Les souffrances qu'endurèrent au cours de leur voyage les communards condamnés à la déportation ne nous étaient connues à ce jour que par quelques récits de transportés, encore ces notations sont-elles presque toutes fort brèves, les narrateurs ne s’attardant guère dans la description des tourments endurés, à l'exclusion d'Henry Bauer auquel nous ferons de larges emprunts. Deux documents ignorés, semble-t-il, des historiens de la Commune, et dont les auteurs abordant le sujet sous l'angle médical décrivent scrupuleusement les conditions d'existence imposées aux détenus durant leur transportation nous ont été récemment communiqués.
Il s'agit de deux thèses traitant toutes deux des épidémies de scorbut qui se déclarèrent en 1872 et 1873, sur les transports en route pour la Nouvelle-Calédonie. Ces thèses de doctorat, rédigées par deux médecins de la marine qui firent l'un et l'autre campagne à bord de bâtiments où sévit le mal, ont été soutenues à la Faculté de Médecine de Paris en 1874. On contestera d'autant moins l'objectivité de leur témoignage que celui-ci est la conséquence directe des observations faites sur place par deux hommes exempts — au départ — de toute sympathie particulière pour les vaincus de la Commune dont la prise de position s'opposait, de toute évidence, aux options de ces médecins titularisés.
Des extraits de mémoires de transportés confrontés aux passages les plus marquants de ces thèses permettront de constater que si le manque d'espace et le manque de lumière dont souffrirent tous les détenus sont à l'origine du scorbut qui fit tant de ravages parmi les communards entassés sur les vaisseaux que l'on qualifiait non sans cynisme d’ « aménagés » pour la transportation, il est d'autres souffrances, physiques et morales, dont, à notre connaissance, au moins un commandant de bord porte l'entière responsabilité. C'est ainsi que la haine conjointe à une humeur atrabilaire allait pendant des mois, jour après jour, s'exercer sur l'une de ces prisons flottantes.
Entre les divers navires affectés au transport des communards : le Rhin, la Guerrière, la Garonne, le Var, la Sibylle, l'Orne, le Calvados et la Virginie, c'est à la Danaé que revient le triste privilège d'avoir été le lieu des sévices en question.
Quand on a passé sur la Danaé, rien ne peut plus faire mal ensuite; l'épreuve est décisive et fortifiante.
Non sans humour noir, c'est en ces termes que, dans sa relation, s'exprime Henry Bauer (1), un étudiant, condamné par les Versaillais à la déportation. Combattant de la Semaine sanglante (à la barricade de la rue Vavin, « Maxime Lisbonne et Henry Bauer tiennent comme des enragés », rappellera Jules Vallès dans l'Insurgé, Bauer, le 1er mai 1872, devait quitter Saint-Martin-de-Ré pour Rochefort où il embarquait sur la Danaé :
masse haute et sombre (2), d'une élévation disproportionnée avec sa longueur, antique frégate de bois à une batterie, qu'on avait rehaussée d'un étage, pour l'approprier au transport des forçats en Nouvelle-Calédonie.
Voici comment le voyageur malgré lui nous décrit son arrivée à bord :
Allons ! dépêchez-vous et plus vite que ça ! » crie une voix rude et, sur le pont, entre deux rangées de soldats, j'entre dans un carré de filets d'abordage, entouré de matelots le sabre au clair ou le pistolet au poing. A l'un des angles de cette muraille flottante s'ouvre la gueule d'un canon où veille un canonnier. Au centre, une vingtaine de mes compagnons nus, mais nus comme la main, grelottent au vent et à la pluie. On leur a enlevé vêtements et linge pour une fouille minutieuse qui dure.
"Déshabillez-vous", ordonne le c a p i ta i n e d'armes... Et comme j'hésite :
"Obéissez ou je vous fait mettre aux fers et déshabiller de force."
...Cependant, l'officier de quart, un enseigne de vaisseau « que cette scène révolte et qui, pour s'être montré à plusieurs reprises compatissant envers Henry Bauer, sera par la suite frappé de quinze jours d'arrêts de rigueur s'approche et dit sèchement au capitaine d'armes :
"C'est écœurant à la fin, en voilà assez ; laissez ces malheureux descendre dans la batterie."
"Je vous demande pardon, monsieur lngouf, mais j'ai des ordres formels du commandant et je suis obligé de les exécuter", répond l'homme de police du bord.
Dépouillés du contenu et de leurs sacs et de leurs poches, y compris des lettres de parents ou d'amis dont les gardiens font en se gaussant des lectures à voix haute, Henry Bauer et ses compagnons, étant enfin autorisés à se rhabiller, sont dirigés vers leur lieu d'incarcération dont le jeune homme, "depuis un mois, j'avais vingt-ans", dit-il, nous trace le tableau suivant :
"De chaque côté de l'entrepont règne un parallélogramme d'énormes barreaux de fer d'environ trois mètres cinquante de large, de vingt mètres de long et d'un mètre quatre-vingt-dix de haut; c'est exactement en plus long et en moins haut la cage des fauves du Jardin des Plantes de Paris. A l'extrémité, enfilant toute la cage, allonge son cou contre les barreaux un canon dont chaque matin sera changée ostensiblement la boîte à mitraille. Deux sentinelles, baïonnette au fusil chargé, sont de faction devant la cage : l'une garde la porte de fer qui y donne accès, l'autre circule dans la coursive, étroit couloir entre les barreaux et les sabords du navire..."
L'aspect de cette cage m’émut singulièrement et j'en fus consterné. J'y devais passer cinq mois, cent cinquante-trois jours, et, durant la première heure, je perdis courage...
Quatre cages semblables occupent l’entrepont et, dans chacune d'elles, sont enfermés soixante-quinze à quatre-vingts hommes.
À la porte de la cage était pratiqué un guichet par l'ouverture duquel les surveillants passaient la nourriture aux déportés dans des baquets de bois cercles de fer. Les plats, c'est le nom de ces récipients, ne différaient pas sensiblement des auges où j'avais vu, à la campagne, donner la pâtée aux porcs. Mais pouvait-on user de vaisselle de faïence, brisée au premier coup de mer ? Aussi bien le commandant de la Danaé avait tenu à ne point adoucir notre traitement réglé sur celui des forçats.
La nourriture se composait d'un gobelet de café au lever, d'un quart de vin, d'une petite portion de viande et d'un morceau de pain à dix heures, enfin, à six heures, d'une soupe de légumes secs, fayots ou gourganes. C'étaient les vivres du matelot à bord, diminuées du quart de vin du soir et de la ration de tafia du matin...
Les "encagés" étaient répartis par escouade de dix ayant désigné un chef de plat, lequel, à l'heure du repas, allait chercher le baquet au guichet et le portait à ses camarades. Une taquinerie méchante avait privé chacun des ustensiles, gobelets, assiettes de fer blanc, couteaux qu'il rapportait de ses prisons respectives. L'unique gobelet maintenant affecté à dix hommes nous obligeait à boire à tour de rôle et d'un trait la ration de café ou de vin. Faute de couteau, il fallut aux premiers repas déchiqueter en dix parts le morceau de viande fraîche ou d'endaubage à l'aide d'une des cuillères libéralement distribuées à chaque convive. Nécessité rend industrieux, et nous eûmes assez vite fait de donner du tranchant à la cuillère en la frottant contre les barreaux de fer de la cage.
Ainsi, la viande put être assez proprement divisée. Mais, pour éviter toute discussion à propos de la qualité et de la grosseur des portions, elles furent tirées au sort. L'un des intéressés tourne le dos au plat :
"Pour qui celle-ci ?" interroge le chef en désignant une part : "Pour un tel !" et ainsi de suite jusqu'au bout.
Au repas de six heures, le dizainier dépose sur le plancher le baquet de soupe aux haricots, aux pois secs autour duquel s'accroupissent les hommes du plat qui, successivement, plongent la cuillère dans le brouet et la portent à leur bouche, d'un geste régulier...
Chaque jour que la manœuvre le permettait, vers deux heures de l'après-midi, la porte de la cage était ouverte et nous accédions sur le pont où, pendant une demi-heure, nous restions parqués entre quatre murs de filets, cage nouvelle. Si nous respirions un peu d'air pur, ce n'était pas souci du commandant pour la santé de son bétail, mais règlement du ministère de la marine. Du reste, la sortie hygiénique était accompagnée d'une obsession de surveillance. Nous défilions entre les soldats jusqu'au carré de filet. Il était défendu d'approcher à plus d'un mètre de la muraille de corde et nous demeurions au milieu, sans mouvement, exposés a la curiosité des passagers et des passagères : des femmes de fonctionnaires, des officiers d'infanterie de marine ou des commis qui se récréaient du spectacle des fauves encagés et leur lançaient des regards dénués de toute sympathie...
Confondu avec les détenus de droit commun et soumis à ce régime odieux, Henry Bauer est loin de se douter qu'il va sous peu connaître pire et, pour avoir refusé avec Amilcare Cipriani et le forgeron Malézieux, un ancien de 48, d'exécuter une corvée arbitraire, être avec ses deux compagnons d'infortune jeté à fond de cale, les fers aux pieds et enfermé avec Malézieux dans un cachot « d'environ 1,10 m de large,
1,20 m de profondeur, 1,40 m de haut. On ne saurait ni s'y tenir debout, ni s'y étendre, et, attachés à la même barre de justice, nous sommes réduits, Malézieux et moi (3), soit à demeurer assis, soit à nous coucher « en chien de fusil » ...« Nous sommes restés au cachot durant cinquante-sept jours, cependant que la frégate roulait de la côte d’Afrique à la côte d'Amérique et de l'Amérique à l'extrémité de l'Afrique : nous avons vogué au fond de l'in-pace du Sénégal au Brésil, de Sainte-Catherine au Cap; nous subîmes l'écrasante chaleur de la Ligne, torréfiés par la machine en marche qui nous obligeait de nous coucher nus sur la tôle brûlante, et un peu plus loin, aux approches du Cap, les pieds et les mains glacés, nous grelottions, nos dents claquaient, et nous nous serrions l'un contre l'autre pour avoir moins froid. »
Henry Bauer nous a conservé le nom du tortionnaire qui commandait la Danaé : Riou de Kerprigent, un capitaine de frégate, que son aversion pour les insurgés parisiens aura conduit aux actions les plus viles. Cependant, les officiers des transports, comme nous l'avons dit, n'eurent pas tous la mentalité d'un garde-chiourme. Certains déportés ont tenu à le souligner. C'est ainsi que Gaston da Costa, dans la Commune vécue (4), rend hommage à l'esprit d'équité du baron de Vilmereuil, un commandant « légitimiste et très dévôt », qui autorisa, sur leur demande, les détenus libres-penseurs à ne pas participer aux offices, alors que, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, il eût parfaitement pu les contraindre à assister à la messe et, « sur refus persistant », à en faire fusiller quelques-uns sur le gaillard d'arrière de son navire.
Louise Michel, de son côté, note également que, à bord de la Comète qui la transporta de La Flochelle à Rochefort, elle et ses compagnons de captivité furent traités « en vaincus et non en malfaiteurs » et que le commandant de la Virginie, durant les quatre mois de leur voyage à Nouméa, traita toujours ses détenus avec égard. Pour tous ceux qui sortaient de la prison des Chantiers — Louise, avant de passer en jugement, avait séjourné dans cet enfer — un comportement plus humain de leurs geôliers dont les chefs déterminaient l'attitude, devaient permettre aux condamnés de reprendre un tant soit peu courage, d'envisager plus sereinement l'avenir.
Henry Bauer ne parle guère de l'épidémie de scorbut à bord de la Danaé, cependant, il signale que, au départ du Cap, « un brave cordonnier nommé Labis » mourut après quatre jours de maladie et fut immergé. Par contre, à bord du Rhin, Da Costa, qui fit comme tous ses camarades la traversée dans une cage de fer :
nous étions soixante et quelques condamnés de la Commune mêlés à trois cent soixante forçats de droit commun...
et qui, parti de Toulon le 23 janvier 1873, débarqua quatre-vingt-dix-sept jours plus tard, le 2 mai, à l'île Nou, signale que le scorbut non seulement fit de nombreux ravages parmi les détenus, mais que les membres de l'équipage n'en furent pas exempts.
Aux relations de déportés, les deux thèses qui font l'objet principal de cet article apportent à leur tour, sur les conditions d'habitat des transportés et sur la virulence de l'épidémie de scorbut qui chaque fois en fut la conséquence, un témoignage d'autant plus probant que rédigé par deux médecins de la marine, leurs exposés présentent un caractère d'authenticité qui leur confère valeur de documents quasi officiels. Dans l'une comme dans l'autre de ces thèses, le lecteur, par ailleurs, ne manquera pas de remarquer plus ou moins sous-jacente à l'objectivité du compte rendu la pitié qu'éprouvèrent les deux jeunes docteurs pour des hommes qui, durant des mois, subirent une promiscuité semblable à celle qu'enduraient les esclaves sur les vaisseaux négriers et dont de surcroît les deux tiers —- ceux de la batterie basse — du réveil au coucher, de l'aube au crépuscule, vécurent dans une obscurité presque totale.
Présentée et soutenue le 1er juillet 1874, la première thèse a pour auteur Nicolas-Paul Aymé, natif d'Arles, dans les Bouches-du-Rhône. Elle s'intitule : Relation de l'épidémie de scorbut du transport l'Orne dans sa campagne en Nouvelle-Calédonie en 1873 (5), et débute par ces lignes :
Embarqué comme médecin en second sur le transport l'Orne, chargé d'un convoi de déportés pour la Nouvelle-Calédonie, j'ai pu observer une épidémie de scorbut qui eut un certain retentissement en France, car tout le monde pensait que « cette peste de mer, comme l'appelle Lind (6), avait terminé ses ravages grâce aux progrès de l'hygiène navale et de la navigation.
Le scorbut existe pourtant sur tous les navires qui portent nos déportés et nos forçats en Nouvelle-Calédonie et, s'il n'est plus aussi redoutable qu'au temps de Lind et d'Engalenus, il présente encore une certaine gravité, témoin l'exemple de la Loire, qui a eut plus de trente cas de mort par le scorbut.
Et Nicolas-Paul Aymé poursuit son récit en ces termes :
L'Orne est un grand transport mixte à deux batteries, destiné à faire autrefois les voyages de Cochinchine, et aménagé spécialement pour le transport des déportés à la suite de la loi sur la déportation (7). La batterie haute présente, sur l'arrière, le carré des officiers, large, bien aéré, avec des chambres parfaitement éclairées ; tout à fait sur l'avant, le poste de l'équipage assez bien installé, assez vaste, pourvu de deux grands panneaux et de sabords qui rendent la ventilation facile...
Dans la partie de la batterie située entre le poste de l'équipage et le carré des officiers, on avait disposé deux grandes cages, séparées par une coursive assez large, à cause des panneaux qui communiquaient avec la batterie basse.
La cage de tribord, d'une capacité de 199 m.c., renfermait 100 déportés. La cage de babord, dont la capacité était de 144 m.c., renfermait 80 déportés.
Malgré l'exiguïté de l'espace réservé à chaque homme, les conditions hygiéniques de la batterie haute sont relativement excellentes. Elle possède des sabords bien percés qui, à cause de leur élévation, ont été rarement condamnés à la mer, et qui laissent pénétrer en abondance l'air et la lumière. Ajoutez à cela les vastes panneaux qui la font communiquer avec le pont, et qui permettent facilement la ventilation de cette batterie.
Malheureusement, il n'en était pas ainsi de la batterie basse, et c'est là que l'épidémie a choisi ses victimes, et qu'elle a exercé ses ravages.
Presque tous les hommes, qui ont dû séjourner dans cette batterie pendant tout le voyage, ont été atteints, quelques-uns fort gravement. Ceux de la batterie haute, soumis pourtant à la même alimentation, et dans des conditions morales identiques, ne nous ont présenté que quelques cas légers, presque insignifiants...
Examinons donc attentivement quelles étaient les conditions hygiéniques de cette partie du bâtiment, et notre tâche sera bien simplifiée quand nous aborderons l'étiologie de la maladie.
En procédant d'arrière en avant, nous trouvons d'abord deux chambres pour les femmes passagères à la ration. Pour économiser l'emplacement, on avait accumulé dans un espace restreint un nombre considérable de couchettes superposées et, comme les sabords étaient toujours condamnés à la mer, et même calfatés, d'où l'impossibilité de les ouvrir pendant les relâches, le renouvellement de l'air ne pouvait se faire que par la porte qui donnait dans la batterie. Aussi, malgré tous les soins de propreté possibles, ces appartements étaient devenus tellement infects qu'ils n'ont pas peu contribué à l'insalubrité de la batterie basse.
Sur l'avant de la batterie se trouve la cambuse et un poste pour les militaires passagers et les passagers libres.
Heureusement ces hommes ne restaient dans ce poste que la nuit après le branle-bas, et pendant toute la journée ils avaient la liberté de séjourner sur le pont.
Tout le reste de la batterie est occupé par deux grandes cages pour les déportés, séparées seulement par une c o u r s i v e très étroite, dans laquelle se trouvaient les panneaux de la cale et de la machine, et les échelles pour communiquer avec la batterie haute.
La cage de tribord, dont la capacité était de 252 m.c., contenait 200 déportés.
La cage de babord, dont la capacité était de 200 m.c., renfermait 160 déportés.
Les sabords de cette batterie ont toujours été condamnés à la mer ; ils ont été calfatés à Brest, ouverts à Nouméa seulement. Il ne faut donc pas compter sur ces ouvertures pour ventiler la batterie...
L'air ne pouvait pénétrer dans cette partie du navire que par les panneaux qui la faisaient communiquer avec la batterie haute et, malgré tous les appareils invités par l'hygiène, la ventilation n'a jamais été suffisante. A cette cause d'insalubrité, il faut ajouter la présence du tuyau de la cheminée de la machine et le four du boulanger, qui ont développé une quantité de chaleur considérable, surtout par les températures élevées des tropiques.
Le thermomètre a atteint bien sou- vent 36 degrés, et les hommes, dont les postes de couchage étaient situés près de la cloison du four, ont été souvent obligés, pendant les chaudes nuits équatoriales, de venir s'entasser à l'autre extrémité de la batterie. Ajoutez à cela la privation de lumière (jamais le moindre rayon de soleil n'a pu pénétrer jusque dans ses profondeurs) et, par dessus tout, une humidité constante, contre laquelle tous nos efforts ont été impuissants.
Voilà quelles ont été les conditions hygiéniques mauvaises qui ont dû agir puissamment sur le développement du scorbut ; résumons-les, en quelques mots: air confiné et vicié par la présence d'un nombre d'hommes trop considérable, privation de lumière, chaleur et humidité constantes.
Après ces considérations indispensables sur la disposition du navire, examinons rapidement les conditions physiques et morales du personnel qu'il contient.
L'équipage, dont l'effectif est de 214 hommes, chiffre peu considérable pour des traversées aussi fatigantes, provient en grande partie de la division de Rochefort. Un certain nombre d'entre eux ont été atteints pendant toute la campagne de fièvres intermittentes contractées dans ce port et, comme l'avaient bien remarqué les auteurs anciens, ce sont ces hommes qui, débilités par les manifestations rebelles de l'infection paludéenne, devaient les premiers payer leur tribut à l'épidémie. Chose plus remarquable encore à bord de l'Orne, eux seuls ont été atteints parmi l'équipage, et tous nos matelots scorbutiques nous présentaient des accès de fièvre intermittente rebelles à toute médication.
Nos passagers civils et militaires, au nombre de 200, ne nous ont présenté aucun cas de scorbut. Leur alimentation était pourtant la même que celle de l'équipage, mais ils ne partageaient pas ses fatigues et n'étaient point affaiblis par des maladies antérieures.
Les déportés embarqués à bord de l'Orne provenaient en partie des dépôts de la Charente, et en partie du fort de Quélern, à Brest. La santé générale était meilleure (je devrais dire moins mauvaise) (8) chez ceux que nous avaient donnés les dépôts de la Charente, et cela tient sans doute à la différence du climat qui est bien plus rigoureux à Brest que dans les îles de Ré et d'Oléron (9).
Aussi les hommes de Quélern nous ont fourni une proportion de scorbutiques beaucoup plus considérable, et c'est parmi eux que nous rencontrerons les cas les plus graves.
Tous ces hommes avaient déjà fait un séjour d'environ deux ans dans les prisons ou sur les pontons dans des conditions fatalement mauvaises, surtout au début, à cause de l'encombrement énorme causé par des arrestations si nombreuses.Statistique des âges
Hommes âgés de moins de 20 ans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
Hommes âgés entre 20 et 40 ans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 339
Hommes âgés entre 40 et 60 ans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173
Hommes âgés au-dessus de 60 ans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6Les conditions morales étaient évidemment mauvaises; le chagrin, le regret de quitter la France et leur famille, le désœuvrement et l'ennui sont des causes de débilitation dont on doit tenir grand compte. Pourtant, je dois constater que, quelque temps après leur arrivée sur l’0rne, la discipline du bord plus intelligente et moins brutale que celle des prisons, peut-être l'espérance d'un bien-être relatif dans le pays nouveau qui les attendait, avaient contribué à relever leur courage, et je ne crois pas que ces causes morales aient joué un grand rôle dans notre épidémie. Les aliments alloués aux condamnés étaient les mêmes en qualité et en quantité que ceux des matelots et des passagers, sauf que la ration du vin était abaissée de 46 à 23 centilitres et l'eau-de-vie supprimée...
On avait délivré à chaque homme un hamac et une couverture. Malheureusement, les bastingages du navire étaient insuffisants à loger les hamacs des déportés: on était obligé de les maintenir sur des barreaux dans les batteries, et la présence de ces objets de couchage était, malgré tous les soins de propreté, une cause d'odeur méphitique dans l'intérieur du navire...
Partis de Brest le 15 janvier, nous relâchions quinze jours après à Dakar pour prendre des vivres frais, de l'eau et du charbon destinés à nous faire traverser rapidement les calmes de la Ligne.
Jusqu'à la fin du mois de février, la santé générale de l'équipage et des déportés était assez bonne, et rien ne semblait annoncer l'arrivée du scorbut. Pourtant, les déportés, qui étaient placés dans la batterie basse, avaient eu beaucoup à souffrir au moment où nous traversions cette zone, que les marins désignent sous le nom pittoresque de pot au noir.
Les pluies torrentielles qui existent constamment dans cette région, la chaleur étouffante de cette atmosphère chargée d'humidité, rendaient le séjour du navire très pénible pour tous, mais principalement pour ceux qui étaient placés dans la batterie basse à proximité des feux de la machine.
Les premiers cas de scorbut furent constatés vers le 2 mars, environ six semaines après notre départ de France, un mois seulement après notre départ de Dakar.
La maladie a donc fait son apparition de meilleure heure que de coutume, puisque, d'après les moyennes de M. Leroy de Méricourt (10), elle ne se déclare généralement que 60 à 70 jours après le départ. Mais il faut évidemment ici tenir compte du séjour antérieur de ces hommes sur les pontons et dans les prisons. La marche de la maladie fut très rapide ; on peut en juger par les chiffres suivants :
Nombre de scorbutiques
Du 2 mars au 13 avril . . . . . . . . . . 175
Lundi 14 avril . . . . . . . . . . . . . . . .. 200
Mardi 15 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
Mercredi 16 . . . . . . . . . . . . . . . . . 240
Jeudi 17 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 260
Vendredi 18 . . . . . . . . . . . . . . . . . 275
Samedi 19 . . . . . . . . . . . . . . . . .. 300
Dimanche 20 . . . . . . . . . . . . . . . . 315
Lundi 21 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 321
Nicolas-Paul Aymé décrit ensuite les divers symptômes du mal dont nous extrairons quelques passages :
Ecchymoses. — M. Cornibert, médecin-major de l'orne, m'a affirmé n'avoir jamais vu de suffusions sanguines (11) aussi étendues dans ses dix-huit années de pratique à bord des navires de l'Etat. Les ecchymoses débutaient le plus souvent par les malléoles (sans doute à cause de la pression du soulier) ; d'autres fois par les parties antérieures et latérales du genou, ou par le creux poplité (12), et de là envahissaient avec une rapidité extrême la presque totalité du membre inférieur...
Cachexie (13) scorbutique. — La période de cachexie scorbutique a été caractérisée chez nos malades par deux symptômes importants : les syncopes et les épanchements pleuraux.
Cette cachexie offre du reste des caractères bien différents suivant les âges.
Chez le vieillard, elle survient rapidement sans être précédée de manifestations cutanées ou buccales importantes ; quelquefois, on rencontre à peine un léger piqueté.
Les principaux symptômes sont alors : le faciès scorbutique, la dyspnée (14), la faiblesse et l'irrégularité du pouls, et la tendance aux syncopes. En un mot, les principales lésions sont du côté du cœur.
Nous avons eu à enregistrer un cas de mort à la suite d'une syncope chez un homme de 55 ans. La peau, d'une coloration livide, terreuse, ne présentait ni ecchymoses, ni indurations, les gencives étaient saines. S'il nous avait été possible de faire l'autopsie, nous aurions sans doute trouvé cette dégénérescence graisseuse du cœur si bien décrite par M. Leven (15). Nous n'avons jamais observé d’épanchements dans la plèvre chez les vieillards.
Les jeunes gens, au contraire, n'arrivaient à la période de cachexie que lentement, et présentaient toujours de larges ecchymoses ou des altérations plus ou moins graves des gencives. Chez eux, les syncopes étaient rares, les épanchements pleuraux étaient très fréquents.
Ces épanchements séro-sanguinolents de la plèvre présentaient quelquefois tous les symptômes de la pleurésie simple, et déterminaient une élévation du pouls et de la température ; d'autres fois, ils ne nous étaient signalés que par la douleur de côté et par les signes fournis par la percussion et l'auscultation...
Héméralopie (16). — Nous avons observé huit cas d'héméralopie, trois parmi nos matelots, cinq parmi les déportés.
Tous nos héméralopes ont présenté des signes incontestables de scorbut, trois d'entre eux étaient même gravement atteints.
Notre relâche à Melbourne, en nous procurant des vivres et des végétaux frais, a fait disparaître en même temps et les manifestations scorbutiques et l’héméralopie...Nous n'avons eu que deux cas mortels à enregistrer: dans le premier cas, la mort est survenue à la suite d'une syncope ; dans le deuxième cas, la terminaison a été décidée par une poussée de tuberculose aiguë au développement de laquelle le scorbut n'a pas dû être étranger.
Le nombre des décès a donc été peu considérable, mais je crois pouvoir affirmer que, sans notre relâche à Melbourne, nous aurions certainement perdu 15 à 20 hommes...
Une ration de vin supplémentaire fut accordée à tous ceux qui présentaient les plus légers symptômes de scorbut, et nous fournissions en outre, sur les ressources de l'hôpital, 100 grammes de vin de quinquina. Le vin est en effet considéré comme un antiscorbutique puissant...
Dans l'épidémie de l’Orne, j'ai observé que les déportés qui ont été atteints le plus gravement étaient complètement dépourvus d'argent, et l'ai appris qu'ils avaient, pendant une grande partie de la traversée, vendu leur ration de vin à leurs camarades plus fortunés; ces derniers, au contraire, ont été généralement épargnés.
Des considérations sur l'étiologie de la maladie terminent le travail de Nicolas-Paul Aymé, mais il est superflu d'en citer des extraits, ce qui précède étant à tous égards assez explicite. Nous allons donc maintenant céder la parole à Paul Ledrain, natif de Cherbourg, dont la thèse : De l'épidémie de scorbut observée à bord du Var dans son voyage à la Nouvelle-Calédonie, fut soutenue à Paris le 11 août 1874 (17). Les conditions de détention étant identiques à bord du Var et de l’Orne, le lecteur ne s'étonnera pas d'entendre Paul Ledrain décrire les mêmes phénomènes et aboutir aux mêmes conclusions que son collègue Nicolas-Paul Aymé.
Même si elles sont parfois nuancées les unes par rapport aux autres, étant donné les différences de caractère et de tempérament des deux hommes, il va néanmoins inévitablement s'ensuivre ici des redites que l'on voudra bien pardonner eu égard au témoignage exceptionnel des deux récits. Il eût été inadmissible d'imposer silence à l'une comme à l'autre de ces voix, les seules du camp adverse qui aient jamais évoqué les misères de la transportation.
Le transport à vapeur le Var, sur lequel nous étions embarqués, en qualité de médecin en sous-ordre, quittait la rade de l'île d'Aix le 10 octobre 1872, faisant route pour la Nouvelle-Calédonie, où il arrivait le 9 février de l'année suivante, après avoir relâché trois jours à Dakar (Sénégal) et neuf jours à Sainte-Catherine (Brésil).
Cinq cent quatre-vingt-quatre déportés avaient pris passage sur ce navire.
De France au Sénégal, la traversée fut excellente sous tous les rapports. A mesure que nous descendions en latitude, la température s'élevait sensiblement, ce qui ne contribua pas pour peu à hâter la guérison de quelques affections légères des voies respiratoires, survenues pendant les premiers froids en France.
De Dakar à Sainte-Catherine, nous n'observâmes que quelques embarras gastriques et quelques cas de lichen et d'érythème dus à la température élevée des régions intertropicales et à l'influence directe des rayons solaires. Mais, pendant notre traversée de Sainte-Catherine à Nouméa, sous l'influence de certaines causes que nous étudierons en détail, il nous fut donné d'observer une épidémie de scorbut qui fit de nombreuses victimes parmi nos déportés, en respectant l'équipage et les passagers libres...
L'équipage du Var comptait 180 hommes. 214 passagers libres étaient également montés à bord. En y joignant les 584 déportés, c'est donc un ensemble de 978 individus qui va durant cent-vingt-deux jours cohabiter sur le transport. Mais, avant d'étudier les conséquences de cet entassement, Paul Ledrain, non sans raison, juge utile d'apporter quelques précisions sur l'état physique et moral des différentes catégories de passagers qui se trouvaient ainsi rassemblés dans l'espace exigu des deux batteries :
L'équipage était composé d'hommes âgés, pour la plupart de 20 à 30 ans, doués d'une constitution vigoureuse, propres par conséquent à résister aux fatigues d'une campagne aussi longue que la nôtre. Quelques-uns seulement, quoique porteurs d'affections chroniques, avaient été sur leur demande maintenus à bord. Mais, dès le commencement du voyage, on reconnut qu'ils ne pourraient être conservés sans danger pour eux; aussi, à notre arrivée à Dakar, nous les renvoyâmes en France.
Les passagers libres appartenaient aux troupes de la marine et aux diverses administrations coloniales ; les autres, et c'était le plus grand nombre, à la compagnie des surveillants du service pénitentiaire. Une partie de ces derniers avaient avec eux leurs femmes et leurs enfants. Avant le départ de France, tous les passagers avaient été soumis à une visite rigoureuse. Nous n'eûmes, dans la suite, qu'à nous féliciter d'une telle mesure. Nos déportés se trouvaient, en arrivant à bord, dans les plus mauvaises conditions, non seulement au point de vue physique, mais encore au point de vue moral. Les deux années qu'ils avaient passées dans les forts et sur les pontons n'avaient pu manquer de produire une perturbation profonde dans leur économie générale. Leur constitution était affaiblie par les privations de toute nature, ainsi que par les impressions morales dépressives qui avaient exercé sur eux une action irrécusable. La nutrition était imparfaite chez ces hommes, et les troubles du système nerveux, en réagissant sur l'appareil circulatoire et digestif, avaient dérangé l'hématose, la calorification et l'ensemble des fonctions vitales. Si ces causes débilitantes avaient continué leur action sur nos déportés, après leur embarquement, nul doute que la scène se fut encore agrandie et que de nombreuses affections eussent éclaté plus tard parmi eux. Mais, grâce au changement de milieu, grâce à la gaieté qui revint en eux sous l'influence de l'entourage et de l'espoir de recouvrer bientôt une partie de leur liberté, nous les vîmes sortir de cet état de stupeur dans lequel ils étaient plongés ; leur constitution se modifia à mesure que la tristesse et le découragement les abandonnaient. Ce fut une porte de moins ouverte à une foule de causes occasionnelles qui auraient pu troubler plus ou moins profondément ces organisations déjà tant éprouvées...
Cependant
le scorbut frappa 178 déportés, dont trois succombèrent à des complications inflammatoires.
Comme Nicolas-Paul Aymé, Ledrain décrit ensuite le milieu où, durant quatre mois, vont vivre officiers et matelots, passagers et déportés :
Dans la batterie haute se trouvaient logés l'état-major, l'équipage, 250 déportés et les troupes de la marine. Les salles d'hôpital y étaient également installées. En procédant de l'arrière en avant, on trouvait le logement du commandant et les chambres des officiers de l'état-major ; deux postes pour les soldats ; deux compartiments pour les déportés, séparés l'un de l'autre par une coursive faisant communiquer entre elles les diverses parties de la batterie, les quatre salles d'hôpital, deux à tribord, deux à babord, enfin, le poste de l'équipage. Quatre panneaux largement ouverts donnaient un libre passage à l’air et à la lumière, et les nombreux sabords dont la muraille était percée permettaient une ventilation constante et suffisante. À la mer, la hauteur de la première batterie au-dessus de la ligne de flottaison permit de laisser les sabords constamment ouverts, le jour et la nuit. Les gros temps seuls durent les faire fermer deux fois. La batterie a « basse » (18) présentait à l'arrière les chambres des officiers passagers et deux postes de couchage pour une partie des surveillants ; à l'avant, le poste et les chambres des maîtres du bord, la cambuse et deux chambres pour les femmes à la ration. Le reste de la batterie était occupé par deux compartiments destinés aux déportés, et plus longs que les compartiments de la batterie haute de toute la longueur des salles d'hôpital. Au-dessous de
la seconde batterie étaient la cale et la machine.
En avant de la chambre de chauffe, on avait disposé le poste des matelots-chauffeurs. Ces derniers, exposés aux influences morbifiques qui allaient naître bientôt de l'encombrement, du défaut de ventilation, et de humidité de cette partie du navire, devaient être moins bien partagés que leurs camarades qui occupaient dans la première batterie un poste bien éclairé et bien aéré. Aussi, sur les trois cas de scorbut que nous observâmes parmi l'équipage, deux nous furent fournis par les matelots-chauffeurs. La batterie basse et la cale se trouvaient dans d'assez bonnes conditions hygiéniques pendant notre voyage de France à Sainte-Catherine. Les sabords de cette batterie furent ouverts tous les jours ; quelquefois, le temps permit de les laisser ouverts pendant la nuit. Mais, du Brésil à la Nouvelle-Calédonie, l'intérêt général força l'autorité de bord à les tenir constamment fermés. Pendant les quelques jours de calme que nous eûmes pendant cette traversée, on aurait pu peut-être les ouvrir sans inconvénient. il en résulta que l'air ne pouvait être renouvelé que par les panneaux, et par les manches à vent, moyens de ventilation très défectueux, comme nous nous en sommes souvent assuré ; la lumière y pénétrait aussi difficilement.
La batterie basse et la cale, en circonscrivant deux masses d'air confiné, qui ne se renouvelait qu'imparfaitement à cause de l'occlusion constante à la mer des sabords de la seconde batterie, se trouvaient dans les plus mauvaises conditions hygiéniques. Le peu de grandeur du carré d'aération dont disposait chaque homme, et surtout l'obstacle que la superposition de deux batteries opposait au renouvellement de l'air des parties profondes du navire ; la fermentation putride du bois ; celle de l'eau de mer stagnant dans les profondeurs de la cale, la décomposition des matières organiques qui faisaient partie des approvisionnements et du chargement, tels ont dû être les éléments qui ont donné naissance aux causes occasionnelles de l'épidémie de scorbut. Il en résulta, en effet, un air vicié, non seulement parce qu'une partie de son oxygène avait été transformée en acide carbonique par la respiration des hommes, mais encore parce que des miasmes délétères se dégageaient à la fois de la cale et des individus renfermés en grand nombre dans un espace resserré.
L'humidité de la batterie basse fut toujours très considérable. En consultant le journal météorologique du bord, on est frappé des différences qui existent sous ce rapport entre les deux batteries. La fermeture des sabords, l'élévation du pont, ne permirent jamais à la lumière de se répandre dans toutes les parties de la batterie inférieure. Ces hommes vivaient dans une demi-obscurité ; le voisinage des panneaux pouvait à peine leur permettre de se livrer à quelques petits travaux manuels. Pour ne rien omettre, disons que la température fut toujours beaucoup plus élevée dans la batterie basse que dans la batterie haute. En effet, tandis que cette dernière subissait l'influence directe de toutes les variations climatériques, la batterie basse offrit toujours une température sensiblement constante ; le thermomètre n'y descendit jamais au-dessous de 18°, alors même qu'il marquait sur le pont, dans les régions fraîches du Grand-Océan, à peine 8° centigrades...
Nous ne pouvons aller plus loin sans faire ressortir tout ce qu'avait de défectueux la mesure prise par l'autorité du bord, avant notre départ de France, au sujet du poste assigné à chaque homme. On exigea que chacun restât pendant toute la durée du voyage à l'endroit qui lui serait assigné au moment de son embarquement. C'est en vain que notre regretté médecin-major, E. de Rochas, s'opposa à ce que cette prescription fut exécutée. Ses conseils ne furent pas écoutés. Tant que l'on put ouvrir les sabords de la batterie basse, l'état sanitaire fut excellent ; mais, quand ils furent condamnés, nous vîmes une épidémie qui fit 182 victimes à bord.
Le tableau suivant nous donne le nombre des malades fournis par chacune des catégories du personnel du Var :Equipage . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . 3
Passagers libres . . . . . . . . . . . . . . . 1
Déportés . . . . . . . . . . . . . . . . . . 178
En recherchant le nombre de cas fournis par les déportés de chaque batterie, nous trouvons :
Déportés atteints dans la batterie haute . . . . . . . . . . . . . . . . 4
Déportés atteints dans la batterie basse . . . . . . . . . . . . . . 174
Ainsi :
230 hommes vivaient dans une batterie bien ouverte, presque dépourvue d'humidité, recevant par les sabords une quantité suffisante de lumière, quatre seulement furent frappés par le scorbut.
Trois cent cinquante-quatre vivaient au contraire dans une batterie humide, éclairée au voisinage des panneaux et renfermant un air vicié que la ventilation, telle qu'elle était pratiquée, était incapable de remplacer par un air plus pur ; 174 devinrent scorbutiques.
Parmi les causes originelles de la maladie, Ledrain retient en particulier :
1) Le manque de lumière :
... A bord du Var, l'obscurité de la batterie "basse" (19) était telle que nous étions obligés, le jour d'inspection de la gale, de faire venir les hommes près des panneaux pour les examiner. Et encore nous était-il difficile d'y arriver.
2) La malpropreté :
Déjà, en parlant des causes de l'altération de l'air des parties basses du transport le Var, nous avons fait entrer en ligne de compte les émanations animales qui se dégageaient du corps des déportés. Et comment pourrait-il en être autrement, le règlement de bord les empêchant de se laver sur le pont comme le faisait l'équipage ? Dans l'obscurité où ils étaient plongés, il leur était très difficile de prendre tous les soins de propreté que recommande l'hygiène la plus vulgaire. Quelques bailles d'eau de mer pour une foule d'individus ne pouvaient suffire. Il n'est donc pas étonnant qu'il en soit résulté une certaine cause d'altération de l'air ambiant.
Enfin, comme notre collègue de l‘Orne, signalons une autre cause d'odeur méphitique dans la batterie basse ; nous voulons parler des hamacs et des couvertures des condamnés que l'on est obligé de maintenir dans les compartiments, les bastingages étant insuffisants pour les contenir. Bien qu'on les fit laver de temps en temps, leur présence continuelle au milieu des hommes ne pouvait non plus manquer de produire une influence fâcheuse.
3) L’encombrement :
Nous regardons l'encombrement comme une cause déterminante du scorbut.
4) La nourriture :
Pendant notre voyage de France à la Nouvelle-Calédonie, l'autorité du bord s'arrangea de façon à nous donner de la viande fraîche tous les deux jours, de sorte que la viande salée n'entra en somme que pour une égale partie dans la nourriture des hommes. A Rochefort, à Dakar, à Sainte-Catherine, nous embarquâmes un nombre suffisant de bœufs pour la traversée que nous avions à faire.
Quant aux végétaux frais, nous ne pouvions en prendre qu'une faible quantité, la place manquant pour les loger.
Le pain fut toujours d'excellente qualité. On nous permit d'en donner à la plupart de nos scorbutiques en place de biscuit et de doubler la ration de tous ceux qui souffraient de la faim...Quant aux boissons, l'eau-de-vie n'était donnée qu'aux marins et aux passagers libres ; la ration de vin, qui était de 46 centilitres pour ces derniers, était réduite à 23 centilitres pour les déportés.
Nous avons à nous demander si ce régime mixte de viande fraîche et de viande salée, si surtout le manque de végétaux frais, comme le pense notre collègue de l'orne, a pu exercer une influence capitale sur le développement du scorbut. Eh bien, nous le déclarons, nous ne le pensons pas, différant d'opinion, sous ce rapport, avec un grand nombre de médecins. Nous ne pouvons considérer le manque de végétaux que comme une cause adjuvante, et non comme une cause occasionnelle.
S'il n'en était pas ainsi, comment pourrions-nous nous expliquer cette disproportion considérable entre le chiffre des scorbutiques fournis par la batterie haute et le nombre considérable des hommes atteints dans la batterie basse ?...D'ailleurs, nous insistons sur ceci, que nos déportés avaient été souvent privés de végétaux depuis leur arrestation, et que, si cette privation entrait pour quelque chose dans le développement du scorbut, nous l'aurions vu éclater avant le soixante-neuvième jour de notre départ.
Enfin, un dernier fait à signaler, et qui vient encore à l'appui de notre opinion. Les condamnés qui devaient être internés à l'île des Pins restèrent encore plus de huit jours à bord, après notre arrivée à Nouméa. Les sabords de la batterie basse furent ouverts immédiatement après le mouillage. Or, nous avons remarqué une diminution sensible dans la gravité des lésions scorbutiques ; nous n'eûmes plus de nouveau cas à observer, et les affections légères marchèrent rapidement vers la guérison. Cependant, nos scorbutiques suivaient le même traitement et recevaient leur nourriture habituelle, le prix élevé des légumes ne permettant pas de leur en délivrer.
Tous ces faits nous semblent avoir une signification des plus probantes, et nous continuerons à regarder les altérations de l'air comme les causes principales de toute épidémie scorbutique.
Contrairement à son ami Nicolas-Paul Aymé qui, devant le nombre élevé de déportés malades à son bord, renonce purement et simplement à publier ne serait-ce même que deux ou trois observations prises en cours de traitement, réaction pour le moins surprenante, Paul Ledrain en fournit plusieurs, nous procurant ainsi les noms de quatre communards atteints du scorbut sur le Var.
Première observation. — Lefort, âgé de 23 ans, condamné à la déportation, se présente à la visite du 8 janvier avec tous les signes d'une cachexie scorbutique très avancée ; sa peau avait cette couleur jaune sale qui ne permettait pas de nous tromper dans notre diagnostic. Marche impossible : le malade avait dû se faire porter à l'hôpital par deux de ses camarades. Faiblesse extrême ; yeux enfoncés dans leur orbite ; muqueuses exsangues ; pas de lésion de la cavité buccale ; pas de lésion de la peau.
Le 14, Lefort est pris subitement d'une dyspnée intense. Appelé immédiatement près de lui, nous constatâmes l'existence d'un épanchement pleurétique très abondant. Notre médecin-major fit immédiatement une ponction évacuatrice ; mais des caillots sanguins venant continuellement obstruer la canule, il ne crut pas prudent de poursuivre une opération dont les conséquences auraient pu avoir pour le malade de très grands dangers. Pendant quelques instants, la dyspnée parut moins forte ; mais elle augmenta ensuite progressivement, et le malade succomba avec tous les signes d'une respiration insuffisante.
L'autorité du bord ne voulut pas consentir à ce que l'autopsie fut faite.
Le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français de Jean Maitron cite six insurgés parisiens du nom de Lefort dont cinq furent condamnés à la déportation, mais le malheureux qui décéda sur le Var n'y figure pas. Il en est de même d'un dénommé Phy, déporté « âgé de 43 ans » qui, atteint de façon bénigne, est soigné et guéri en peu de jours. Ces deux communards ne sont d'ail- leurs pas cités dans les diverses histoires de l'insurrection de 1871 que nous avons consultés. Par contre, deux autres malades de Paul Ledrain nous sont parfaitement connus. L'un d'eux, Alphonse Thirion, né le 28 juin 1844, à Nantillois (Meuse], demeurait à Paris. Ce célibataire était commis architecte. Il appartint pendant le premier Siège a une compagnie de marche du 182e bataillon. L’armistice signé, il retrouve un emploi chez un architecte-vérificateur, puis, le 26 ou le 27 avril, il s’enrôle au 182e bataillon fédéré, assure en ville un service d'ordre jusqu'au 10 mai, et combat ensuite aux avant-postes. Hospitalisé pour une blessure à la main gauche, il sera fait prisonnier par les Versaillais à leur entrée dans Paris. Le 10 février 1872, le 4e conseil de guerre le condamne à la déportation simple et à la privation des droits civiques. Le dossier des archives du ministère de la Guerre le concernant porte pour finir cette indication laconique : décédé. Sur ce décès et ses causes, Paul Ledrain précise :
Thirion, déporté, âgé de 37 ans (20), entre à l'hôpital le 25 janvier pour une bronchite chronique qu'il avait contractée pendant le Siège de Paris. Constitution affaiblie ; abattement considérable ; douleurs dans les membres inférieurs ; pas de lésion locale.
Trois jours après, on le trouve mort dans son lit. L'examen extérieur de la poitrine nous fit connaître l'existence d'un épanchement considérable dans la cavité du péricarde. Je ferai remarquer que, la veille, Thirion n'avait accusé aucune douleur à la région précordiale.
L'épanchement, qui avait dû acquérir d'emblée son maximum d'intensité, et qui devait être de nature hémorragique, avait tué le malade par syncope, par suite de l'arrêt des mouvements du cœur.
Charles-Joachim Derisbourg est le dernier communard mentionné par Paul Ledrain. Derisbourg, qui naquit le 13 mai 1832 à Aire-sur-la-Lys, dans le Pas-de-Calais, était garçon de magasin à l'époque du Siège. Le 27 avril 1872, le 24e conseil de guerre, pour faits insurrectionnels non précisés par le Dictionnaire de Maitron, le condamne par contumace à la déportation dans une enceinte fortifiée.
Arrêté sans doute peu après, Derisbourg, ainsi que nous l'apprend Paul Ledrain, est alors acheminé par le Var pour purger sa contumace en Nouvelle-Calédonie. Atteint du scorbut, il se présente à la visite et Ledrain note simplement :
Derisbourg, déporté, âgé de 40 ans, portait sur les membres inférieurs des lésions scorbutiques très étendues ; ses gencives étaient profondément altérées, et son état général était loin d'être satisfaisant. Admis à l'hôpital, il fut traité par les préparations de quinquina et le chlorate de potasse. Dans l'espace de deux semaines, son était s'améliore notablement. Renvoyé sur sa demande dans son compartiment, il négligea de continuer le traitement que nous lui avions prescrit au début, aussi ne tarda-t-il point à être obligé d'entrer une seconde fois à l'hôpital.
Derisbourg, qui se rétablira de nouveau, devait séjourner en Nouvelle-Calédonie jusqu'en 1879, date à laquelle il était grâcié et rapatrié.
Arrivé au terme de sa relation, Paul Ledrain, qui n'est pas resté insensible comme on a déjà pu le constater, à l'état de dépression physique et moral des détenus, tient à exprimer sa gratitude à l'autorité du bord qui, contrairement à l'odieux commandant de la Danaé, s'est efforcée, autant que faire se pouvait, d'améliorer le sort des communards dont elle avait la charge, faisant aux escales l'acquisition pour l'infirmerie de viandes en abondance, bœufs et volailles, ainsi que d'œufs et de pommes de terre.
De plus, et nous tenons à les en remercier ici, notre commandant, M. Lemosy, ainsi que MM. Pottier et Buffet, enseignes de vaisseau, nos chefs de gamelles pendant l'épidémie de scorbut, envoyèrent souvent à nos malades de la viande et des légumes frais. » Enfin, rappelons ce fait peut-être unique dans les annales de la transportation: « Quand, en remontant vers le nord, après avoir doublé le cap Tasman, la température devint plus douce, nous obtînmes des autorités la permission, pour nos malades, de passer la plus grande partie de la journée sur le pont.
Mais que la rigueur du régime imposé aux déportés ait été allégée, comme ce fut le cas sur le Var, ou qu'elle ait été sauvagement renforcée, comme sur la Danaé, n'oublions pas qu'aucun des déportés ne sera quitte de ses peines à l'arrivée des transports en Nouvelle-Calédonie.
Si, en 1874, six d'entre eux réussirent une évasion mémorable, des milliers eurent à subir durant des années les souffrances du bannissement, et quelques-uns parmi ceux-là, l'inutile, la superflue férocité de geôliers infâmes, tandis que d'autres, tels Maroteau ou Passedouet, déjà marqués par le destin, ne devaient jamais revenir des antipodes.
Lucien Scheler
L’article de Lucien Scheler est paru dans La Commune Revue d’Histoire de l’Association des Amis de la Commune 1871, N° 9-10 Mars 1978.
Les images des navires proviennent du site de Bernard Guinard : http://www.bernar-guinard.com/arcticles%20divers/Articles%20divers.html
Notes
(1) Bauer (Henry). Mémoires d'un jeune homme. Paris, Charpentier, 1895. ln-12, p. 184. Henry Bauer est le seul communard qui se soit, dans le récit de ses tribulations, longuement étendu sur les souffrances qu'endurèrent les communards pendant leur transportation.
(2) Op. cit., pp. 181 et suivantes.
(3) Cipriani, également les fers aux pieds, était bouclé dans un cachot voisin.
(4) Paris, Quantin, 1905, 3 vol. in-12, tome 3, p. 287.
(5) Paris, Parent, 1874. in-4 de 36 pp. ch.
(6) Lind (James), 1716-1794, né à Edimbourg. Auteur d'un traité réputé sur le scorbut, publié en anglais en 1752 et traduit en français (Paris, 1756, 2 vol. in-12).
(7) Promulguée sous le Second Empire, le 30 mai 1854. Dès cette époque, des condamnés politiques furent transportés en Nouvelle-Calédonie.
(8) C'est moi qui souligne.
(9) Cela tenait surtout au fait que les emprisonnés au fort de Quélern eurent, en plus d'un entassement incroyable, à subir les sévices de gardiens particulièrement cruels.
(10) Leroy de Méricourt (Alfred), né à Abbeville en 1825. Chirurgien de la marine, il se consacra spécialement à l'étude des maladies exotiques et des gens de mer. Ses travaux, qui n'ont pas été rassemblés en volume, sont dispersés dans de nombreux périodiques médicaux.
(11) Epanchements sanguins.
(12) Du jarret.
(13) Trouble profond de toutes les fonctions de l'organisme ; amaigrissement et fatigue généralisées.
(14) Difficulté de la respiration.
(15) Leven (Dr Manuel). Une épidémie de scorbut observée à l'hôpital militaire d'Ivry pendant le Siège de Paris, 1871, mémoire communiqué à la Société de Biologie. Paris. Delahaye, 1872. In-8 de 77 pp., fig. et pl.
(16) Diminution considérable de la vision lorsque l'éclairage est faible.
(17) Paris, Parent, 1874. In-4 de 36 pp. ch.
(18) Le mot manque.
(19) Le mot manque.
(20) Né en 1844, Thirion n'avait tout au plus que 29 ans en janvier 1873.