Courbet et la Commune : Représentations photographiques, identification et mystification

Quelle a été la véritable implication de Gustave Courbet dans les événements de la Commune ? A-t-il participé à la destruction de la colonne Vendôme comme le suggèrent de nombreuses caricatures? Est-il ce curieux personnage en uniforme qui figure sur une photographie de la scène ? A-t-il ensuite été arrêté puis emprisonné sur la base de représentations truquées ? Entre rumeurs, affirmations péremptoires, photographies « d'après nature » et photomontages déjà très répandus à l'époque, la vérité est difficile à extraire du mythe, et certains détails des activités du peintre pendant la Commune restent flous.

Gustave Courbet (1819-1877) photographie par Nadar vers 1861
Gustave Courbet (1819-1877) photographie par Nadar vers 1861

L'usage des images n'est pas toujours maîtrisé par ceux qui participent à leur création, comme par ceux qui les produisent (1). Avant la Commune, Courbet est déjà dans la boîte à malices des critiques, des caricaturistes, et de l'opinion en général (2). Dès la Semaine sanglante, alors que le peintre s'est réfugié chez son ami Lecomte, l'opinion fantasme plus que jamais. On dit et on écrit que Courbet, celui que l'on va emprisonner réellement, mais aussi emprisonner dans les gravures et les photographies, est mort sur les barricades ou en prison. Émile Zola lui-même colporte la rumeur (avant de se rétracter) (3). Et l'on peut lire dans L'Illustration du 10 juin 1871 (4) :

« Voici sur [...] Courbet des renseignements que nous avons tout lieu de croire authentiques. Le peintre d'Ornans n'a pas été tué au ministère de la marine, il n'a même pas été tué du tout. Pris dans les premiers jours de la semaine, il avait été amené à Versailles, en même temps qu'un certain nombre d'insurgés de rang inférieur. [...] Courbet, on le sait, était très gros ; [...] épuisé déjà avant de se mettre en route, il n'avait pu faire le chemin qu'avec la plus grande difficulté. Arrivé à Satory, il voulut à toute force qu'on lui donnât à boire; il avait chaud. Il résulta de cette imprudence une sorte d'apoplexie qui l'emporta au bout de quelques heures ».

Avant que son effigie ne soit reproduite, vers 1900, par la carte postale qui diffuse de nombreux portraits de communards, et même en timbre-poste, l'image de Courbet, revue et corrigée par les partisans de Versailles, figure dans le bestiaire de l'insurrection, Les fantoches de l'Internationales (5).

Courbet et la maison de Thiers

Le 11 mai 1871, la Commune ordonne par décret la démolition de l'hôtel particulier de Thiers, et le 12 mai, elle nomme Courbet membre de la Commission chargée de s'occuper des objets qui y seront enlevés (6). Le peintre s'engage avec une certaine indépendance d'esprit (7) dans cette mission de sauvegarde de l'importante collection artistique constituée par Thiers :

« [...] Dans la situation horrible que M. Thiers fit à Paris, et malgré moi, il eut recours à moi malgré cela, par la voie de M. Bartelemy St Hillaire qui me demanda (sous la Commune où j'étais resté pour n'être pas lâche et faire mon devoir d'honnête homme) en l'absence de ces messieurs. Il me demandait de sauver la maison et les objets d'art de M. Thiers son ami, j'exécutais ponctuellement ce désir et politiquement j'estimais tous ces objets quinze cent mille f., ce qui fit que sur cette estimation fictive la chambre plus tard lui alloue un million sur lequel il me doit au moins cinq cent mille f. pour être dans le vrai. [...] »,

écrira-t-il à Baudry vers 1875 (8).

Mais Courbet semble dépassé (9) :

« Je rencontrai [...] Vallès et lui dis: [...] je suis chargé d'une mission très délicate. Je serais bien aise que vous vinssiez avec moi chez M. Thiers, vous me serviriez de témoin. Il y vint bien volontiers. Quand nous fumes sur les lieux, nous fûmes effrayés... Tous les objets d'art [...] étaient dispersés [...] dans les allées [...] ; [...] des hommes chargeaient ce mobilier au milieu d'un public nombreux ! Je fis venir le préposé à ce déménagement. Je lui demandai s'il avait fait l'inventaire de tout ce mobilier ; il me répondit que non [...]. Je lui fis de graves reproches étant irrité [...]. Toutes ces violences nous déplaisaient [...]. [...] Nous quittâmes ces lieux après avoir placé des sentinelles à toutes les portes et nous montâmes en voiture pour nous rendre au garde-meuble [...] » (10).

Démolition de l'hôtel particulier de Thiers, Place Saint-Georges. Photo Appert (source Musée Carnavalet)

Démolition de l'hôtel particulier de Thiers, Place Saint-Georges. Photo Appert (source Musée Carnavalet)

Lors de son procès, lorsqu'on lui demande quel rôle il a joué dans la démolition, Courbet répond :

« J'ai joué un rôle de sauveur. Je suis allé à la maison de Thiers ; je voulais remplir mon devoir. On m'avait engagé à y envoyer quelqu'un ; j'ai préféré y aller [...]. J'y allai aussi le lendemain [...] mais il était trop tard. Des hommes du garde-meuble [...] avaient emballé les objets, [...] il y avait un procès verbal. J'ai aperçu quelques bagatelles en terre cuite, je les ai ramassées. [...] M. Thiers m'a disculpé [...] » (11).

La photographie qui, notamment pour des raisons techniques, ne peut véritablement rendre compte des événements mouvementés de la Commune, se borne à montrer de la maison de Thiers quelques vues dans lesquelles on distingue parfois, en plan éloigné, des ouvriers au travail. Dans ces images anonymes, ou dues aux photographes Léautté et Plaut, on ne trouve nulle trace réelle de la présence de Courbet. Comme si l'une de ses motivations était de contourner ces difficultés techniques, Raudnitz, également connu pour ses photographies de ruines de Paris après l'insurrection, réalise, en photographie stéréoscopique, une reconstitution tendancieuse de cet événement : dans Le sac de l'Hôtel Thiers (12), il reproduit un dessin et des figurines en argile montrant des communards dansant sur les toits, s'adonnant à la boisson, jouant sur un piano sorti dans la rue - où l'on distingue aussi une voiture de déménagement -, s'emparant d'objets d'orfèvrerie, de sculptures, de tableaux, tout cela sous l'œil complaisant du peintre tenant une statue et un cadre.

Courbet et la colonne Vendôme

Mais l'image de Courbet communard est surtout constituée par de nombreuses gravures publiées dans la presse et caricaturant le « déboulonneur » de la colonne Vendôme : dans Le Grelot paraît la célèbre caricature de Bertall où les statues d'Henri IV et de Louis XIV supplient Courbet, réputé fondre les bronzes de Paris, de les épargner (13) ; Schérer désigne le peintre comme auteur de la démolition, en le représentant en « casseur de pierres », allusion directe au célèbre tableau souvent caricaturé (14).

En juillet 1870, un chroniqueur de La Vie parisienne écrit - peut-être malicieusement - que Courbet accepterait volontiers que sa statue remplace celle de l'empereur au sommet de la colonne :

« La scène se passe à Bruxelles, il y a trois ou quatre ans, dans une brasserie, entre peintres, [...] photographes et hommes d'État [...]. On parlait des destinées [...] qui attendent notre pays [...] ».

Le journaliste rapporte ensuite que l'on propose à l'artiste de figurer à la place de Napoléon, et qu'après une acclamation générale, il en accepte l'idée (15).

Le 14 septembre 1870, à la Commission des arts, Courbet souhaite lire sa proposition de démolir la colonne Vendôme. Cette proposition, dont la discussion est reportée à la séance du 18 septembre, n'est pas approuvée (16). Le peintre y suggère que les panneaux de bronze entourant le monument soient entreposés au Palais de la Monnaie, aux Invalides ou au Carré Marigny (17). Mais il ne précise pas si ces panneaux devraient être fondus ou conservés (18). Sans plus de succès, Courbet demande au gouvernement l'autorisation de « déboulonner » la colonne (19).

 

L'image de Courbet communard est surtout constituée

par de nombreuses gravures publiées dans la presse et caricaturant

le « déboulonneur » de la colonne Vendôme.

 

Pendant la Commune, le journaliste et communard Vallès, dans Le Cri du peuple du 4 avril 1871, est le premier à demander la destruction totale du monument (20). La décision de démolir est prise le 12 avril lors de la séance de la Commune. À cette date, Courbet, ne siégeant pas encore à cette assemblée (il n'y sera délégué qu'à partir du 16 avril), ne peut s'y exprimer et voter (21). Cependant, sa position, qu'il a peut-être rappelée à des membres de la Commune, est connue depuis 1870. Dans le procès-verbal de la séance de la Commune du 27 avril, on lit :

« Courbet demande que l'on exécute le décret de la Commune sur la démolition de la colonne [...]. On pourrait [...] laisser subsister le soubassement [...], dont les bas-reliefs ont trait à l'histoire de la République [ceci est faux] ; on remplacerait la colonne impériale par un génie représentant la Révolution du 18 mars »;

lors de la discussion, on apprend que des dispositions ont déjà été prises ; Gambon demande que

« l'on adjoigne [...] Courbet aux citoyens chargés de ces travaux » ;

Grousset répond que

« la commission exécutive [les] a confié[s] à deux ingénieurs [...] et qu'ils en prennent toute la responsabilité » (22).

La colonne après sa chute. (source : L'Illustration, Journal Universel du 27 mai 1871)

La colonne après sa chute. (source : L'Illustration, Journal Universel du 27 mai 1871)

Le 1er mai, Courbet rejoint la minorité opposée au remplacement du Comité exécutif par un Comité « de Salut public » (23). Le 11 mai, à en croire ses déclarations à son procès, Courbet aurait démissionné de la Commune (24). Le 17 mai, il démissionne de son poste de maire du VIe arrondissement (25). On sait cependant que, le 12, la Commune le nomme membre de la commission chargée des objets qui seront enlevés à la résidence de Thiers, et qu'il siège aux séances de l'assemblée communale jusqu'à la dernière, où il est assesseur, le 21 mai, jour de l'entrée des Versaillais dans Paris (26). Le 16 mai a lieu la destruction de la colonne Vendôme. Une foule considérable mais filtrée, composée de membres de la Commune, de fédérés et de curieux, accède à la place où se déroule une grande fête révolutionnaire. Certains spectateurs emportent un souvenir, une preuve de leur présence :

« Vingt mille personnes se précipitent autour des débris [...]; [on] cherche à s'emparer de [...] bribes de bronze, de fer ou de pierre. » (27)

 

«[Des] dessinateurs prennent [des] croquis » (28).

Ils rencontrent des photographes comme Andrieu, Appert et Disdéri montrant le monument avant ou après sa chute. Franck réalise un gros plan de la tête de la statue de Napoléon (29). Braquehais, qui photographie les ruines de la Commune, s'intéresse également à la population diverse réunie place Vendôme. Sociologue avant l'heure, il rapporte l'événement par une suite de portraits collectifs « datables » (colonne non échafaudée, puis échafaudée, et enfin détruite).

Le 16 mai, Courbet vient-il place Vendôme ? Est-il déjà venu contribuer aux préparatifs de la démolition ? Viendra-t-il plus tard voir le monument détruit ou pour quelque autre raison ? Si présence il y eut, l'artiste fut-il acteur ou seulement spectateur ? Ces questions - non résolues - sont importantes : cette symbolique présence serait un fait utile autant à l'Histoire qu'aux entreprises de mystification. Au procès du peintre, voici la rumeur : M. Duchou, concierge (!), déclare qu'on

« lui a dit avoir vu Courbet, dans l'après-midi du 5 mai [initialement, la démolition était prévue ce jour-là], monter le long de la colonne sur une immense échelle » (30).

Vers 1875, l'artiste déclarera :

« [...] J'ai sauvé la colonne même dans sa chute (à laquelle je n'ai pu m'opposer, on ne s'oppose pas à deux millions d'individus), c'est moi qui ai fait mettre les fascines pour prévoir les dégâts et les brisures, et j'étais tellement sûr de mon action que j'ai écrit à M. Jules Simon, si on peut me prouver que j'ai détruit la colonne je me charge de la relever à mes frais [...] » (31).

Cette affirmation - difficilement vérifiable (32) - ne peut, elle non plus, suffire à prouver que Courbet s'est rendu place Vendôme, a fortiori le 16 mai. Faut-il croire davantage Castagnary qui, douze ans après l'événement, écrit que « Courbet y était naturellement, mais en spectateur » (33) ? En 1948, Charles Léger affirme que, 16 mai,« Courbet et ses amis [présentèrent] leur carte à la sentinelle qui [était] à la barricade fermant la place », mais, malheureusement, il ne mentionne pas ses sources (34). Moins affirmatifs, Rodolphe Walter, puis Viviane Alix-Leborgne ont considéré que, si présence de Courbet il y eut, celle-ci a dû être discrète (35). Un rédacteur d'une publication du musée Courbet a écrit - sans citer ses sources :

« On est sûr qu[e Courbet] ne fut même pas présent le 16 mai [...]. [...] malgré les sollicitations de Vermesch et Vuillaume, craignant qu'on ne l'assassine par représailles. [...] et il ne figure sur aucune photographie » (36).

A-t-on trouvé dans des photographies la trace de la présence de Courbet place Vendôme ? Cela serait si satisfaisant pour les historiens, les auteurs de romans historiques et certains militants - s'ils voulaient bien s'attarder à cette question. Impatients de reconnaître Courbet, des amateurs de photographie cherchèrent dans des images quelques individus barbus. Il n'en manque point dans les vues de barricades de la Commune, ni dans les photographies réalisées place Vendôme. Mais il ne suffit pas de porter la barbe pour ressembler à Courbet (37). Durant les années soixante et soixante-dix, Helmut Gernsheim, de façon catégorique, puis Jean-Claude Gautrand, avec davantage de prudence (38), ont été parmi les premiers historiens à diffuser une proposition - dont on ignore l'origine - d'identification de l'artiste dans une photographie réalisée près de la statue de Napoléon Ier renversée (39). Plusieurs auteurs, dont Wolfgang Baiers (40), ont repris cette identification sans précaution et sans la confirmer. En 1984, Donald E. English (41) fit remarquer qu'une « comparaison prudente » de portraits de Courbet et de celui évoqué par ces différents auteurs mettait en évidence, tout au plus, une « vague ressemblance ». À l'aide d'agrandissements, nous avons procédé à cette même comparaison, et notre conclusion est identique.

Il semble cependant qu'une étude par des spécialistes de l'identification serait utile et permettrait de clore la discussion - et l'on s'étonne que ce travail n'ait pas été entrepris. Il est curieux également que la tenue vestimentaire du supposé Courbet n'ait suscité quelque attention. Nous avons sollicité l'avis de Christian Méry, spécialiste des uniformes : le personnage porte un képi (numéro 117) de soldat « mobile » ; or, le képi « ne semble pas adapté » à Courbet qui, durant la Commune, ne porta pas l'uniforme; le personnage porte aussi une capuche ; s'est-il affublé de cette coiffure pour se prémunir d'éventuelles « représailles » ?  (42). Citons à nouveau Viviane Alix-Leborgne (43) : « De toute manière si présence [de Courbet] il y eut, elle fut discrète ». Comment comprendre alors que l'artiste, même « déguisé », se soit risqué à poser près du monument dont il avait proposé la démolition ? Si, contre toute analyse, le personnage repéré se révélait être Courbet, celui-ci aurait inscrit dans l'image une signature bien imprudente.

Place Vendôme, statue de Napoléon Ier renversée, Braquehais – Avec Courbet ? (source : Saint-Denis, musée d'art et d'histoire. Cliché I. Andréani.)

Place Vendôme, statue de Napoléon Ier renversée, Braquehais – Avec Courbet ? (source : Saint-Denis, musée d'art et d'histoire. Cliché I. Andréani.)

Le « déboulonneur » fiché

De l'Histoire à l'affabulation, il n'y a qu'un pas. Internet transmet des faits autant que des rumeurs entretenant le « mythe Courbet » : on y lit, à propos de la colonne Vendôme, que l'on « fit circuler des photographies truquées [...] montrant [l'artiste] serrant la main des destructeurs » (44). Certes, la Commune donna lieu à quelques photomontages ; mais ces dernières images de Courbet, fort improbables, ne nous sont pas montrées, et l'auteur ne peut citer aucune source. Maxime Du Camp (45) a livré un témoignage tenant, lui aussi, à la fois de l'Histoire et de la rumeur :

« Les [...] barricades [...] de la Place Vendôme [...] furent reproduites [...]. Il n'est alors, si mince lieutenant, si pleutre général, qui ne soit costumé [...] pour se placer [...] devant un objectif [...]. [...] ce fut une grande imprudence. Ces photographies ne restaient pas toutes à Paris ; beaucoup prenaient le chemin de Versailles et servirent [...] à faire reconnaître bien des coupables [...] ».

S'appuyant sur ce texte et sur l'identification incertaine diffusée par plusieurs historiens, pourrait-on un jour prétendre sans autre preuve que Courbet fut arrêté grâce à cette image de la colonne Vendôme, ou bien que celle-ci permit d'étayer sa responsabilité directe dans la démolition du monument (46) ?

La question peut, en effet, être posée : en 1871, l'identification policière grâce à des photographies n'en est plus à ses débuts (47) ; dès l'insurrection, les autorités de Versailles, puis les différents pouvoirs en place tentent de systématiser l'emploi de la photographie comme outil de catalogage et de recherche des communards, particulièrement de ceux cherchant à s'enfuir. La police achète des centaines de tirages, les fait reproduire, les communique à des fonctionnaires surveillant les lieux de passage. Nous n'avons pas trouvé, pour confirmer le propos de Du Camp, la trace de l'utilisation de portraits collectifs (48) ; mais on conserve des albums (49) et des dossiers de portraits individuels. Un de ces albums comprend un portrait de Courbet par Carjat (50), avec ce signalement manuscrit :

« Courbet [...] / de 48 à 50 ans / Grand / Gros / Vouté / marchant difficilement à cause de douleurs dans le dos / Cheveux longs grisonnants / Air d'un paysan goguenard/ assez mal vêtu ».

Après le jeune homme romantique photographié en 1853 par Defonds et Laisné, après le peintre si souvent caricaturé, bouc émissaire parmi les réalistes, voici le « déboulonneur » fiché. L'ami Carjat vit-il cet album - qui, vraisemblablement, ne contribua pas à arrêter Courbet ? Un autre ouvrage est conservé aux archives de la préfecture de police (51). On y trouve le même portrait (52) et la fiche suivante :

« Courbet [...] né à Ornans (Doubs) le 10 juin 1819 Membre de la Commune (6e arrondt) / Condamné le 27bre 1871 par le 3e Conseil de guerre [...] à [...] 6 mois de prison et 500F d'amende [...] (auteur de la démolition de la Colonne Vendôme) / Dernier domicile rue Hautefeuille N° 32 ».

Dans une coupure de journal datant de 1874, collée au début de l'album, on lit que Courbet, à cette date, « voyage en Italie ». On sait que l'artiste a franchi la frontière suisse le 22 juillet 1873 (53) et qu'il sera surveillé par la police française (54) ; Pierre Chessex (55) précise qu'un dossier de dizaines de notes provenant de Suisse est conservé aux mêmes archives de la préfecture (56).

3ème Conseil de guerre – Lecture du verdict de condamnation, 2 septembre 1871 (Source : Le Monde Illustré du 2 septembre 1871
3ème Conseil de guerre – Lecture du verdict de condamnation, 2 septembre 1871 (Source : Le Monde Illustré du 2 septembre 1871)

Courbet au troisième Conseil de guerre

Dès la fin de la Commune, on réaffirme que la photographie « contribue à l'Histoire ». Or, cette « Histoire » sert surtout la propagande de l'ordre (r)établi. On dresse par la photographie l'inventaire des « crimes » des seuls insurgés. Aux vues de ruines habilement commentées s'ajoutent des compositions acerbes dénonçant nommément les « coupables ». Dans cette imagerie, le « d'après nature » se mêle à l'artificiel du photomontage. Appert est le principal utilisateur de cette technique. Conservateur et opportuniste, il s'intitule « peintre-photographe », « photographe de la Maison de l'Empereur », « du corps législatif », mais aussi « expert près le Tribunal de la Seine ». C'est sans doute à ce dernier titre qu'il photographie de nombreux communards emprisonnés à Versailles (57). Mais Appert est surtout connu grâce à sa série de dix montages intitulée Crimes de la Commune. L'une de ces images illustre la répression. On y reconnaît Courbet figurant parmi les accusés (58). L'instant est solennel car, le 2 septembre, les « principaux membres de la Commune » sont fixés sur leur sort. Et voici l'artiste, entraîné dans le mouvement de l'Histoire par la franche expression de ses convictions artistiques et politiques, rangé parmi les coupables de toutes sortes, et enfermé dans une photographie.

Joël Petitjean - Article paru dans Gavroche, revue d'histoire populaire N° 147 juillet à septembre 2006

Joël Petitjean est l'auteur, entre autre, de l'ouvrage : "Gustave Courbet et la photographie" édité à l’occasion de l’exposition À l’épreuve du réel, les peintres et la photographie au XIXe siècle, présentée au Musée Gustave Courbet d’Ornans du 30 juin au 1er octobre 2012.

Gavroche est une revue d'histoire populaire trimestrielle créée en 1981. La revue a cessé d'être publiée depuis le numéro 166 d'avril-juin 2011. La totalité de la revue Gavroche a été mise en ligne sur le site http://archivesautonomies.org/spip.php?rubrique263

 

L'ensemble de notre travail sur Courbet et la photographie (rapports entre la photographie, la peinture et le réalisme; reproductions photographiques des œuvres de Courbet; utilisation, par Courbet, de nus, de portraits et de vues photographiques ; Courbet photographié et ses relations avec certains photographes comme Nadar ou Carjat ; rapports entre Courbet, la Commune et la photographie) a été effectué à l'invitation de l'Institut Courbet et avec l'aide du musée Courbet à Ornans (Doubs). Nous remercions ces institutions, ainsi que Marcel Pochard, Michel Woronoff, Jean-Jacques Fernier, Renaud Bueb et Carine Joly. Le présent article est un aperçu très partiel de notre recherche. Nous sommes également redevables des travaux de Gaston Bordet, Frédérique Desbuissons, Jean-Jacques Fernier, Christian Méry et Christian Phéline. Merci à Michel Rose d'avoir bien voulu relire ce texte. Abréviations utilisées: A.P.P. (Paris, archives de la préfecture de police) ; B.N. (Paris, Bibliothèque nationale de France, département des estampes et de la photographie) ; Carnavalet (Paris, musée Carnavalet, cabinet des estampes et de la photographie).

 

Notes :

(1) Sur la photographie et la Commune de 1871, voir nos travaux : Recherches sur la photographie et la Commune, 1986, mémoire, Maîtrise à l'université de Dijon ; Recherches sur la photographie et la Commune, vers une analyse thématique des vues photographiques de Paris et de ses environs, 1988, mémoire, D.E.A., universités de Dijon et Strasbourg II ; « 1870-1871 Albums, recueils et livres illustrés », La Recherche photographique, n° 6, juin 1989, pp. 28-31 ; « Du réel à la mystification. Les photographies composites de la Commune », Textes et documents pour la classe, Paris, C.N.D.P., juin 1993, pp. 18-19 ; « La Commune de Paris », dans Frizot (Michel, dir.), Nouvelle histoire de la photographie, Paris, Adam Biro, 1994, p. 146 ; Recherches sur la photographie et la Commune, 1995, mémoire, Doctorat, université Paris-Sorbonne, dir. Bruno Foucart ; Les désastres de la guerre et ses cruels ravages, « reportages » et portraits de la guerre en France, 1870, Chalon-sur-Saône, musée Nicéphore Niépce, 1999, cat. d'exposition sur https://www.museeniepce.com/. Voir aussi : La Commune / Paris 1871, Paris, Nathan, coll. Photo-poche, 1998 ; La Commune photographiée, Paris, musée d'Orsay, 2000, cat. d'exposition.

(2) Voir également Courbet et la Commune, Paris, musée d'Orsay, 2000, cat. d'exposition.

(3) Rodolphe Walter (« Un dossier délicat », Le Petit journal, Ornans, musée Courbet, n° 1, été 1989) cite deux articles d'Émile Zola : « On annonce aussi la mort du peintre Courbet, qui se serait empoisonné dans sa prison, selon les uns, et qui, suivant d'autres, y serait mort d'un coup de sang. » (« Lettre de Paris », Le Sémaphore de Marseille, 31 mai 1871) ; « Lettre de Paris », Le Sémaphore de Marseille, 11 et 12 juin 1871, où l'écrivain, déclarant que l'artiste est vivant, « ironise sur les récits qui le montrent retrouvé sous un lit, ou menaçant de faire feu avec un revolver». (Walter, op. cit., n. 3).

(4) L'Illustration / Journal universel, n° 1476, 10 juin 1871, p. 336.

(5) Anonyme, Les fantoches de l'Internationale, gravure, B.N. Courbet ne fit pas partie de l'Internationale.

(6) Courbet et la Commune, op. cit., n. 2, p. 114. Le 10 avril, le peintre a été élu du VIe arrondissement et président de la Fédération des artistes de Paris.

(7) Frédérique Desbuissons (« Le citoyen Courbet », Courbet et la Commune, op. cit., n. 2, p. 24, note 42) précise que les préoccupations artistiques de Courbet sont considérées comme déplacées par certains communards. Lorsque le peintre propose de conserver les bronzes de la collection dans un musée, Protot déclare lors de la séance de la Commune le 12 mai : « Le citoyen Courbet me paraît porter trop loin le sentiment de l'art. [...] » (cité dans Bourgin (Georges), Henriot (Gabriel), Procès-verbaux de la Commune de 1871. Édition critique, Paris, Ernest Leroux, 1924, t. II, p. 360).

(8) Lettre de Courbet à Baudry, v. 1874-1876, Ornans, musée Courbet, citée dans Léger (Charles), Courbet et son temps (lettres et documents inédits), Paris, les Éditions universelles, 1948, p. 124, dans Courbet familier, Ornans, musée Courbet, 1980, pp. 83-84, lettre 11.12, et dans Walter, op. cit., n. 3.

(9) Ce fait ne constitue pas une preuve d'un échec total de Courbet dans sa mission ; dans Fernier (Jean-Jacques), « Le peintre et l'architecte », Ligeia / dossiers sur l'art, n° spécial 41 à 44, oct. 2002-juin 2003, p. 146, on lit : « [...] il entraîne Jules Vallès avec lui dans une expédition de sauvegarde, réussie ».

(10) Lettre de Courbet à Jules Simon, 24 juin 1871, Paris, musée du Louvre, cabinet des estampes, citée dans Chu (Petra Ten-Doesschate), Correspondance de Courbet, Paris, Flammarion, 1996, pp. 379-380, et dans Bordet (Gaston), « Courbet et les écrivains [...] », Courbet /Hugo / les peintres et les littérateurs, Ornans, musée Courbet, 2002, cat. d'exposition, p. 218 et note 40.

(11) Moriac (Edouard), Les Conseils de guerre de Versailles pour faire suite à Paris sous la Commune, Paris, E. Dentu, 1871, p. 95.

(12) Raudnitz (Jules), Le sac de l'Hôtel Thiers, Le sabbat rouge, B.N. Vue extraite de la série Le sabbat rouge comprenant douze images aux titres provocateurs faisant comprendre l'intention de Raudnitz, sinon ses opinions : exploiter commercialement des images en en faisant des objets de propagande satirique. La vue stéréoscopique s'y prête parfaitement.

(13) Bertall, Le citoyen Courbet/ Humble supplique des hommes de bronze de Paris qui demandent à ne pas être fondus. Le citoyen Courbet demande à réfléchir. N'y a-t-il pas un moyen d'arriver à la fusion des partis ?, gravure parue dans Le Grelot, 30 avril 1871, Carnavalet. Courbet tient la colonne à l'envers en guise de canne (il vient, le 27 avril, de demander l'exécution du décret ordonnant la démolition du monument).

(14) Schérer (Léonce), Courbet démolisseur de la colonne Vendôme, gravure portant la mention imprimée « L'homme qui était un jour appelé à démolir la Colonne devait commencer par être casseur de pierres », série Souvenirs de la Commune, pl. 21, 4 août 1871, B.N. Courbet, Les casseurs de pierre, 1849, tableau présumé détruit.

(15) La Vie parisienne, 2 juillet 1870, p. 532, cité dans Desbuissons, op. cit., n. 7, p. 20.

(16) Desbuissons, op. cit., n. 7, p. 11, où l'on cite Commission artistique pour la sauvegarde des Musées nationaux. Procès-verbal de la séance du 14 septembre 1870, Paris, Bibliothèque d'art et d'archéologie, carton 46, dossier XIII, et Procès-verbal de la Réunion des artistes [salle Gerson, près la Sorbonne] tenue dimanche 18 septembre 1870, Paris, Archives nationales, F 12/5342.

(17) Le Petit journal, op. cit., n. 3.

(18) Walter, op. cit., n. 3.

(19) Courbet, « Adresse de Courbet aux membres du gouvernement de la Défense nationale, 14 septembre 1870, copie manuscrite, A.P.P., Ba 1020, n° 18 ; Courbet, « Pétition au gouvernement de la Défense nationale datée du 14 septembre 1870 », brouillon manuscrit non autographe mais signé par Courbet, B.N.

(20) Vallès (Jules), dans Le Cri du peuple, 4 avril 1871, cité dans Bordet, op. cit., n. 10, p. 218.

(21) Walter, op. cit., n. 3, et Bordet, op. cit., n. 10, note 39. Le décret relatif à la démolition paraît le 13 avril.

(22) Journal officiel, 28 avril 1871, cité dans Walter, op. cit., n. 3.

(23) Walter, op. cit., n. 3.

(24) Walter, op. cit., n. 3.

(25) Courbet et la Commune, op. cit., n. 2, p. 114.

(26) Journal officiel, 22-24 mai 1871, cité dans Walter, op. cit., n. 3.

(27) Rouquette (Jules), Histoire de la Commune révolutionnaire, Paris, Librairie des villes et des campagnes, s.d., p. 358. Affirmations peut-être exagérées.

(28) Rouquette, op. cit., n. 27, p. 353.

(29) Franck, Tête de la statue de Napoléon 1er, colonne Vendôme, Carnavalet, carton spécial Documents historiques. La tête est montrée dans un décor neutre.

(30) Moriac, op. cit., n. 11, p. 95.

(31) Lettre de Courbet à Baudry, op. cit., n. 8.

(32) Walter, op. cit., n. 3; Fernier, op. cit., n. 9, p. 146.

(33) Castagnary (Jules-Antoine), Gustave Courbet et la colonne Vendôme, plaidoyer pour un ami mort, Paris, E. Dentu, 1883, cité dans Walter, op. cit., n. 3, note 37.

(34) Léger, op. cit., n. 8, p. 139.

(35) Walter, op. cit., n. 3 ; Alix-Leborgne (Viviane), « Courbet et Castagnary, une amitié indéfectible », Ligeia (op. cit., n. 9), p. 121. Walter a précisé que, le 16 mai, la position de la minorité dont faisait partie Courbet était précaire.

(36) Le Petit journal, op. cit., n. 3.

(37) Anonyme, Place Vendôme, statue de Napoléon Ier renversée, Saint-Denis, musée d'Art et d'Histoire. Voir le sixième personnage en partant de la droite. Braquehais, Barricade place Vendôme, B.N. Voir le personnage levant son bras droit.

(38) Gernsheim (Helmut et Alison), The History of photography, New York, St Louis, San Francisco, Mc Graw-Hill Book Company, 1969, p. 274 et pl. 151 ; Gautrand (Jean-Claude), « 1870-1871 Les photographes et la Commune », Photo-ciné-revue, fév. 1972, p. 61.

(39) Anonyme, Place Vendôme, statue de Napoléon Ier renversée, coll. Sirot-Angel. Voir le personnage portant un képi, vers le milieu du second rang, sous la quatrième fenêtre en partant de la droite.

(40) Baiers (Wolfgang), Geschichte der Fotografie, Munich, Shirmer / Mosel, 1977, n° 120.

(41) English (Donald E.), « Political uses of photography in the Third French Republic, 1871-1914 », Studies in Photography, n° 3, Michigan, UMI Research Press, Diane M. Kirpatrick, 1984, p. 70.

(42) Lettre de Christian Méry, 20 mai 2002.

(43) Alix-Leborgne, op. cit., n. 35, p. 121.

(44) http://www.coppoweb.com/merson/chroniques/fr.vendome.php , consulté le 23 mai 2002.

(45) Du Camp (Maxime), Les convulsions de Paris, Paris, 1878.

(46) Aucun élément ne figure dans les archives relatives à l'arrestation de Courbet (A.P.P.), ni dans les pièces sur son procès.

(47) Voir Phéline (Christian), L'image accusatrice, A.C.C.P., coll. les Cahiers de la photographie, 1985.

(48) Notons cependant qu'Adrien Huart, dans « Chronique du jour », Le Charivari, 21 juillet 1871, p. 4, rapporte qu'un individu ayant posé près d'une barricade fut reconnu dans l'image, puis arrêté. On ne sait quel crédit accorder à ce texte.

(49) Gimon (Gilbert), « Les communards trahis par la photographie », Prestige de la photographie, n° 8, janv. 1980, pp. 142-149, reprod. L'auteur ne donne pas le lieu de conservation.

(50) Carjat (Etienne), Courbet, carte de visite, A.P.P. (?).

(51) Les membres de la Commune, album de 89 cartes de visite et de fiches signalétiques manuscrites, A.P.P., n° 173.

(52) Carjat, Courbet, carte de visite, Les membres de la Commune, A.P.P., pl. 17.

(53) Courbet familier, op. cit., n. 8, p. 77 et billet 11.2, p. 79.

(54) Bessis (Henriette), « Courbet en Suisse surveillé par la police française », Gazette des Beaux- Arts, oct. 1981, pp. 115-125, cité dans Sanchez (Gonzalo J.), « L'apothéose de Courbet en 1882 : une réhabilitation politique relayée jusqu'aujourd'hui », Ligeia (op. cit., n. 9), p. 48.

(55) Chessex (Pierre), « Courbet en eldorado: les années d'exil en Suisse / 1873-1877 », Ligeia (op. cit., n. 9), p. 83, note 12.

(56) A.P.P., Courbet Ba 1020.

(57) Nous n'avons pas trouvé de portrait de Courbet par Appert.

(58) Appert (Eugène), Le troisième Conseil de Guerre à Versailles jugeant les principaux membres de la Commune, séance du 2 septembre, Crimes de la Commune, Carnavalet, série Histoire, 74 C. On distingue Courbet sous le montant droit de la fenêtre de gauche. L'image ressemble fort à Carjat, Courbet, carte de visite, coll. Sirot.

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