-Barre). Elle sera tournée par « l’armée de l’ordre » qui alors s’emparera du « Champ des Polonais» qui servait de parc à l’artillerie de Montmartre. On peut hésiter entre ces deux lieux comme cadres à la fin héroïque de la Fédérée.
La Fédérée
Le destin tragique de cette fille de Montmartre est résumé dans la légende figurant au bas de la reproduction du tableau de Willette « La Fédérée » parue dans « Le Courrier Français » du 7 juin 1885 (4) :
C’était une belle fille de Montmartre, très amoureuse de son homme, dont les galons d’or d’officier communard lui montaient la tête. Quand il tomba derrière la barricade où il faisait le coup de feu avec ses hommes, elle, affolée de douleur, la rage et la haine au cœur contre ceux qui avaient tué celui qu’elle aimait, revêtit l’uniforme tout sanglant et fit le coup de feu contre nos soldats, visant surtout les officiers.
La résistance devenue impossible, elle ne voulut pas fuir avec les autres et resta seule à tirailler. Enfin, mortellement atteinte d’une balle à la gorge, elle se traîna instinctivement jusqu’à la porte de la petite maison qu’ils habitaient ensemble, impasse du Tertre, et s’abattit expirante sur ce même trottoir dont elle avait vécu. Le sang qu’elle vomissait à flots formait une rigole qui se terminait à la bouche de l’égout.
Cet hommage funèbre a les accents émouvants d’une complainte populaire soutenue par les sons mélancoliques de l’orgue de Barbarie. Dommage que l’auteur anonyme de ce texte soit si déconcertant par certains de ses propos surprenants. (5)
Les poètes
On ignore l’identité de cette héroïne montmartroise, mais on comprend que sa bravoure ait pu inspirer les poètes représentants de l’esprit de Montmartre, en l’occurrence trois amis inséparables : Raoul Ponchon, Maurice Bouchor et Jean Richepin.
Raoul Ponchon, dans « À Montmartre » a modifié quelque peu le déroulement de l’action en paraissant la situer 6, rue des Rosiers où la prévôté versaillaise ordonna de nombreuses exécutions sommaires après l’envahissement de la Butte. On peut critiquer la gouaille faubourienne de Ponchon, mais elle met cependant en valeur le courage exceptionnel de la Communarde :
Elle m’a aimé pass’ que j’avais
Un bisboco qui lui r’venait
Et sut la tête un bonnet d’martre,
À Montmartre
Ell’ fut pris’ par les Versailleux,
C’est ell’ mêm’ qui commanda l’feu,
Elle est tombé’ la gueule ouverte,
À Montmerte
Quand elle a perdu ses couleurs,
Personn’ n’y a offert des fleurs,
Mais moi j’y ai foutu un tertre
À Montmerte
[Version Michel Herbert (6)]
Le lyrisme de Jean Richepin et de Maurice Bouchor, auteurs du poème « La Fédérée de l’impasse du Tertre », s’exprime d’une manière plus romantique, la mort de la Fédérée les a fortement impressionnés :
Le drapeau rouge autour du corps
lui allait mieux qu’un linceul d’or
Ces deux vers sont les seuls souvent cités d’un poème quasi introuvable. Les deux pièces de vers mentionnées ci-dessus ont été publiées dans des feuilles éphémères et dans une période où la censure sévissait encore. Elles n’ont jamais été reprises dans les recueils des auteurs concernés. Les versions qui ont circulé beaucoup plus tard sont souvent inexactes et contiennent de nombreuses erreurs et coquilles diverses.
Un tableau
Le peintre et dessinateur Adolphe Willette, très ému à la lecture du poème de Jean Richepin, va réaliser en 1882 un de ses tableaux les plus saisissants, intitulé « La Fédérée de l’impasse du Tertre ».
Cette toile, il va l’accrocher à « L’Ane Rouge », cabaret artistique et littéraire qui succède à « La Grande Pinte » créée, en 1878, au 28 de l’avenue Trudaine. L’établissement, inauguré en 1890, sera dirigé par Gabriel Salis, le frère de Rodolphe Salis, fondateur du célèbre « Chat Noir », dont Willette fut un des familiers.
En 1898, Gabriel Salis vendit son cabaret à Andhré Joyeux, un fantaisiste comme en témoigne l’orthographe de son prénom. Après une mauvaise gestion de l’affaire, déprimé, il se pendit à l’âge de trente ans.
Gabriel Salis avait-il conservé la fameuse peinture à laquelle il tenait beaucoup ? Toujours est-il que Willette la découvrit un jour chez un marchand de tableaux. Il en fit l’acquisition et la conserva jalousement.
Lors de la vente de l’atelier Willette, le 16 mars 1927, le tableau de 98 sur 72 centimètres fut acheté par un dénommé Pouzard pour cinq mille huit-cent francs sous le titre « Une femme en uniforme morte dans le caniveau».
Ensuite, quel sort a connu la toile de Willette et le poème qui l’a inspirée? Les lecteurs susceptibles d’apporter des renseignements précis sur ce sujet seront les bienvenus.
Adolphe Willette (1857-1926). Peintre mais surtout dessinateur réputé. Représentant de l’esprit montmartrois par ses gravures alliant tendresse et sensualité. Ses scènes galantes où Pierrot lutine Colombine ont illustré « Le journal du Chat noir », « Le Courrier Français », « Le Rire », etc. Cependant, il n’a pas négligé la satire, parfois féroce, dans sa grande toile « Parce Domine » du musée de Montmartre et dans ses œuvres très engagées telles que « La Sainte Démocratie » symbolisée par une jolie Marianne de 1793 fort dénudée qui fit scandale et « Vive la Commune », un bel hommage à Eugène Pottier. Anticlérical et socialiste dans sa jeunesse, « il sombra dans la bigoterie en vieillissant, troublant son eau bénite d’une forte teinture d’antisémitisme. » (J.-P. Crespelle).
Marcel Cerf
N.B :
Nous remercions grandement notre ami Maxime Braquet, historien scrupuleux et rédacteur talentueux de « Quartiers libres - Le canard du 19ème et de Belleville » qui, par ses conseils avisés et ses suggestions précieuses, a contribué si efficacement à la réalisation de cet article. Il nous a généreusement communiqué la photographie de la peinture d’Adolphe Willette « La Fédérée de l’impasse du Tertre ».
Notes
(1) Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, p.267, Librairie Marcel Rivière, 1947.
(2) Les volontaires de la Seine appellation d’un corps-franc versaillais placé en première ligne dans le premier corps de l’armée régulière.
(3) Tombs Robert, La Guerre contre Paris, p. 256, Aubier, 1997.
(4) Le Courrier Français est une revue littéraire, politique et artistique qui fait autorité, publiant les vers de Verlaine aussi bien que les écrits à tendance libertaire du romancier populaire Michel Zévaco. Les articles sont publiés sous la responsabilité de leurs auteurs, plusieurs dessinateurs collaborent à la revue dont Steinlen et Willette. Le directeur de cet hebdomadaire, Jules Roques est aussi le fondateur de l’abbaye de Thélème et l’organisateur des bals à sensation de l’Élysée-Montmartre. Agent de publicité des fameuses pastilles Géraudel, son imagination est délirante.
(5) L’attitude politique de notre auteur anonyme est, en effet, assez curieuse. D’un côté, il témoigne une certaine sympathie à la Fédérée et de l’autre, il la traite de prostituée, enfin, il rend hommage à l’armée de l’ignoble répression, « nos soldats » écrit-il sans vergogne. Cet anonymat suspect ne serait-il pas, en réalité, un opportun compromis rédactionnel pour ménager la chèvre et le chou ? N’oublions pas que le temps n’est pas encore venu de discuter librement à propos de la Commune.
(6) Herbert Michel, La Chanson à Montmartre, p.117, La Table ronde, 1967. Il existe une autre version qui semble moins authentique, celle d’Ajalbert Jean, Mémoire en vrac, p.336, Albin Michel, 1938.