Nous poursuivons notre chronique qui nous conduira à 1871, en 2021
Canal de Suez, 17 novembre 1869
17 novembre 1869 : C’est L’Aigle, le yacht de l’impératrice Eugénie, qui prend la tête du cortège des navires qui vont franchir pour la première fois le canal de Suez. Ferdinand de Lesseps venait de réaliser l’œuvre dont avait rêvé, dans les années 1840, un des papes du saint-simonisme, le père Enfantin, qui voyait dans les voies de communication un moyen de la compréhension universelle et dans l’Égypte le carrefour entre l’Orient et l’Occident. Sans doute est-ce ce rêve qui poussa un Émile Digeon, déporté en Algérie en décembre 1851, puis évadé et courageux exilé républicain en Espagne, à souscrire des actions de la compagnie de Suez. Il sera celui qui proclamera la Commune de Narbonne le 24 mars 1871.
Les cérémonies, conduites par le khédive Ismaïl Pacha, qui voulait moderniser son pays, furent brillantes et le peuple égyptien fut convié à voir leurs altesses impériales (il y avait aussi François-Joseph et bien d’autres princes et princesses…) présider les cérémonies.
Si la construction du canal fut bien une belle réalisation technique des ingénieurs français, on a oublié bien vite les 100 000 ouvriers égyptiens morts pendant sa construction. Il avait fallu travailler constamment dans l’eau ou la vase, exposé à un soleil incessant. La compagnie avait fait appel aux fellahs, des paysans demi-serfs, corvéables et contraints de travailler sur le chantier par le pouvoir égyptien. Les fièvres les décimèrent.
Si l’ouverture du canal fut bien un moment universel, on était loin du rêve de fraternité porté par les saint-simoniens. Invité à suivre les cérémonies pour des journaux, l’anthropologue Élie Reclus, qui sera nommé directeur de la Bibliothèque nationale par la Commune, parcourut l’Égypte pendant plusieurs semaines. Il nous raconte un événement fort révélateur survenu alors qu’il était sur l’antique île de Philae :
J’aperçus un grand mouvement parmi nos voyageurs […] Un Anglais employé par le pacha dans les travaux de fouilles avait aperçu un indigène qui, paraît-il, aurait dû être occupé à des travaux de corvée. Sans daigner demander aucune explication mon Anglais frappe de son bâton sur la tête de l’indigène, et de son cabas le frappe sur les jambes. [...] Au fond de cette triste affaire, il y avait l’arrogance occidentale en face des nationalités les plus humbles.
Quant à l’espoir d’un bénéfice pour l’Égypte, il fut vite ruiné. En 1875, l’Égypte dut vendre les parts qu’elle avait dans la Compagnie universelle du canal de Suez, et en 1882 le pays fut contraint au protectorat britannique. Quant à la compagnie, elle devint vite un fleuron du capitalisme mondial.
8 octobre 1869, « l’on a tué »
« – Quel âge as-tu ? Seize ans. – De quel pays es-tu ? D’Aubin. – N’est-ce pas là, dis-moi, qu’on s’est battu ? On ne s’est pas battu, l’on a tué… » Victor Hugo rappelait ainsi en des vers inoubliables le massacre d’Aubin du 8 octobre 1869. Le massacre ressemblait fort à celui que les mineurs de La Ricamarie avaient vécu quelques mois plus tôt, le 16 juin. Cependant les mouvements différaient sensiblement. À La Ricamarie, l’ensemble des mines du bassin stéphanois s’étaient mises en grève pour la journée de huit heures et une augmentation de salaires. Les mineurs avaient mis en place dès 1866 une caisse de secours, La Fraternelle, qu’ils entendaient aussi renforcer. Michel Rondet, condamné plus tard avec les communards stéphanois, en est l’animateur. Il sera un des fondateurs de la Fédération des mines en 1883 et son premier secrétaire général.
À Aubin, près de Decazeville, la grève suit un processus plus spontané, dans un contexte où la direction, le « Grand Bureau », traite les mineurs comme des serfs. Le 6 octobre, 50 mineurs demandent le renvoi d’un chef de postes qui baissait les salaires. Ils se heurtent au refus méprisant de l’ingénieur en chef Tissot et du directeur Lardy. Le lendemain tous les mineurs du site du Gua sont en grève et incitent les forgerons à se rallier au mouvement. La foule envahit les bureaux et menace de jeter à l’eau le directeur. La troupe, appelée en rescousse, disperse la foule. Le surlendemain, 8 octobre, la foule se reforme devant les forges protégées par les soldats que le préfet a fait venir. Quelques briques volent… L’officier commande le tir. Il y a 17 morts dont un enfant de sept ans et deux femmes.
Quatorze fusillés à La Ricamarie (dont un bébé de 17 mois), dix-sept à Aubin. C’était, en 1869, le droit de grève à la triste sauce impériale ! Dans Le Rappel, Rochefort pouvait écrire avec sa leste ironie (1) :
L’Empire continue à éteindre le paupérisme. Vingt-sept morts et quarante blessés, voilà encore quelques pauvres de moins.
Janvier 1869, 57 rue de Seine
Rose-Joseph Lemercier, le plus grand imprimeur-lithographe de Paris, reçoit une note de la Préfecture : tout tirage de la peinture de Manet, L’Exécution de Maximilien, lui est interdit. Dans le même temps le jury du Salon refuse le tableau alors qu’il accepte que Le Balcon y soit présenté.
Les deux tableaux de Manet avaient sans doute une proximité avec deux grandes œuvres de Goya. Mais le premier touchait à un épisode sulfureux pour Napoléon le Petit : l’exécution de l’éphémère empereur du Mexique, installé sur ce trône par Napoléon III pour combattre la République mexicaine et fusillé le 19 juin 1867. Manet commença le tableau dès 1867 et en réalisa quatre versions successives, la composition finale étant achevée à la fin de 1868 ; c’était celle qui devait faire l’objet d’un tirage par Lemercier.
L’examen des versions successives (conservées dans différents musées) montre une sensible évolution du style, mais aussi du contenu. Dans la première version les soldats du peloton d’exécution sont représentés en républicains mexicains, ils portent vestes courtes et pittoresques sombreros à larges bords. Ce ne sont pas des uniformes, mais des vêtements bariolés. Dans la version définitive qui devait aller au Salon, les fusilleurs portent tous très précisément le costume des chasseurs à pied de la Garde impériale de Napoléon, képis, vestes et pantalons bleus, ceintures, courts sabres, chaussures… Manet a clairement voulu désigner la responsabilité de Napoléon III dans l’aventure mexicaine et sa triste issue. C’est bien cet épisode que la censure impériale sanctionne, malgré une défense d’Émile Zola.
On sait que Manet ne siégea pas à la commission de la Fédération des artistes où il avait été élu, car il avait quitté Paris après l’armistice. On connaît mal son opinion définitive sur la Commune, qui fut sans doute, au début de la Révolution, influencée par la presse versaillaise, quasi seule disponible en province. On discute encore la date de son retour à Paris (pendant la Semaine sanglante, ou juste après ?). Mais Manet s’opposera vivement à la répression versaillaise. Il dessinera au fusain sur son carnet Guerre civile, montrant un fédéré abattu, et peindra une aquarelle, La Barricade, représentant les exécutions sommaires de communards. Qu’il ait peint cette aquarelle au dos d’un calque de sa lithographie de L’Exécution de Maximilien prouve que, pour lui, Versailles continue l’Empire.
JEAN-LOUIS ROBERT
Voir l'année 1862, 1863, 1864, 1865, 1866, 1867, 1868, 1870
Notes
(1) Allusion à L’extinction du paupérisme, ouvrage publié en 1844 par Louis-Napoléon Bonaparte, où il développe ses préoccupations sociales.