CES ARTISTES COMMUNARDS QUI VONT S’ÉPANOUIR À L’ÉTRANGER ET Y RÉUSSIR MIEUX QU’EN FRANCE (3)
À l’occasion de la grande exposition consacrée au peintre James Tissot au musée d’Orsay, du 24 mars au 19 juillet 2020, il est intéressant de reposer la question de son implication ou non dans la Commune de Paris, question qui divise tous les spécialistes artistiques. Les avis sont très partagés mais, si l’on se réfère à Internet, majoritairement en faveur de sa participation à l’évènement.
Par contre le spécialiste éminent de Tissot, Cyrille Sciama, directeur du musée des Impressionnistes à Giverny, commissaire de la présente exposition, est d’un avis contraire :
« On a dit Tissot communard, mais cela semble peu probable. » Mais il n’avance guère d’arguments factuels précis et affirme seulement: « Les sentiments de Tissot sont patriotiques mais son indépendance farouche et son individualisme rendent un engagement dans la Commune difficile à envisager. » (1)
Il ne s’agit pas là d’une démonstration argumentée mais d’un jugement non étayé, semblant mal s’appliquer à un personnage qualifié, dans le titre même de l’exposition, d’ « ambigu moderne » et que les frères Goncourt, qui l’ont bien connu, décrivent comme « un être complexe ». La vie de Tissot n’est pas celle d’un long fleuve tranquille, elle est riche de brusques virages, de ruptures, de surprises, d’actes passionnels. Regardons par exemple la période 1870-1871 : presque tous les artistes français ont fui la France pour se réfugier à Londres dès 1870 ; Tissot aurait pu partir car, plus que les autres, il connaît bien l’Angleterre, pour s’y être souvent rendu : il exposa pour la première fois à la Royal Academy de Londres en 1864. Son anglophilie l’amena même à changer son prénom (JacquesJoseph) en James. En 1869, il séjourne encore en Angleterre pour étudier les caricatures du magazine Vanity Fair et se lie d’amitié avec Thomas Gibson Bowles, le fondateur et éditeur du journal satirique auquel Tissot va collaborer désormais régulièrement avec soixante-deux caricatures.
Pourtant il ne part pas et s’engage dans les Tirailleurs de la Seine, unité de francs-tireurs formée en septembre 1870 pour la défense de Paris (2). Il participe aux combats de Rueil-Malmaison le 21 octobre 1870, « manifestant sa bravoure » (3). Durant les moments de calme, il « croque » sur le vif ou après-coup des compagnons (le soldat blessé, soldats blessés dans la chambre verte de la Comédie française transformée en hôpital, une cantinière de la Garde nationale), dans d’autres dessins, il présente des compagnons de combat : Bastien Pradel de Figeac, Sylvain Périer du 139e régiment, un groupe de tirailleurs de la Seine. On est très loin des peintures des belles anglaises de la haute société ou de La femme de Paris ! C’est cela qui n’est pas pris en compte par Cyrille Sciama, la grande capacité de James Tissot à s’adapter à son environnement, non pas par opportunisme mais par sympathie et par une réelle chaleur humaine. C’est ce que le grand historien anglais, spécialiste de la Commune, Robert Tombs, a analysé dans son livre Paris, bivouac des révolutions (4). Il montre comment en août 1870 les blanquistes, croyant à une situation révolutionnaire, tentèrent de déclencher une insurrection qui ne mobilisa que soixante personnes. Échec complet. Ce qui allait tout changer, ce fut la Garde nationale : 340 000 hommes en armes de tous milieux sociaux qui, au fil des mois, apprirent à se connaître. Les solidarités de voisinage furent décisives dans leur engagement dans la Commune. Cela permet de comprendre comment certains insurgés, sans aucun antécédent politique, ont combattu jusqu’à la mort. Sans aller jusque-là, on peut penser que « l’individualisme » de Tissot a pu s’adoucir au contact du groupe et qu’il a senti une chaleur humaine aux côtés de ces hommes qu’il côtoyait depuis des mois et qui furent parfois blessés ou perdirent la vie.
Au total ce sont 70 dessins que Tissot a produits durant cette période et dont quelques-uns furent publiés en Angleterre dans un ouvrage de son ami Thomas Gibson Bowles, sous le titre The Defence of Paris ; Narrated as it was seen (1871). Après la fin de la guerre avec la Prusse et la capitulation française, Tissot ne part toujours pas en Angleterre et reste à Paris durant la Commune. Il ne partira qu’après la Semaine sanglante. Or curieusement Cyrille Sciama, dans l’article cité plus haut, écrit pour expliquer le départ de Tissot pour l’Angleterre :
« Le choix du départ pour Londres s’explique par de multiples raisons : la guerre civile en France ne plaide pas pour y séjourner et il est anglophile. » (5)
Mais c’est le contraire ! Il n’est pas parti en mars lorsque la Commune commence mais début juin, lorsqu’elle a été écrasée ! La plupart des écrivains et des artistes anti-communards sont revenus à Paris début juin 1871. Seuls sont partis à Londres ceux qui pouvaient redouter des sanctions du pouvoir versaillais. Ces simples constatations factuelles invalident la thèse de Cyrille Sciama. Par contre, on avance un peu dans le brouillard en ce qui concerne le rôle de Tissot durant la Commune et toutes les assertions formulées seraient à vérifier soigneusement. Pour beaucoup, James Tissot continua son service dans la Garde nationale fédérée sous la Commune. Pour certains, il a travaillé comme brancardier durant la Commune et fait de son appartement une ambulance, d’autres disent un hôpital pour les blessés (6). Il ne part pas non plus lors de la Semaine sanglante (21-28 mai 1871) et, dans des circonstances particulièrement dangereuses, il va faire plusieurs dessins pour montrer la férocité de la répression versaillaise : il voit passer le peloton qui va fusiller des communards depuis son appartement de l’avenue de l’Impératrice (actuelle avenue Foch) dans le XVIe arrondissement ; il fait un croquis Exécution de deux communards par les versaillais le 25 mai 1871, rue Saint-Germain-l’Auxerrois. Il va ainsi accumuler des preuves terribles au fil des jours. Quatre jours plus tard, nouveau dessin qu’il intitule L’Exécution des communards devant les fortifications du bois de Boulogne, 29 mai 1871, à partir duquel il fera plus tard une aquarelle. Tissot accompagne ses dessins d’explications :
« Notes prises pendant l’exécution de gardes nationaux ayant participé à la Commune le 29 mai 1871. »
Voici un passage :
« On les voit de loin aller très vite chacun à leur tour à la place où on les tue. Ils tombent comme une poupée et on voit le sergent qui court pour donner le coup de grâce. Même cérémonie le lendemain et sur d’autres bastions. (…) Sur le lieu de l’exécution, très peu de sang mais beaucoup de cervelles à cause du coup de grâce dans l’oreille. » (7)
Scène terrible qui évoque les images des Einsatzgruppen et de la « Shoah par balles (8) ». L’attitude de Tissot était d’autant plus dangereuse pour lui que le gouvernement de Thiers avait interdit toute prise de vue ou représentation graphique de la répression sous peine de sanctions graves.
C’est avec ce matériel que Tissot va quitter la France et gagner Londres dans les jours qui suivent. Il est logé dans un premier temps par le directeur de Vanity Fair près de Hyde Park. Peu après il se rend chez Lady Waldegrave, dont le mari est un homme politique libéral important. Il lui confie ses notes et ses dessins pour qu’elle les montre à son époux et à ses collègues. Il se révèle, en la circonstance, comme un lanceur d’alerte avant l’heure, un témoin oculaire de la férocité de la répression versaillaise. Voilà des éléments factuels incontestables qui confirment l’implication profonde, l’engagement de Tissot dans les évènements qu’il vient de vivre depuis des mois. On ne prend pas de tels risques quand on ne pense qu’à soi.
Après cela, certes, il tourne la page comme beaucoup d’autres. L’image du communard n’est pas le meilleur moyen de séduire la haute société anglaise, ce qui explique qu’il ne va plus parler de ce sujet. Il consacre toute son énergie à conquérir par sa peinture ce nouveau marché. Il y réussit pleinement au point que, jusqu’à récemment, il était beaucoup plus connu en Angleterre et aux États-Unis qu’en France. Sa capacité d’adaptation est étonnante ; il a su renvoyer à la haute société londonienne l’image belle et flatteuse qu’elle désirait : beauté, élégance, mondanité, richesse, chic, culture. Le monde peint par Tissot rappelle celui de Proust. Mais, au-delà des apparences, Tissot laisse percer un regard ironique sur cette société mondaine théâtralisée dans laquelle toutes les règles sont codifiées : Son tableau Trop tôt (1873), par exemple, met en scène la maladresse mondaine d’invités arrivés en avance à une réception. Dans Silence ! ou le concert (1875), il peint un événement mondain, un concert durant lequel une partie du public échange des propos, indifférente au talent de la violoniste. Mais Tissot sera à son tour victime de ces règles mondaines, car il tombe amoureux en 1876 d’une Irlandaise Kathleen Newton, divorcée, mère de deux enfants illégitimes. Elle devint son égérie et son principal modèle pendant des années. C’en était trop pour la société puritaine qui cessa d’inviter un couple « vivant dans le péché ». Il perdit ainsi une partie de sa clientèle. Fidèle à sa compagne, Tissot s’isola de plus en plus. Kathleen Newton, victime de la tuberculose, mourut en 1882. Fou de douleur, Tissot, abandonna sa maison, laissant tout sur place pour revenir en France. La suite de sa carrière sera encore pleine de rebondissements mais cela est un autre sujet.
PAUL LIDSKY
Notes :
(1) Catalogue de l’exposition du Petit-Palais à Paris : Les Impressionnistes à Londres. Artistes français en exil, 1870-1904, Paris Musées, 2018, p. 82. Auteur du livre James Tissot et ses maîtres, Somogy, 2005. Voir aussi l’article de John Sutton, Commune, n° 76, 2018/4, p. 26.
(2) Parmi les tirailleurs, on trouvait de nombreux artistes patriotes. Aussi les journalistes anglais leur donnèrent-ils le nom de Artist’s brigade. Parmi eux on peut citer : Cuvelier, Jacquemart, Leloir, Leroux, Rajon, Vibert.
(3) Cyrille Sciama, ibid., page 82.
(4) Paris, bivouac des révolutions, la Commune de 1871, Libertalia, 2014.
(5) Ibid, page 82.
(6) Blog de l’association Autour du Père Tanguy.
(7) Citation reprise d’un texte d’Élisabeth Jacklin figurant dans le catalogue de l’exposition Les impressionnistes à Londres, page 38.
(8) La « Shoah par balles » désigne les massacres de population juive perpétrés par l’armée allemande hors des camps d’extermination, essentiellement en Ukraine.