LA COMMUNE N’A PAS TOUT INVENTÉ
C’est la mairie du Xe arrondissement de Paris qui, le 6 décembre 2018, accueillait notre troisième soirée d’histoire. Dans la salle des mariages — ornée d’un superbe relief de Dalou, La Fraternité —, une soixantaine de personnes avaient pris place pour entendre deux conférences autour du thème : « Les temps de la Commune : temps long – temps court ».
Notre ami Marc Lagana présenta les deux orateurs : notre président d’honneur, Jean-Louis Robert (1) professeur émérite à la Sorbonne (qui remplaçait Michèle Riot-Sarcey, empêchée) et Quentin Deluermoz, maître de conférences à l’université de Paris 13 (2).
« La Commune n’a pas tout inventé ». C’est par ces mots que Jean-Louis Robert débute son exposé, qui vise à replacer la Commune dans un temps long, celui des révolutions du XIXe siècle et du mouvement ouvrier.
Il y a d’abord l’héritage de 1848, celui de la République démocratique et sociale. La souveraineté du peuple ne peut pas être représentée, car elle ne peut pas être aliénée. D’où les multiples formes d’auto-organisation, au niveau des quartiers, des ateliers, de la Garde nationale, dans l’occupation de la rue, dans les formes d’intervention populaire (envoi de délégations à l’Hôtel de Ville, de pétitions…).
Il y a aussi l’héritage des associations ouvrières, apparues depuis les années 1830 et auxquelles 1848 donne un coup de fouet. Elles expriment la volonté de regrouper tous les ouvriers dans des ateliers de production, qui sont la propriété collective du métier tout entier. Et malgré la répression de juin 1848, malgré le coup d’État de 1851, elles continuent leur vie souterraine. En 1850, plus de 250 coopératives ouvrières existent encore à Paris. Ainsi la société des ouvriers bronziers, dissoute après juin, est recréée en 1849, à nouveau dissoute en 1851, mais survit et réapparaît en 1857 sous le nom de Société de crédit mutuel des ouvriers en bronze, et compte à cette date 6 000 adhérents. Au total, il existe 106 chambres syndicales à Paris en 1870.
Enfin — et c’est une perspective originale ouverte par Jean-Louis Robert — il y a ce qu’il appelle la « mémoire sensible » ou « mémoire émotive », qui s’exprime notamment à travers l’image. Pour l’illustrer, il s’appuie sur une série de dessins et de caricatures de 1871, qui mettent en scène le Premier empire, juillet 1830, un Thiers louis-philippard, juin 1848, et qui expriment toutes un rapport à un passé encore vivant.
Prenant la suite de Jean-Louis Robert, Quentin Deluermoz recherche les temporalités à l’œuvre dans la Commune. Comment cet événement si court a-t-il pu avoir un tel impact ? Il passe d’abord en revue les différentes interprétations : celle des marxistes, qui intègrent la Commune dans l’histoire des révolutions et du mouvement ouvrier ; celle des anarchistes, qui n’y voient que spontanéité, sans nécessité de se référer au passé ; celle des républicains, focalisés sur la IIIe République, dont elle ne serait qu’un prologue de peu d’importance…
Enfin des historiens, comme Tombs ou Rougerie, reviennent à l’événement, au « moment Commune ». Quentin Deluermoz va ensuite s’attacher à démêler les différentes temporalités en jeu.
D’abord l’histoire événementielle des soixante-douze jours de la Commune, où il faudrait, sous l’histoire parisienne, distinguer aussi les histoires de quartier.
Ensuite, le temps cyclique des révolutions, où reviennent des schèmes de comportement hérités des révolutions antérieures, notamment de la Grande Révolution : dans les mots (« citoyens, citoyennes »), dans les lieux (l’Hôtel de Ville, haut lieu des révolutions parisiennes), dans les pratiques (la Garde nationale, les barricades, les clubs, etc.).
Enfin, le temps vécu, celui du moment révolutionnaire : qui étaient les communards ? Des militants aguerris ou des néophytes ? Des militants à temps plein ou occasionnels ?
Les soixante-douze jours de la Commune concentrent tout un « passé compacté », où coexistent la mémoire des révolutions passées, l’impact des mutations économiques et sociales du Second Empire, des transformations urbanistiques (« l’haussmannisation »), et où rejoue un passé parfois très lointain. La Commune renvoie à l’assemblée communale de 1871 ; mais aussi à la Commune de 1793-1794 ; ou même aux « communes » des révoltes d’Ancien Régime ou du Moyen Âge (Étienne Marcel).
Quentin Deluermoz prend l’exemple des pillages et des destructions dans les édifices religieux. Il est évident que pèse ici le souvenir de la déchristianisation en 1793-1794. Mais certaines profanations ou destructions renvoient aussi à l’iconoclasme protestant du XVIe siècle, toujours enfoui dans les mémoires.
Toutes ces temporalités se télescopent. La Commune appartient-elle au monde ancien ? Ou est-elle l’aurore d’un monde nouveau ? En fait, elle crée son propre temps ; elle est un « tremblement », qui crée quelque chose de neuf. Le fait qu’elle a été tuée dans l’oeuf rend possibles toutes les interprétations. En fin de compte, la Commune échappe aux historiens.
Après ces deux exposés, un long débat de près d’une heure permet de préciser et d’éclairer de nombreux points.
MICHEL PUZELAT
Notes
(1) On ne présente plus Jean-Louis Robert. Sachez simplement qu’il prépare pour l’année prochaine un ouvrage sur la Commune.
(2) Principaux ouvrages de Quentin Deluermoz : Policiers dans la ville. La construction d’un ordre public à Paris. 1854-1914, Publications de la Sorbonne, 2012 (sa thèse) ; Le crépuscule des révolutions, 1848-1871, Le Seuil, Histoire de la France contemporaine, t. III, 2012. Il prépare lui aussi un ouvrage sur la Commune.
L’intégralité des deux conférences a été enregistrée grâce aux bons soins de Jean-Pierre Theurier. On peut les visionner sur notre site : https://www.commune1871.org/association/soirees-d-histoire/852-3eme-soiree-d-histoire-la-commune-n-a-pas-tout-invente