La participation des enfants aux combats de la Commune de Paris est devenue avec le temps un objet d’étude à part entière [1] . Il est vrai que les sources existent. Il y a d’abord, aux Archives historiques de la Guerre, à Vincennes, les dossiers des conseils de guerre ainsi que les registres nominatifs des bataillons de la garde nationale et des corps francs. En outre, les communards et leurs contemporains ont apporté de très nombreux témoignages dans les récits et journaux qu’ils ont laissés.
La guerre contre la Prusse, à l’été 1870, tourne vite au désastre pour les armées françaises. L’annonce de la défaite de Sedan précipite la chute de l’Empire et la proclamation de la République, le 4 septembre. Quelques semaines plus tard, les Prussiens sont aux portes de Paris. Le siège, qui débute précisément le 19 septembre et va durer plus de six mois, perturbe durablement la vie quotidienne de la population.
L’enrôlement des enfants
La désorganisation de la vie économique amène nombre d’ateliers à recourir au chômage forcé, laissant ainsi beaucoup d’apprentis sans travail. De même, la fermeture des écoles et des lycées de la capitale encourage les familles aisées à se réfugier en province. Par contre, les enfants restés sur place sont rapidement livrés à eux-mêmes. Durant l’hiver 1870-1871, dans un Paris en état de siège, le marché noir est en plein essor. Le développement d’un petit commerce et de la contrebande est d’abord le fait d’une jeunesse oisive, affamée et sans le sou. Cette situation de guerre et de privation est en somme largement favorable à la participation de la jeunesse à l’effort de guerre.
Le premier enrôlement de jeunes Parisiens a lieu en octobre 1870, place du Carrousel. Il concerne des enfants et adolescents sans attache, placés en institution, à qui on donne un uniforme et une solde. Il s’agit pour les autorités de les recruter au service des dépêches ou au service d’édification des barricades. Les plus âgés peuvent rejoindre les corps francs. Ces jeunes recrues sont ainsi essentiellement cantonnées au rôle traditionnel d’auxiliaires dévolu aux enfants de troupe, occupant des postes dans les messageries ou la mise en œuvre du dispositif de défense. Le Journal officiel de la Commune note encore, dans l’ultime paragraphe de son dernier numéro du 24 mai 1871 :
Nous avons vu, dans une des rues transversales du Faubourg du Temple, une barricade entièrement élevée, en quelques heures, par une vingtaine d’enfants, dont le plus âgé n’avait pas quatorze ans. Nous devons reconnaître que ce n’était pas la plus mal faite.
Pour sa part, Léonce Dupont, un journaliste bonapartiste qui n’a que mépris pour ces enfants enrôlés, écrit :
Aussi bas que possible dans la hiérarchie des auxiliaires dont s’est servie la Commune, il y a des « gavroches. (…) C’est une espèce d’enfants tout à fait distincte des autres ; elle ne germe que sur le pavé de Paris, espèce sordide et misérable qui tient du chat et du rat, nuisible à ses heures, intéressante, pétillante, abjecte. On appelle ces enfants des « gavroches » [2].
À partir du 18 mars 1871, la situation change. La garde nationale fédérée s’empare du pouvoir. La guerre, de patriotique devient une guerre civile. [3]
Héritière des révolutions de 1830 et 1848, la population parisienne qui se soulève et proclame la Commune le 28 mars est composite, comptant dans ses rangs femmes et enfants. Pour les nouveaux élus de la capitale, la jeunesse est une priorité. Le programme d’éducation au cœur du projet politique se veut ambitieux, prônant notamment un enseignement gratuit et obligatoire pour tous. Dans ces conditions, dans aucune intervention de dirigeants communards n’apparaît d’appel à mobiliser de jeunes recrues. Ils s’en tiennent au règlement de la Garde nationale parisienne dont le recrutement, depuis la guerre, a été élargi à tous les hommes valides de vingt à quarante ans, une tolérance étant accordée à dix-sept ans. Aussi, malgré le besoin en hommes, des officiers font la chasse, dans plusieurs bataillons, aux fédérés « hors d’âge » ou qui n’ont pas l’âge, comme l’indiquent les rôles des compagnies [4].
Qu’est-ce qui motive alors l’incorporation des jeunes Parisiens ? Il est incontestable que la politisation constante de la vie publique depuis le 4 septembre a motivé les enrôlements, mais n’explique pas l’ampleur des engagements. Le premier motif est sans aucun doute économique. Le chômage accru depuis le blocus de Paris a contraint particulièrement les adolescents intégrés professionnellement à s’engager, afin de recevoir les trente sous par jour de la solde. Eugène Achart, 15 ans, explique ainsi à ses juges qu’il a intégré la Garde nationale après avoir quitté son travail chez un passementier fragilisé par le blocus [5].
L’environnement familial a aussi son importance. Des familles entières ont combattu pour la Commune, beaucoup d’enfants s’enrôlant avec leur père. C’est le cas, selon les registres officiels, de Joseph Amat, terrassier, qui entre en avril à la 1re compagnie de la 17e légion avec ses fils Joseph, 15 ans, fumiste et Antoine, 12 ans, sans profession. Les solidarités basées sur les réseaux professionnels ou le voisinage ont également joué. Il n’est pas rare en effet que les hommes d’un quartier se retrouvent dans les mêmes unités combattantes [6]. L’entrée des versaillais dans Paris, le 21 mai, modifie brutalement la situation militaire. La Commune, après avoir débattu de l’opportunité de lancer des offensives, est contrainte désormais d’organiser la résistance.
L’épreuve du feu dans les combats de rue
D’après les dernières recherches [7],trois bataillons, sur les 250 à 300 unités constituées, ont incorporé massivement des enfants. Le bataillon des Pupilles de la Commune est composé d’enfants âgés de onze à seize ans, la plupart orphelins, encadrés par des adultes. Le bataillon des Vengeurs de Flourens, en hommage au célèbre communard sommairement exécuté en avril, est constitué majoritairement d’adolescents entre 15 et 17 ans. Le troisième, le bataillon des Turcos, aussi appelé les Défenseurs de la République, est encore peu connu. D’après les archives, de nombreux autres bataillons fédérés incorporent des enfants, surtout des adolescents de plus de quinze ans. Les registres militaires, qui précisent les noms et l’âge des engagés, attestent de leur présence. Il est toutefois difficile de chiffrer avec précision leur nombre. Dans le bataillon de Clichy, 34e bataillon de la Garde nationale, une compagnie regroupe ainsi une vingtaine de recrues âgées entre 14 et 17 ans sur une centaine d’hommes. Cependant, les enfants trop jeunes qui se présentent ne sont généralement pas incorporés. C’est le cas du jeune Léon Drouet, 11 ans, à qui la 6e compagnie, pour le consoler, accorde un uniforme complet de garde national [8]. Par ailleurs, dans son étude, Quentin Deluermoz note à la fois l’armement sommaire des jeunes recrues et le peu d’information dont nous disposons sur leur formation militaire [9].
Il semble bien que les enfants ne se soient pas battus en dehors de Paris. Par contre, pendant la Semaine sanglante, ils participent activement à la défense des barricades dans les quartiers populaires de la capitale. Les rares bataillons d’enfants et adolescents sont au cœur des combats, comme l’attestent de nombreux témoins. Verlaine rapporte, dans ses Confessions écrites un an avant sa mort [10], une scène qu’il a observée au Quartier Latin en mai 1871 :
Vers dix, onze heures, nous perçûmes distinctement la fusillade qui s’approchait. (…) Et du balcon, nous assistâmes au déploiement en bon ordre du bataillon des Vengeurs de Flourens, (…) gamins dans les 15, 16 ans, vêtus en chasseurs à pied de la garde impériale, costume noir et vert, culottes de zouaves, large ceinture blanche et l’air crâne, mais qui se firent tuer jusqu’aux derniers, le lendemain, à la barricade du pont d’Austerlitz par des marins trop furieux, vraiment…
Autre témoin oculaire, Lissagaray décrit dans son Histoire de la Commune de 1871, le combat acharné du bataillon despupilles de la Commune autour de la place du Château-d’Eau, un des bastions de la résistance communarde (actuelle place de la République). Le 25 mai, « Brunel [un des principaux chefs militaires] et les braves pupilles de la Commune s’obstinent rue Magnan et sur le quai de Jemmapes ». Puis, lorsque Paul Brunel est grièvement blessé, « les pupilles l’emportent sur un brancard à travers la place du Château d’Eau ». Il leur doit d’avoir survécu [11].
De nombreux observateurs soulignent aussi dans leurs récits l’abnégation des jeunes recrues, souvent derniers défenseurs sur les barricades, tel Gavroche, personnage hugolien devenu l’archétype du jeune émeutier parisien. Dans son célèbre journal, Edmond de Goncourt note à la date du mardi 23 mai 1871 :
La résistance est très longue à la barricade Drouot. (…) Enfin, deux ou trois derniers crépitements ; et presque aussitôt, nous voyons fuir la dernière bande des défenseurs de la barricade, quatre ou cinq jeunes garçons de quatorze ans, dont j’entends l’un dire : " Je rentrerai un des derniers ! " [12].
Dans ses mémoires, le typographe Jean Allemane relate également les derniers combats acharnés sur les barricades du Quartier Latin :
Résolu à mourir, je tirais sans discontinuer. Mes compagnons, dont deux enfants d’une quinzaine d’années, faisaient de même. [13]
Allemane sera d’ailleurs lui aussi sauvé par deux fois par un gamin de 14 ans. Communard plus obscur, Georges Jeanneret témoigne depuis son exil en Suisse :
La barricade, évacuée déjà par les fédérés, arrêtait cependant encore l’ennemi : il restait derrière cinq héroïques gavroches, qui eurent une grande chance d’échapper à la mort, un peu plus tard, en s’enfuyant juste au moment où les versaillais, pénétrant par les ruelles du voisinage, tournaient la barricade. [14] Enfin, des contemporains évoquent la participation d’adolescents aux exécutions d’otages orchestrées par la Commune finissante. Le médecin républicain Louis Fiaux indique, dans son Histoire de la guerre civile de 1871, que le peloton d’exécution qui exécuta Mgr Darbois, archevêque de Paris, était composé « surtout de jeunes gens, presque des enfants » [15]. Mais, les fusillades de l’armée versaillaise, qui culminent au moment de la Semaine sanglante, n’ont pas épargné non plus les jeunes communards. Les témoignages abondent (Victorine Brocher ou le diplomate Washburne). Dans une dépêche diplomatique du 24 mai, Washburne, ambassadeur des Etats-Unis, signale la présence sur la Chaussée d’Antin de « huit cadavres d’enfants, dont le plus âgé n’avait pas quatorze ans ; on les a surpris en train de distribuer des boîtes incendiaires, et fusillés sur-le-champ. » [16]
Les procès
Au terme de cette brève étude, il est nécessaire de revenir sur la répression judicaire des autorités versaillaises contre la jeunesse communarde parisienne. Maintes fois analysée, elle a été brutale, sans distinction de sexe et d’âge. 651 enfants de sept à seize ans, dont le quart n’a pas 15 ans, furent arrêtés d’après le rapport officiel du capitaine Guichard [17]. La grande majorité fut relaxée, seuls 80 mineurs furent traduits en conseil de guerre dans des procès collectifs expéditifs [18]. Faisant le bilan des condamnations, Lissagaray relève que 56 d’entre eux furent condamnés à l’enfermement en maison de correction jusqu’à leurs 21 ans, 5 à des peines d’emprisonnement et un (un jardinier de 16 ans) à la déportation en Nouvelle-Calédonie [19]. Ajoutons que l’enfermement des mineurs jugés par les versaillais a été l’objet d’une étude singulière, concernant la prison de Rouen et son médecin aliéniste, le Dr Morel [20].
Au final, l’enrôlement de jeunes combattants dans la guerre civile de 1871, phénomène mineur et toujours difficile à quantifier, résulte avant tout des sociabilités locales, familiales et professionnelles plutôt que de la volonté délibérée des autorités communardes.
ÉRIC LEBOUTEILLER
Notes
[1]Un article illustré sur le sujet est déjà paru par le passé dans notre bulletin. Paul Doussin, « La Commune et l’enfance », La Commune, n° 8, septembre 1977.
[2] Léonce Dupont, La Commune et ses auxiliaires devant la justice, Paris, Didier et Cie, 1871, p. 146.
[3] Thomas André, « Les Enfants perdus de la Commune », Cultures et Conflits, n° 18, été 1995 (en ligne), p. 3.
[4] Ibidem, p. 4.
[5] Quentin Deluermoz, « Les Gamins de Paris, combattants de la Commune (1871) », in Marion Pignot (dir.), L’Enfant soldat, XIXe-XXIe, A. Colin, 2012, p. 56.
[6] Ibidem, p. 55-56.
[7] Thomas André, op. cit., p. 3-4.
[8] Ibidem, p. 4.
[9] Quentin Deluermoz, op. cit., p. 59.
[10] Paul Verlaine, Confessions, Magnard, 2002, p. 189-190.
[11] P.-O. Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, La Découverte, 2000, p. 349.
[12] Ed. de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire II (1866-1886), R. Laffont, cité par Thomas André, op. cit., p. 2.
[13] J. Allemane, Mémoires d’un communard, La Découverte, 2001, p. 159, cité par Th. André, op. cit., p. 6.
[14] G. Jeanneret, Paris pendant la Commune révolutionnaire de 1871 (ouvrage paru en 1872), cité par Th. André, op. cit., p. 6.
[15] L. Fiaux, Histoire de la guerre civile de 1871, Charpentier, 1879, cité par Th. André, op. cit., p. 6.
[16] Quentin Deluermoz, op. cit., p. 60.
[17] Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars. Rapport du capitaine Guichard : Du rôle des enfants dans l’insurrection, cité par J. Rougerie, Procès des communards, Gallimard, 1973, p. 120-121.
[18] Ibidem, p. 122-123 (exemple de procès d’enfants cité par J. Rougerie).
[19] Lissagaray, op. cit., p. 428.
[20] Liste dressée de jeunes communards incarcérés par J.-C. Vimont, « Les jeunes communards incarcérés dans le quartier correctionnel de la prison de Rouen », in Cl. Latta (dir.), La Commune de 1871, Actes du colloque de Montbrison (mars 2003), Publications de l’Université de Saint-Etienne, p. 258-261.