Une adhérente parisienne de notre association, Mme Ginette Marty, nous a confié le dossier de jugement de son arrière-grand-père, François Odend’hal (1828-1891), « inculpé de participation à l’insurrection parisienne ». Outre le relevé de deux interrogatoires, le dossier contient le jugement daté du 5 janvier 1872 et le signalement du prévenu. Il semble donc intéressant, après une mise en contexte, de restituer, en partie seulement, vu la longueur du document, les interrogatoires de ce fédéré inconnu.
Ginette Marty, descendante de communard et adhérente de notre association depuis une vingtaine d’années, est aujourd’hui âgée de 95 ans. Passionnée de chanson française, elle est devenue auteur-compositeur-interprète, tout en reprenant des chansons de femmes. Historienne aussi de la chanson, elle a notamment publié avec son mari un Dictionnaire des chansons de la Révolution (éd. Tallandier, 1988). Il est enfin possible de l’entendre sur son site très bien conçu : https://ginettemarty.wordpress.com/
Selon la notice du Maitron (1), François Odend’hal est un Mosellan, né à Saint-Avold en 1828. Il a d’abord embrassé une carrière militaire, comme engagé volontaire dans l’armée impériale. Mais, après 4 ans de service, il est libéré avec le grade de sergent de grenadier et « une épinglette d’honneur ». Retourné à la vie civile, il s’installe à Paris. Marié depuis 1864 et père de deux enfants, il habite en 1870 à Aubervilliers et travaille comme cardeur de crins (2) au Chemin de fer de l’Est.
Remis aux versaillais par les Prussiens, qui l’ont arrêté à la porte du Pré-Saint-Gervais, il est incarcéré à Cherbourg sur le ponton Le Bayard, lieu du premier interrogatoire. Devant l’engorgement des prisons de la région parisienne, près de 20 000 communards en attente de jugement sont parqués sur ces vieux navires désarmés et amarrés dans les ports de l’ouest (Brest, Rochefort…) (3). Les conditions de détention y sont particulièrement dures, comme le souligne Lissagaray à propos du Bayard dont le commandant
fit de son vaisseau un diminutif de l’Orangerie (4). Les flancs de ce navire ont abrité les actes les plus abominables qui ont souillé l’histoire de la marine française (5).
La répression judiciaire : l’inculpation de François Odend’hal
Au cœur de l’été 1871, la répression judiciaire est confiée par Thiers et le garde des Sceaux à la justice militaire. Or, avant même la réorganisation en août 1871 des Conseils de guerre, pour faire face à la masse de prisonniers à faire comparaître, le ministre de la Marine a ordonné en juin que « des substituts des rapporteurs près des Conseils de guerre de la 1ère division partent pour les ports où ils vont procéder à l’interrogatoire des insurgés sur les pontons »(6). Renseignés par les enquêtes de police, les 69 officiers militaires instruisent à charge sur les lieux même de détention, interrogeant jusqu’à 400 prisonniers par jour, selon l’historien R. Perennès. Les prévenus sont ensuite présentés devant la 1ère division militaire de Versailles, seule habilitée à les juger.
François Odend’hal a subi ainsi deux interrogatoires, le 8 août 1871 devant le 4e Conseil de guerre sur le ponton Le Bayard et le 19 décembre 1871, à Saint-Cloud, peu avant le jugement par le 13e Conseil de guerre. Les substituts chargés de le questionner sont deux capitaines, anciens officiers de l’armée impériale. Face à eux, Odend’hal, pour se défendre, cherche à l’évidence au départ à nier les faits. Mais, plus qu’un témoignage détaillé d’un fédéré sous la Commune, ces procès-verbaux d’interrogatoire, en dévoilant le fonctionnement ordinaire de la répression, révèlent le caractère implacable et expéditif d’une justice militaire avant tout revancharde. Avec raison, le célèbre avocat, Me Maurice Garçon, parlait d’une « abominable parodie de justice, qui facilita toutes les lâchetés et autorisa toutes les cruautés. » (7)
1. La visite à son frère (ponton le Bayard, le 8 août 1871)
Demande : À quelle époque avez-vous quitté le Chemin de fer de l’Est ?
Réponse : À la fin de 1870, parce que vu la guerre, l’ouvrage a manqué et j’ai été alors m’employer aux Magasins généraux dits le Pont de Flandre, où je suis resté jusqu’au commencement de mai. J’y gagnais 3 francs 50 centimes par jour et on nous payait tous les soirs.
D : Faites-moi connaître l’emploi de votre temps des premiers jours de mai au jour de votre arrestation.
R : J’ai quitté les Magasins généraux parce qu’il n’y avait pas d’ouvrage. J’ai travaillé 8 jours chez M. Drouard à Aubervilliers, où on fait les engrais. Je suis donc resté sans ouvrage du 16 mai jusqu’au jour de mon arrestation. Toutefois, je vous ferais observer que je n’ai pas été arrêté mais que je me suis rendu.
D : Pour que vous vous soyez rendu aux autorités, il fallait que des charges pèsent contre vous. Faites-moi connaître pour quels motifs vous vous êtes rendu aux autorités.
R : Je suis rentré dans Paris le 21 mai puisque j’habite Aubervilliers pour aller voir mon frère, rue Suger. [Il raconte alors dans le détail avoir croisé des groupes de fédérés qui tentèrent de l’enrôler.]
D : Vous déclarez donc bien d’une manière affirmative n’avoir pas servi la Commune.
R : Je le déclare d’une manière affirmative ne l’avoir jamais servie. »
Finalement, Odend’hal, pressé par l’officier, finit par se rétracter.
« Demande : Avez-vous fait partie du bataillon du père Duchêne ? Remarquez bien les demandes que je vous fais et réfléchissez avant de me répondre.
Réponse : Eh bien oui, j’ai fait partie du bataillon du père Duchêne, à la 4e compagnie.
D : Quel grade aviez-vous dans ce bataillon ?
R : Aucun.
Au terme de l’interrogatoire, le substitut l’interpelle :
Odend’hal, votre première déclaration est un tissu de mensonges destiné à me cacher la vérité et ce n’est que poussé dans vos derniers retranchements que vous finissez par m’avouer vos agissements et que vous avouez avoir servi la Commune, après m’avoir déclaré de la manière la plus affirmative ne l’avoir jamais servie…
Plus loin, il ajoute :
En vous tournant contre vos anciens camarades, vous avez fait preuve du plus mauvais esprit. De plus, en admettant que n’ayez pas eu d’ouvrage, il vous était loisible, habitant hors Paris, d’aller chercher en province. Vous êtes donc sans excuses.
2. Son activité militaire (salle du greffe à Saint-Cloud, le 19 décembre 1871)
Demande : Pourquoi êtes-vous entré dans le bataillon du Père Duchêne ? (8)
Réponse : C’est la misère qui m’y a obligé.
D : Quel grade avez-vous occupé dans ce bataillon ?
R : J’ai rempli les fonctions de sergent à la 4e compagnie, depuis le 11 jusqu’au 20 mai.
D : Avez-vous porté l’uniforme de votre bataillon ?
R : Non, je n’ai jamais eu qu’un fusil, un ceinturon et une cartouchière.
D : Quel service avez-vous fait du 11 mai jusqu’au jour de votre arrestation ?
R : Nous sommes restés dans l’inaction à la caserne de la Cité jusqu’au 22 mai. Le 22 mai, nous avons été armés au Panthéon vers 2 heures de l’après-midi. Nous y sommes restés jusqu’au 23. Le 23, un groupe de 70 hommes a occupé une maison en construction dans la rue de Rennes. J’ai tiré personnellement dix ou douze coups de fusil sur la gare de l’Ouest [actuelle gare Montparnasse]. Nous avons passé la nuit dans cette maison. Le 24, vers onze heures, des hommes ont crié : les Versaillais sont là ! Il y a eu un sauve-qui-peut général. J’ai traversé le Luxembourg et j’ai trouvé 12 hommes de ma compagnie. Nous nous sommes éloignés des barricades. Nous avons passé le pont d’Austerlitz et le soir nous avons couché à la mairie du XIe arrondissement.
3. L’arrestation du citoyen Odend’hal (Saint-Cloud, le 19 décembre 1871)
Demande : Qu’avez-vous fait à la mairie du XIe arrondissement ?
Réponse : Rien. On construisait sur la place à hauteur du boulevard du Prince Eugène [actuel boulevard Voltaire] une barricade qui n’a jamais fonctionné activement et à la défense de laquelle je n’ai pas pris part. D’ailleurs, les troupes ne s’y sont pas présentées. Je suis resté près de cette barricade le 25 et le 26 ; le 26 à dix heures, je suis parti à Belleville. La panique y régnait, les obus tombaient sur les maisons. Il n’y avait plus rien à faire. Les 8 hommes qui étaient avec moi ont passé la nuit dans une maison de la rue de Paris et le 27, j’ai parlementé avec les Prussiens. Ils m’ont arrêté, conduit à la mairie de Pantin et remis entre les mains d’un gendarme français.
Le jugement est au final prononcé le 5 janvier 1872. Le 13e Conseil de guerre le condamne à la déportation simple et à la privation des droits civiques. Embarqué sur Le Var, il sera détenu à partir de février 1873 en Nouvelle-Calédonie, sur l’île des Pins. Rapatrié en France en mars 1879, il mourut dans l’anonymat à Paris en décembre 1891.
In fine, pour les lecteurs intéressés, il est possible de consulter le document dans son intégralité à la bibliothèque des Amies et Amis de la Commune.
ÉRIC LEBOUTEILLER
Notes
(1) J. Maitron (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (1864-1871), Éd. Ouvrières, t. 8, 1970.
(2) Ouvrier qui démêle et peigne les fibres textiles.
(3) Roger Pérennès, Déportés et forçats de la Commune : de Belleville à Nouméa, Ouest Éditions, 1991.
(4) Prison versaillaise réputée pour les sévices subis par les prisonniers.
(5) P.-O. Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, La Découverte (rééd.), p. 398.
(6) Télégramme ministériel du 20 juin 1871, cité par R. Pérennès, op. cit., p. 64.
(7) Réflexion citée par J. Rougerie, La Commune et les Communards, Gallimard, 2018 (rééd.), p. 118.
(8) Bataillon de francs-tireurs proche du célèbre journal communard, Le Père Duchêne. Cf. M. Vuillaume, Mes cahiers rouges, La Découverte, 2011 (rééd.), p. 171.