En s’adressant à la Haute Assemblée, le 22 mai 1876, Victor Hugo, nouvellement élu sénateur de la Seine, n’ignorait pas que la Chambre des Députés, quoique majoritairement républicaine depuis son renouvellement le 8 mars, venait de rejeter cinq propositions d’amnistie. Il la demanda néanmoins « pleine et entière, sans conditions, sans restrictions ». C’est avec l’assurance que le vote de la loi « approchait » qu’il avait répondu à Louise Simbozel, dont le mari était sur le point de quitter le sol métropolitain :

Ne désespérez pas, Madame. En attendant, je ferai tous mes efforts pour empêcher ce fatal départ. Comptez sur moi.

 Extraits des Carnets de Victor Hugo
Extraits des Carnets de Victor Hugo

La supplique d’une épouse

Le 2 février précédent, Hugo avait reçu de Léontine Simbozel, qui signait Louise, la lettre déchirante d’une infortunée : « Mon mari professait un véritable culte pour vous ; il avait foi dans votre grand et généreux cœur, qui a toujours plaidé en faveur des plus humbles et des plus malheureux. C’est pourquoi je vous adresse ma prière. Un navire va partir de Saint-Brieuc le 1er mars prochain pour la Nouvelle-Calédonie, contenant tous les prisonniers politiques, et mon mari en fait partie. Jugez de ma douleur. Si je le suis, comme c’est mon devoir, je laisse mon père et ma mère sans ressources, trop vieux pour gagner leur vie ; je suis leur seul soutien, puisqu’il n’est plus là. […] Si Dieu voulait que, par votre généreuse intervention, vous puissiez les sauver de cette affreuse mer qui doit les emporter loin de leur patrie ! »

Léontine Célestine Rolland, lingère, née à Paris, le 16 août 1834, était domiciliée au n° 2 de la rue Le Regrattier, en l’île Saint-Louis, chez ses parents, tous deux sans profession, quand elle épousa, le 30 novembre 1875, Alfred Simbozel, dont père et mère étaient décédés, sans qu’il en connût « les lieux et époques ».

Les antécédents du condamné

Que sait-on d’Alfred ? Qu’il était né le 1er septembre 1840 à Paris, que, fils d’un menuisier, il devint lui-même sculpteur sur bois, que, veuf, il vécut avec sa fille Victoire, de juillet 1869 à mai 1871, passage de la Bonne-Graine, dans lequel étaient établis des ateliers d’ébénisterie. Mais il demeure bien des incertitudes sur les actes qui le firent condamner, car son cousin germain, doreur sur bois, fut également poursuivi, et la confusion est admise par un des rapporteurs ; pourtant Alfred, plus vieux de six années, culminait à 1,81 m, alors que Charles Achille ne mesurait que 1,56 m. Lequel d’entre eux deux fut membre de l’Internationale, section Faubourg-du-Temple, lequel servit la Commune en qualité de membre de la délégation municipale du XIe arrondissement, lequel fut « préposé à l’armement et à l’équipement » de la garde fédérée ?

Charles Achille, ayant « purgé sa contumace », à la suite du jugement du 8e conseil qui l’avait condamné, le 4 septembre 1872, à la déportation dans une enceinte fortifiée, fut acquitté par le 3e conseil, le 16 mai 1873. À cette date, Alfred, qui avait disparu de son domicile à la chute de la Commune, était toujours recherché. Deux ans après, toujours en fuite, il était condamné par contumace à la déportation en enceinte fortifiée :

Coupable d’avoir pris part à de nombreux engagements et [s’être] montré l’un des plus ardents défenseurs des barricades. On recueille de très mauvais renseignements sur son compte ; il vivait avec une fille de mauvaise vie et aurait été un chaud partisan de la Commune.

On ne sait où il trouva refuge. Un des dossiers contient deux lettres d’Angleterre, signées du pseudonyme de Flament : comme elles sont respectivement datées du 8 juin 1871 et du 3 août 1874, la tentation serait grande de les attribuer à Alfred, si un de ses employeurs n’avait pas, par la suite, fait valoir qu’il avait continûment travaillé pour lui, à son entière satisfaction. Quoi qu’il en soit, il finit, sur dénonciation, par être arrêté à Paris en avril 1875. Ayant reconnu avoir « exercé les fonctions de capitaine d’habillement dans l’insurrection », il s’honorait d’avoir fait remettre en liberté deux députés, sauvé la vie du fils d’un agent de ville et fait éteindre l’incendie allumé à la mairie de son arrondissement. Aussi, le 5 mai, le 3e conseil ramenait-il sa condamnation à la déportation simple. Son mariage avec Léontine fut célébré à la mairie du IVe arrondissement, sans que l’acte indique qu’il avait été extrait de la prison de la Santé ; du moins, il porte la signature de Charles Achille qui était un de ses témoins.

L’embarquement pour la Nouvelle-Calédonie

Son recours en grâce ayant été rejeté le 27 novembre 1875, Alfred fut transféré le 18 décembre à Saint-Brieuc, où il attendit son départ. Les démarches de Victor Hugo demeurèrent vaines quoiqu’il les eût multipliées : il écrivit au président de la République, le 7 février, puis le 10, après avoir reçu la réponse évasive d’un « sot secrétaire » ; le même jour, il sollicitait du président de la commission des grâces « l’ajournement du départ de condamnés politiques annoncé pour le 1er mars, huit jours avant la réunion des nouvelles Chambres » ; le 17, il « persiste à l’espérer », quoique, dans l’intervalle, il eût été informé que, « la commission des grâces étant dispersée, on ne pouvait espérer une décision prochaine » ; le 20, il fit une ultime tentative auprès de Mac-Mahon :

Je mets sous vos yeux une nouvelle prière qui m’est adressée au nom de huit malheureuses femmes de condamnés compris dans le convoi du 1er mars. Cette lettre vous touchera, je n’en doute pas, et je persiste à espérer de votre humanité un ordre de sursis.

Hugo eut beau insister sur « l’éventualité de l’amnistie », la Loire partit à la date prévue de Brest, emportant dix déportés. On sait que la proposition qu’il défendit le 22 mai, « pour fermer toute la plaie, éteindre toute la haine », ne recueillit que dix voix… Les lettres échangées ayant été rendues publiques, les journaux conservateurs se déchaînèrent. L’Univers suggéra que « l’épître » de Louise avait pu être « dictée par M. Hugo lui-même ou ses amis », puisqu’elle « insiste autant sur la gloire de M. Hugo que sur l’innocence de M. Simbozel » ; Le Figaro invita à « ne point s’extasier sur la belle âme de M. Hugo » :

A-t-il écrit des lettres pour l’archevêque de Paris, pour M. Bonjean, pour les prêtres, pour les gendarmes entassés dans les cachots de la Commune ? Sa voix aurait peut-être été écoutée. Il s’est tu alors ! Eh bien ! qu’il continue à se taire !

La « confusion » des peines

Le vieux briseur de fers, André Gill, La Petite Lune. À propos de l’amnistie, Bibliothèque nationale

Alfred Simbozel avait été curieusement débarqué, le 22 juin 1876, à la presqu’île Ducos, siège de l’enceinte fortifiée, « un enfer oublié par Dante », écrivait-il à Louise, dans une lettre retenue par l’administration pénitentiaire : « Surtout chasse de ta pensée l’idée de me rejoindre, ce serait notre malheur à tous. La presqu’île est inhabitable matériellement et moralement. Les vivres sont en quantité suffisante pour ne pas mourir, mais insuffisante pour vivre ». Et pourtant il dut quitter, bien malgré lui, cet « enfer », le 12 juillet 1878, pour subir une « aggravation de peine » à l’île des Pins, « où l’on ne peut travailler », une erreur administrative l’ayant substituée à la déportation simple à laquelle le conseil de guerre l’avait condamné.

En dépit des multiples recommandations dont il bénéficia de membres de l’Assemblée nationale et du Sénat, du neveu de Victor Hugo, Paul Foucher, de ses employeurs, et de l’aumônier de la prison de la Santé, en dépit des bonnes notes que lui décerna le service de la déportation, et même du soutien qui lui fut apporté par le gouverneur Olry, en dépit des succès qu’il remporta à l’Exposition de Nouméa et à l’Exposition universelle de Paris, ses recours successifs furent rejetés. Demeurait le stigmate d’une enquête à charge :

Le résultat des informations prises sur son compte, au moment de son arrestation, chez une fille Rolland, sa maîtresse, lui est de tout point défavorable : c’est un paresseux et un débauché dont la conduite a toujours été fort mauvaise.

Discrédit auquel son épouse et ses beaux-parents avaient opposé une dénégation indignée.

Ce n’est que le 30 mai 1878 que Hugo reçut du ministère de la justice l’avis que « la grâce » était accordée au déporté. En fait, Alfred n’avait bénéficié que d’une commutation en quatre années d’emprisonnement à partir du jugement : la décision lui fut notifiée le 31 juillet et il fut rayé des contrôles, le 29 novembre, jour de son embarquement sur la Loire. À son arrivée à Brest le 19 mars 1879, il aurait dû se trouver définitivement blanchi, par suite du vote de l’amnistie partielle, si n’avaient été exclus de son bénéfice « les individus [ayant] été condamnés à plus d’un an de prison pour crimes ou délits de droit commun, indépendamment des faits politiques qu’elle prévoyait ». Or il avait été poursuivi, en 1862, pour escroquerie et abus de confiance et avait purgé 15 mois de prison. Il ne s’en était d’ailleurs pas caché quand il écrivait du dépôt de Saint-Brieuc :

Après une jeunesse dissipée, fruit de la trop grande liberté avec laquelle j’ai été élevé, j’ai fauté, à l’âge de 20 ans, en abusant du nom de mon père. Depuis, par mon travail et à l’aide d’un petit avoir venant de ma mère, j’ai réparé les pertes que j’avais fait éprouver aux victimes de leur confiance en moi.

De fait, il aurait pu être assigné à résidence en province, comme l’envisageait le sous-préfet de Brest en exposant son cas au préfet du Finistère :

Il lui sera difficile d’exercer sa profession ailleurs qu’à Paris, où sa femme est établie. Il paraît digne d’intérêt. Puis-je le diriger sur la capitale ?

Sollicité, le ministère de l’Intérieur autorisa Simbozel à séjourner « provisoirement » à Paris, où Louise avait été reçue à dix reprises à la table de Hugo. Après une malencontreuse lacune durant les cinq premiers mois de l’année, les Carnets de Hugo nous apprennent que, le 10 juin, le rapatrié accompagnait son épouse avenue d’Eylau, et qu’un prêt de 160 F leur était accordé au mois d’août.

Alfred ne semble plus s’être mêlé de politique jusqu’à son décès, au domicile conjugal, rue Saint-Jacques, dans le Ve arrondissement, le 23 mai 1914. Deux années plus tard, Louise mourait à l’hôpital Cochin à l’âge de 82 ans.

YANNICK LAGEAT

Sources

Hugo V., « Le condamné Simbozel », Actes et Paroles, III, Depuis l’exil (1870-1876), Politique, Œuvres complètes, Robert Laffont, Paris, 1985, 1 172 p.

Hugo V., Carnets, 1er janvier–30 décembre 1876. BnF, Mss, N.A.F. 13480.

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b530382945.r=carnets+de+Victor+Hugo.langFR

1er juin-31 décembre 1879, 1er janvier-31 décembre 1881, 1er janvier-30 novembre 1882 et 1er janvier-12 mai 1885. BnF, Mss, N.A.F. 13486.

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53067350p

S.H.D., Vincennes, GR 8 J 36, GR 8 J 80, GR 8 J 196, CC 3 2180.

A.N., Pierrefitte, BB/24/815.

ANOM, Aix-en-Provence, COL H 101.

A.D. Côtes-d’Armor, Saint-Brieuc, 1 Y 37.

A.D. Finistère, Brest, 1 Y 107 et 1 Y 108.

Dernières publications sur le site