Fils de notaire berrichon, né à Vierzon [Cher], le 29 janvier 1840, Édouard Vaillant n'est guère prédestiné, ce jour-là, à devenir le symbole vivant de la Commune de Paris. ingénieur sorti de l’École centrale, étudiant en philosophie et en médecine à Heidelberg et à Tubingen (il deviendra plus tard médecin et Member of the Royal College of Surgeons britannique], confident et disciple de Proudhon, ami et correspondant du grand philosophe matérialiste allemand Ludwig Feuerbach, membre de la section genevoise de l’Association internationale des travailleurs, Vaillant est déjà passé, à la chute de l’Empire, par une formation des plus éclectiques.
Cet éclectisme reflète en quelque sorte le bouillonnement idéologique d’un mouvement socialiste qui cherche encore sa voie, en tâtonnant, un peu à l'aveuglette, et dont les différences d’ « écoles » sont plutôt fonction de sa richesse et de sa profondeur que de sa faiblesse et de son manque de maturité.
Au mois de mai 1903, évoquant les événements de 1870-1871, Vaillant chercha surtout à les démystifier.
Qu'importe maintenant qu'elle [la Commune] ait été éphémère et, si on le veut, inférieure dans les faits à la légende qui la grandit ? [...] Nous pouvons laisser en effet à la critique historique le soin de dégager de ces événements grandioses et douloureux les circonstances et les passions qui les ont créées, d'y marquer les facteurs divers de leur développement. Ce qui les domine et dirige, ce qui leur donne leur valeur historique et politique, c'est leur caractère ouvrier, socialiste et révolutionnaire [1].
Jusqu'à une date assez récente, les historiens de la Commune ont souvent essayé d'en « dégager les circonstances et les passions » en recherchant et en faisant ressortir des formes d'action politique à la fois cohérentes et consistantes de la part des principaux acteurs ou des principaux groupes. On a, pendant très longtemps, accepté le schéma général selon lequel il y aurait eu une distinction assez nette entre, d'une part, une majorité qui aurait été faite de jacobins et de blanquistes et, d'autre part, une minorité censée, elle, comprenant les membres de l'internationale et les proudhoniens.
Jacques Rougerie nous a récemment proposé un schéma plus subtil en nous offrant un tableau global qui, loin d'être fait de couleurs bien précises, de traits clairs et distincts, se dessine au contraire en couleurs floues, en reliefs confus et fluides. Il nous a même montré, chiffres à l'appui, que la soi-disant minorité est devenue, après les élections partielles du 16 avril, majoritaire [phénomène qui n'est pas inconnu de nos jours !]. Bref, Rougerie a mis en valeur la théorie selon laquelle les doctes formules révolutionnaires qui avaient été soigneusement élaborées par les intellectuels de l'Empire ont été, au plus chaud de l'action, jetées aux quatre vents pour céder la place à la praxis [2]. Praxis confuse, multiforme, embryonnaire et improvisée, dont il n'y avait, en définitif, qu'un seul élément clair faire la Révolution.
Dans cette perspective, le cas d'Édouard Vaillant est exemplaire. Entre septembre 1870 et mai 1871, Vaillant s'est lancé corps et âme dans la bataille parisienne. Alors qu'il existe, dans le tourbillon de son action militante, des tendances et des prises de positions politiques qui sont claires et cohérentes [et que nous nous efforcerons d'isoler et d'identifier] il n'y a pas de direction globale consistante, pas d'idéologie dominante qui gouverne et anime sa pensée. On assiste plutôt à l'émergence d'un pragmatiste révolutionnaire dont les objectifs furent assez limités. Le premier de ces objectifs fut l'organisation des forces révolutionnaires dans la capitale afin de sauvegarder l'initiative et le contrôle populaires. Mais qui dit organisation dit unité. Vaillant se fera le champion de l'unité révolutionnaire [rôle qui lui sera de nouveau réservé trente ans plus tard lors de la création de la S.F.I.O. [3]. Le troisième objectif que visait Vaillant, au moment de la Commune, était de résoudre le problème — terrifiant et combien difficile — de la structure étatique du pouvoir socialiste. Enfin et surtout, il cherchait à tailler, plus peut-être pour l'avenir que pour le présent, la forme embryonnaire de la société socialiste.
Le siège de Paris : organisation de la révolution
Le premier acte de Vaillant, dès son retour à Paris, en août 1870, fut de rallier la section parisienne de l'internationale. Le 5 septembre, il signa l'appel lancé par un groupe d'internationalistes en faveur de la création de comités de vigilance dans chaque arrondissement. On y demanda la création d'une délégation centrale de ces comités qui siégerait à l'Hôtel de Ville afin de contrôler les actes du gouvernement provisoire. Ce fut le premier appel en faveur de ce qui allait bientôt être connu sous le vocable de Comité central républicain des vingt arrondissements [C.C.V.A.]. Qu'attendait-on, qu'attendait Vaillant de cette organisation ?
Comme toujours, en cas de « pouvoir parallèle » (on pense tout de suite au rôle des Soviets face au gouvernement de Kerensky), les opinions, quant à la fonction du C.C.V.A., étaient très divisées. Support plus ou moins fidèle, en tout cas instrument exécutoire des vœux du gouvernement ? Observateur critique qui dénoncerait au peuple la « trahison » du gouvernement ? Ou encore organisation d'avant-garde qui visait la suppression et le remplacement du gouvernement ? Dans le cas de Vaillant, il est difficile de trancher entre les deux dernières fonctions. Les signataires de l'appel du 5 septembre cherchaient clairement à faire des comités de vigilance au moins la municipalité de Paris, les uns peut-être pour des raisons « fédéralistes », les autres dans l'espoir d'en faire un marchepied vers l'élimination des Favre, Simon et autre Ferry.
Cependant, le C.C.V.A. est rapidement devenu une petite assemblée parlementaire où les conflits intellectuels l'emportaient sur l'élaboration pratique d'un programme révolutionnaire. Le 15 septembre, il a publié ce qu'on appelle la première affiche rouge, document qui a été ainsi caractérisé :
de couleur rose, elle n'est qu'une offre de service au gouvernement provisoire, qu'avec le recul on jugera assez naïve, pour l'organisation de la défense, l'administration des Subsistances, la mise en route des réformes... [4]
Pourtant, cette affiche, si anodine en apparence, portait, parmi une trentaine de signatures, celles du groupe du 5 septembre. Les révolutionnaires du 5, sont-ils devenus les soumis du 15 ? La contradiction n’est en fait qu’apparente et on peut en trouver l’explication en se référant à une circulaire envoyée, à la mi-septembre, par le conseil fédéral parisien de l'internationale aux groupes provinciaux. On y trouve, côte à côte, deux tactiques. D'abord .le soutien populaire pour l’effort de guerre du gouvernement, cette guerre étant considérée comme « le duel à mort entre le monarchisme féodal et la démocratie républicaine » [5]. Mais en même temps le rôle des comités de vigilance, en tant que « précautions contre la réaction », est solidement mis en valeur. Lutte tactique donc sur les deux fronts : contre le Prussien et contre le bourgeois.
Ceci est exactement le message transmis par Vaillant à son ami J.-P. Becker, chef de l’Internationale à Genève, le 21 septembre:
Rien n'est perdu. La marche des Prussiens sur Paris nous a donné la forme républicaine; leur arrivée sous nos murs nous donnera peut-être la Révolution. Nous voulons nous défendre parce que le parti qui sauvera le pays sera maître de la situation ; mais nous ne négligeons pas l'ennemi intérieur mille fois plus redoutable. Pas de constituante. La commune de Paris. [6]
Dès le début de sa carrière politique, Vaillant fut confronté à ce problème fondamental qui le tourmentera toute sa vie: comment soutenir des éléments du système en même temps qu'on essaie de le détruire ?
Plusieurs historiens nous ont expliqué comment, à partir du mois de novembre, les blanquistes, dont jusque-là les rapports avec le C.C.V.A. avaient été minimes, commencèrent à se rallier à cette organisation. « Conversion » des comités au blanquisme ? Ou acceptance de la part des blanquistes des buts et des moyens des comités? La question n'a aucun sens. Cette convergence des blanquistes et du C.C.V.A. s'explique tout simplement par l'évolution générale de la situation depuis la manifestation de masse du 8 octobre en faveur des élections municipales. Cet événement avait été en quelque sorte la première épreuve de force entre le gouvernement et les comités, et la conséquence la plus immédiate en fut l'abandon des éléments les plus modérés et timorés. Après cette « épuration » volontaire, on voit que les « vrais » révolutionnaires — qu'il s'agisse de blanquistes, de jacobins, de proudhoniens, ou d'Internationalistes — se distinguaient de plus en plus nettement de ceux qui cherchaient seulement à parlementer avec le gouvernement provisoire.
La collaboration croissante entre les blanquistes et le C.C.V.A. aboutit, le 6 janvier 1871, à la publication de la deuxième affiche rouge, dont la rédaction fut confiée à Vallès, Leverdays, Tridon et Vaillant, combinaison qui symbolise à elle seule toute la diversité et toute l'unité du mouvement révolutionnaire. L'affiche rouge du 6 janvier fut en somme une dernière tentative de la part des révolutionnaires de passer outre à l'impasse politique imposée par l'inactivité du gouvernement. Comme on sait, l'appel « Place au Peuple ! Place à la Commune ! » n'a pas réussi à provoquer la confrontation escomptée par les auteurs de l'affiche. Celle-ci fut tentée le 22 janvier, place de l'Hôte|-de-Ville, dans des conditions désastreuses. Une semaine plus tard, ce fut la capitulation et le début de la campagne électorale. Le moment révolutionnaire sembla s'être évanoui.
Le problème principal auquel avaient à faire face les forces de l'opposition pendant le siège fut toujours identique : fallait-il laisser au seul gouvernement dit « de défense nationale » toute l'initiative politique ? ou bien fallait-il rompre le pacte d'unité nationale devant l'ennemi et passer à l'insurrection ? A partir de novembre ou décembre 1870, les révolutionnaires, quelle qu'ait été leur attitude en septembre, penchaient de plus en plus en faveur de la deuxième tactique. Cependant, au moment où ils passèrent à l'action, ce fut déjà trop tard. La convergence de tous les éléments les plus révolutionnaires de la capitale, les retrouvailles, dans la praxis de l'opposition, des proudhoniens et des blanquistes, des jacobins et des internationalistes ont néanmoins forgé la force politique qui allait bientôt animer la Commune de Paris.
Cette force s'est exprimée au mois de février dans un « programme commun » en vue des élections législatives. Les détails de ce programme sont bien connus [7] et on n'a pas besoin de les citer ici. Il suffit de dire que le texte du programme, signé par Vaillant, candidat à Paris, représente la première manifestation publique d'un « parti socialiste révolutionnaire » issu des mutations politiques du siège, et dont le programme, ni « blanquiste », ni « proudhonien » ni « internationaliste » doit simplement être considéré comme l'expression de la conscience révolutionnaire la plus avancée du moment.
Si l'unité de ces éléments révolutionnaires a été vite scellée par le siège et par l'opposition, la Commune et l'exercice du pouvoir allaient la détruire encore plus vite.
La Révolution à l'œuvre
Dès le début, Édouard Vaillant fut intimement mêlé aux éléments les plus « radicaux » des forces révolutionnaires de la capitale. Le 18 mars, il se trouvait à Bordeaux où il s'était rendu avec Blanqui dont il venait de faire la connaissance à la fois du personnage et des idées. Comme beaucoup d'autres révolutionnaires du temps du siège, Vaillant avait cru, après les élections, que le centre des luttes populaires et socialistes devrait dorénavant être la nouvelle Assemblée. Le 19 mars, il rentra précipitamment à Paris dans l'espoir de tirer le maximum de bénéfice révolutionnaire de la situation qui s'était produite. L'une des tâches les plus urgentes fut à son avis de minimiser les conséquences discordantes des origines électorales de la Commune. Élu le 26 mars dans le VIIIe arrondissement, Vaillant regretta toujours la décision de faire une Commune élue. Elle fit son devoir et de son mieux. Mais, par le fait même de son origine électorale, elle ne pouvait avoir l'unité d'action, l'énergie d'un comité issu spontanément, révolutionnairement du Peuple soulevé » [8].
À maintes reprises, Vaillant essaya de replâtrer les lézardes qui paraissaient quotidiennement dans la muraille branlante de l'unité communarde. Combien de fois n'a-t-il pas protesté contre les discussions interminables, contre les petites querelles de personnes dont l'Assemblée générale fut le théâtre quotidien ? « Une Commune n'est pas un parlement », dit-il le 8 mai, « c'est une réunion de commissions donnant, par ses délibérations et ses votes, aux travaux de ces commissions, l'unité de direction et d'action » [9]. Vaillant comprenait que le temps dont disposait la Commune était terriblement limité : il ne fallait surtout pas le passer à faire des discours. Ce fut donc lui qui anima l'opposition à la proposition d'augmenter le nombre de membres de l'Assemblée. Il plaida même en faveur de la suppression du reportage journalistique des séances de la Commune. Il proposa que, afin de rendre plus efficaces et plus coordonnés les travaux des commissions, celles-ci dussent siéger en permanence à l'Hôtel de Ville. Ce fut Vaillant qui se dressa contre la démission de Lefrançais [le 3 avril], de Rigault [le 18 avril) et de Jourde [le 2 mai], portant l'attention de l'Assemblée sur le « très mauvais effet » qu'aurait sur l'opinion publique de tels actes de désunion. De même, après la « déclaration de la minorité » du 16 mai par laquelle 22 membres de la Commune annonçaient leur démission collective, ce fut Vaillant qui se proposa comme médiateur:
Je crois que, sur la question qui nous occupe, je me trouve dans des conditions d'impartialité telles que beaucoup d'entre nous ne pourraient pas faire les observations que j'ai à présenter. Je ne suis ni de la majorité ni de la minorité, parce que je n'ai pu trouver un groupe d'hommes avec lequel je puisse marcher. [10]
Encore et toujours, quand les débats à l'Assemblée communale s'envenimèrent, ce fut Vaillant qui essaya de couper court à la polémique, de calmer les esprits, de rétablir l'unité, de gagner du temps — temps qui devrait être utilisé pour des actes. Faire taire la discussion, couper court aux débats, s'opposer à la publicité des séances, refuser l'augmentation de la représentativité de l'Assemblée, c'est, de la part d'un homme qui allait devenir, aux années 90, le champion de la démocratie directe, un curieux legs.
Et, pourtant, l'explication en est très simple. Comme disait Vaillant en 1897:
Etre ou ne pas être, c'était pour la Commune toute la question [...]. Il lui fallait, à défaut de vaincre, durer [11].
Et la seule façon de durer aussi longtemps que possible était de faire taire des querelles, de mettre une sourdine aux conflits idéologiques, de veiller à la lutte contre les Versaillais.
À ce propos, il est certain que, à la longue, ce fut la question de la structure du pouvoir exécutif de la Commune qui posa aux hommes de 1871 le plus de problèmes. En un sens, ce problème reste aujourd'hui le plus brûlant de tous ceux auxquels ont à faire face des socialistes. Vaillant savait très bien que la sourdine mise à la discussion générale pouvait facilement se transformer en camisole de force qui tuerait le mouvement. Il se méfiait surtout du danger de la dictature. Quand, le 28 avril, Jules Miot proposa la constitution d'un comité de Salut public de 5 membres, ce fut Vaillant qui se dressa le premier pour mettre en garde l'Assemblée contre un vote hâtif sur « une résolution aussi grave ». Il s'opposa au titre de comité de Salut public, préférant celui de comité de Contrôle central. Il refusa de voter les pleins pouvoirs qui furent proposés dans l'article 3 de la proposition. Mais son objection principale fut la suivante : la constitution d'un tel comité ne serait qu'une tentative artificielle de résoudre un problème dont la source se trouvait ailleurs. Son vote motivé en dit long sur la complexité de sa pensée :
Je vote pour sur l'ensemble du décret, tout en ayant voté contre l'article 3 et le titre de comité de Salut public, qui, dans l'esprit des présentateurs, détermine l'esprit du projet, parce que, conformément à ce que je soutenais il y a peu de jours, malgré l'illusion de l'assemblée, elle ne fait qu'ajouter aux rouages de son organisation un rouage qui manquait, et consacrer une division nécessaire des pouvoirs, un contrôle plus effectif du travail des commissions. (En votant contre l'article 3, j'ai voté contre l'erreur de l'assemblée, qui croit faire ce qu'elle dit et ne fait encore que décréter sans effet.)
Mais je ne partage pas l'illusion de l'assemblée qui croit avoir fondé un comité politique directeur, un comité de Salut public, alors qu'elle ne fait que renouveler avec une étiquette nouvelle sa commission exécutive des premiers jours. Si l'assemblée voulait avoir un réel comité exécutif, pouvant vraiment prendre la direction de la situation, parer aux éventualités politiques, elle devrait commencer par se réformer elle-même, cesser d'être un petit parlement bavard, brisant le lendemain aux hasards de sa fantaisie ce qu'il a créé la veille et se jetant au travers de toutes les décisions de sa commission exécutive. La Commune ne devrait être qu'une réunion de commissions se réunissant pour discuter les résolutions, les rapports présentés par chaque commission, écoutant le rapport politique de son comité exécutif, et jugeant si ce comité remplit son devoir, s'il sait donner l'unité d'impulsion, de direction, s'il a l'énergie, la capacité nécessaires pour le bien de la Commune.Au comité exécutif seraient renvoyées les affaires politiques, aux commissions diverses toutes les affaires du ressort de ces diverses commissions, et les séances se passeraient sans incidents inutiles, à prendre des résolutions et non plus à discourir.
Pour un comité exécutif de cet ordre, et seul pouvant vraiment porter le titre de Salut public, qui n'a d'ailleurs d'importance et qui a le désavantage d'être une répétition, je voterai oui sans phrases.
En un mot, il faut organiser la Commune et son action ; faire de l'action, de la Révolution et non de l'agitation, du pastiche [12].
Dans le contexte de la critique principale formulée par Marx contre la Commune — à savoir qu'il lui fallait à tout prix abandonner les structures politiques bourgeoises pour en forger de nouvelles, révolutionnaires — ce vote motivé de Vaillant doit être considéré comme une des tentatives les plus sérieuses pour trouver cette nouvelle structure. Vaillant essaya d'aller au-delà des concepts hérités de Montesquieu qui entravaient toujours la pensée de tant de révolutionnaires. En même temps, il chercha à éviter les dangers d'une structure exécutive hautement centralisée et donc virtuellement dictatoriale. Aurait-il été possible de créer, à partir d'une assemblée élue selon les normes de la démocratie parlementaire « bourgeoise », une commission exécutive « non-bourgeoise » ? La réponse semble être négative. Lénine, qui a longuement médité sur cette question, en a, en tout cas, tiré une conclusion nettement négative en 1917-1918. D'après les arguments de Vaillant en faveur d'un comité exécutif non élu, surgi de façon spontanée des rangs des insurgés, on pourrait être tenté d'en conclure à son anticipation de la tactique bolchevique en janvier 1918. En fait, les différences entre Vaillant et Lénine sont plus grandes et plus significatives que les similarités un peu illusoires.
Il ne faut pas oublier non seulement que Vaillant avait été candidat aux élections législatives en février 1871, mais aussi que, malgré sa défaite électorale, il abandonna la Mecque révolutionnaire pour se rendre a Bordeaux, centre [on ne peut plus bourgeois] de la nouvelle gravité politique. Pas de boycottage de la Douma pour Vaillant. De plus, ses efforts constants pour travailler avec tous les éléments révolutionnaires, son obsession de l'unité, se distinguent très nettement de la stratégie conflictuelle de Lénine. La méfiance exprimée par Vaillant concernant les dangers inhérents à tout comité exécutif trop restreint était réelle et persistante. Il croyait profondément à l'émergence spontanée d'une conscience révolutionnaire chez les masses dans le feu de l'action. Dans les années 1880 et 1890, il allait devenir un des très rares dirigeants socialistes à se battre pour l'autonomie syndicale. Il récusa avec véhémence la notion selon laquelle la classe ouvrière ne saurait progresser audelà de l'économisme qu'avec l'aide d'une avant-garde... bourgeoise [13].
À cet égard, on peut dire que Vaillant se rapprocha beaucoup plus de Rosa Luxemburg que de Lénine qui, lui, était plus près de Blanqui. Ce qu'il essayait de faire, en réalité, était de préparer son omelette socialiste sans casser ses œufs démocratiques et républicains. Depuis 1871, des générations de socialistes se sont confrontées au même problème. La solution reste aussi insaisissable...
Le dernier objectif que s'est donné Vaillant fut de marquer de façon indélébile les traits socialistes de la Révolution communarde, d'en écrire pour ainsi dire le testament socialiste. En 1903, il affirma que le trait distinctif de la Commune fut son caractère « ouvrier, socialiste et révolutionnaire ». Affirmation qui tranche, sans ambiguïté et de façon nette un débat historique des plus complexes. En fait, la question de savoir si, oui ou non, la Commune fut une révolution socialiste est la question la plus essentielle de toute l'histoire des événements. Examinons un instant la contribution de Vaillant afin de mieux comprendre sa conception du socialisme.
On sait que ce n'est que dans une mesure très limitée que la Commune s'est attaquée de front au système capitaliste. Mais, en toute occasion, Vaillant se trouva à l'avant-garde des revendications les plus révolutionnaires. Le 31 mars, en tant que membre de la commission exécutive, il signa le décret sur la « municipalisation » de l'industrie des armements et des munitions. Le 15 avril, il se fit l'avocat de l'expropriation des biens appartenant aux membres du gouvernement de Versailles qui avaient abandonné la capitale. Le 26 avril, la Commune a débattu le problème de la meilleure stratégie à adopter contre les Versaillais. A l'encontre de ceux qui plaidaient en faveur de représailles contre les otages, Vaillant favorisait l'expropriation de la bourgeoisie en fuite :
Rappelez-vous que nous devons frapper la propriété par nos décrets socialistes. [14]
Il se prononça aussi en faveur de l'expropriation par la Commune du mont-de-piété. Alors que même le délégué aux Finances, Jourde, se montra hésitant :
Détruire le mont-de-piété, ce serait porter une atteinte à la propriété, ce que nous n'avons encore jamais fait,
Vaillant opta franchement pour cette solution en estimant qu' « on pourrait, sans inconvénient, frapper la propriété sous cette forme » [15].
Mais toutes ces mesures visaient simplement la confiscation et ne menaçaient nullement la structure même du système de propriété. À peu près le seul décret de la Commune portant atteinte au système capitaliste, en tant qu'appropriation et contrôle privés des moyens de production, fut celui du 16 avril.
Proposé par Avrial, ce décret autorisait les chambres syndicales à prendre en main les ateliers et les usines abandonnés pour en faire des coopératives a gestion ouvrière. Selon son biographe, Maurice Dommanget ce fut Vaillant qui fut, dans cette affaire, le conseiller d’Avrial [16].
Dans le domaine dont il avait la responsabilité directe, celui de l'enseignement, Vaillant appliqua immédiatement le programme laïque qui, depuis très longtemps déjà, réclamait l'enseignement gratuit, laïque et obligatoire. Il expérimenta aussi avec l'enseignement technique et professionnel — À la fois pour garçons et pour filles —. Plus importante peut-être sur le plan socialiste fut sa conception de l’organisation et de la gestion des écoles. Un de ses premiers actes, en tant que délégué à l'instruction publique fut d'appeler les enseignants, les élèves, les parents d'élèves et toutes les « bonnes volontés » à se former en commissions spontanées afin de discuter de tous les problèmes de l'enseignement et formuler des propositions à ce sujet. L'activité de Vaillant dans ce domaine a déjà été étudiée en profondeur dans deux ouvrages spécialisés et on n'a pas à s'y attarder ici [17]. En tout cas, le domaine de l'instruction ne fournissait qu'une occasion limitée de s'attaquer au système capitaliste.
Plus intéressant, peut-être, fut le débat sur les théâtres, qui étaient sous la juridiction de la Sûreté publique. La Convention, le 11 germinal an IV, avait décrété que la commission de l'instruction publique aurait la surveillance des théâtres. Vaillant demanda que la Commune adopte le même principe. Son raisonnement s'articulait autour de deux arguments principaux. Primo, que
les théâtres doivent être considérés surtout comme de grands établissements d'instruction ; et, dans une République, ils ne doivent être que cela.
Autrement dit, l'art relevait du domaine de la culture et de l'éducation générale et non pas du domaine du profit. Sans viser l'étatisation de la culture [« Evidemment, nous ne voulons pas avoir d'art d'Etat ! »], Vaillant cherchait à combattre la commercialisation du spectacle. Sa deuxième proposition fut donc en faveur de l'autogestion des théâtres par les artistes :
Dans les arts, l'exploitation est plus terrible peut-être que dans les ateliers et tout le personnel des théâtres est exploité, depuis le haut jusqu'en bas.
Faire cesser cette exploitation devint donc une tâche urgente et d'importance capitale :
Nous devons chercher à créer partout des établissements socialistes... Le caractère principal de la révolution du XXe siècle est d'être une révolution sociale. Le produit du travailleur est un axiome d'une vérité générale et qui doit s'appliquer à l'artiste comme à tout autre producteur.
La solution devait être la même que celle qui avait été préconisée pour les ateliers :
Les théâtres doivent appartenir à des fédérations d'artistes... L'administration générale des théâtres est chargée de transformer le régime propriétaire et privilégié actuel en un système d'association par l'exploitation entière des artistes. [18]
Qu'est-ce, sinon un des premiers plaidoyers en faveur de l'autogestion ? [19].
Testament socialiste ? C'est peu de chose sans doute. On n'a guère besoin d'évoquer ici les problèmes pratiques qui s'opposaient à la consolidation de la Révolution communarde. Mais ces quelques indications suffisent pour nous montrer une direction générale, un mouvement historique dont les lignes de force furent soulignées par les vrais socialistes comme Édouard Vaillant. Compte tenu des difficultés du moment et des faiblesses structurales de la Commune, Vaillant a quand même fait de son mieux pour tailler aussi clairement que possible les contours de la révolution socialiste.
Conclusion
Vaillant [comme d'ailleurs beaucoup d'autres révolutionnaires] fut sans doute pris de court, tant par le siège que par la Commune. Il devait, plus tard, avouer que la situation était sans espoir. Cependant, une fois le mouvement déclenché, il considéra que le premier devoir des « bons citoyens » était de se rallier à la cause et d'y souscrire de plein cœur. [En voilà un autre lien avec la Rosa Luxemburg de 1919 !). Son plus grand regret fut que les membres de la Commune eussent passé autant d'heures à s’entredéchirer idéologiquement. Sa lutte en faveur de l'unité socialiste naquit en 1871. Elle ne prit fin qu'avec sa mort, en 1915.
La Commune a exercé sur la carrière de Vaillant une influence profonde. Il ne faut pourtant pas trop se pencher sur les détails de sa contribution. L'essentiel de son activité [comme ce fut le cas en général] fut improvisé, enfanté par la nécessité et façonné à la hâte. Les idées furent nombreuses [peut-être trop nombreuses !] et elles ont subi de profondes modifications à mesure que les événements se sont déroulés. N'est-ce pas Engels lui-même qui a observé que les différentes « écoles » ont fini par faire le contraire de ce qui était prévu dans leur « programme » ? Les acteurs du drame, et Vaillant peut-être plus que tout autre, savaient pertinemment que, quelle que fût l'importance du présent, ils visaient surtout à construire l'avenir. Jusqu'à sa mort, Vaillant allait affirmer que, sans la Commune, la République aurait vite sombré.
Vaillant a beaucoup appris pendant ces semaines pathétiques et héroïques. Dès le début de sa vie politique, il se rendait parfaitement compte des difficultés énormes de la tâche révolutionnaire. Il a rencontré les limites du possible et les frontières de l'impossible. Il a compris la complexité énorme de l'ensemble national. On a beaucoup parlé des proudhoniens en tant que partisans de la décentralisation, et des blanquistes comme des centralisateurs impénitents. En fait, les hommes de la Commune étaient extrêmement confus quant à la question de la structure nationale. Vaillant n'y fait pas exception, comme le suggère son attitude vis-vis du comité de Salut public. Mais la Commune lui a fourni la preuve (si de preuves il avait besoin) que le socialisme ne saurait s'instaurer en France avant l'éveil de la province. Ainsi, à son retour de l'exil, en 1880, Vaillant se rendit-il directement dans son Berry natal pour y organiser les travailleurs du Centre.
L'expérience de la Commune a influencé la pensée de Vaillant de mille autres façons. Inévitablement, malgré la rhétorique des années d'exil, il avait horreur de la violence. Témoin de la sauvagerie sans parallèle d'une classe de propriétaires privés épouvantés en quête de vengeance, le jeune étudiant bourgeois est devenu, pendant la semaine sanglante, un guerrier socialiste majeur. Il allait, par la suite, devenir un héros de la classe ouvrière. À la tête du cortège annuel au Mur des Fédérés, dans les meetings, tant en France qu'à l'étranger, il devint, vers le tournant du siècle, l'incarnation même de la lutte de Paris.
À cet égard, on pourrait conclure en disant que son identification, dans l'esprit populaire, avec les événements de 1870-1871, a servi, en fin de compte, à obscurcir l'originalité, la subtilité, la pertinence de sa pensée socialiste dans la période entre la Commune et la Grande Guerre. Membre de la Commune, il n'entendait pas, comme il le dit à plusieurs reprises, en faire l'éloge inconditionnel. Malgré tout ce qui s'était passé en 1871, pour Vaillant, c'était l'avenir qui comptait le plus. Il faisait entièrement sienne la vieille devise « Autres temps, autres mœurs ». En 1891, dans un effort de se débarrasser de l'étiquette blanquiste que l'histoire, pour une raison ou une autre, lui avait collée, il disait :
Jamais, pour ma part, ni mes amis... nous n'avons pris ce titre de « blanquistes » qu'on nous donne. Car, si grand respect que nous avons pour la mémoire de Blanqui et de tous les hommes qui ont été les héros de la pensée de la Révolution, nous n'entendons porter ni leur livrée morale ou intellectuelle, ni nous assujettir à leur exemple. Car nous avons pour fonction de continuer leur œuvre et non de la répéter. [20]
Joylon Howorth
L’article de Joylon Howorth est paru dans La Commune Revue d’Histoire de l’Association des Amis de la Commune 1871, N° 8 – septembre 1977. Il est l’auteur d’Edouard Vaillant : la création de l'unité socialiste en France, Editeur : Syros, 1982.
Notes
[1] Article de Vaillant « La Commune et la gauche », le Socialisme N° des 15-22 mars 1903.
[2] J. Rougerie, « L'A.I.T. et le mouvement ouvrier à Paris pendant les événements de 1870-1871 », International Review of Social History 12 [1-2], 1972 : 2-80.
[3] Le rôle de Vaillant dans l'unification de la S.F.I.O. en 1905 était capital. Jaurès lui-même soulignait à plusieurs reprises que Vaillant constituait le trait d'union essentiel entre les différentes factions du parti. Sur ce problème, voir J.H. « Vaillant, la République et le socialisme en 1900 », Bulletin de la Société d'études jaurésiennes N° 50, 1973, et l'ouvrage sur Vaillant : Édouard Vaillant : la création de l'unité socialiste en France, Editeur : Syros, 1982.
[4] Rougerie, art. cit. pp. 18-19. Pour le texte des manifestes du 5 et du 15 septembre, voir: Jean Dautry et Lucien Scheler : Le Comité central républicain des vingt arrondissements de Paris. Paris, Editions sociales, 1960 : pp. 13 et 32-35.
[5] Sur cette circulaire, voir Rougerie, art. cit. p. 19.
[6] Texte de cette lettre dans : Gôtz Langkau. « Die Deutsche Sektion in Paris », International Review of Social History 18 (1-2), 1972 : 145-146.
[7] La reproduction photographique de l'affiche électorale des candidats socialistes révolutionnaires, dans Jean Bruhat, Jean Dautry et Emile Tersen : La Commune de 1871. Paris, Éditions sociales, nouvelle édition 1970, p. 93. Voir aussi la déclaration de principes publiée par les comités de vigilance adhérant au « parti socialiste révolutionnaire » reproduite dans J. Rougerie : Paris libre 1871, Paris, Seuil, 1971 : 78-80.
[8] « Siège et Commune », Ni Dieu, ni Maître, 20 mars 1881.
[9] Les 31 séances officielles de la Commune de Paris, Paris, 1871, p. 198.
[10] Pour les diverses interventions de Vaillant à l'Assemblée communarde, voir G. Bourgin et G. Henriot. Procès verbaux de la Commune de 1871,2 vol. Leroux et Paris, Lahure, 1945, passim.
[11] « Enquête sur la Commune de Paris », La Revue Blanche 1897 : p. 71.
[12] Les 31 séances officielles, op. cit., pp. 142-143.
(13) Sur ce problème, voir « Edouard Vaillant, le socialisme et le mouvement syndical », La Nouvelle Revue socialiste 12-13, 1975.
[14] Bourgin et Henriot, op. cit. Vol. I, p. 506.
[15] Ibid. Vol. I, p. 483.
[16] Maurice Dommanget, Édouard Vaillant, un grand socialiste 1840-1915, La Table Ronde, 1956 : p.34, Paris.
[17] M. Dommanget : L’Enseignement, l'Enfance et la Culture sous la Commune, Éditions-librairie de l'Étoile, Paris, 1964, et S.Froumov : la Commune de Paris et la démocratisation de l'école. Moscou, Progrès, s.d.
[18] Texte du débat sur les théâtres dans Bourgin et Henriot, op. cit. vol. II, pp. 413 et 59.
[19] Vaillant se fera plus tard le champion de l'autogestion; en fait, il est un des très rares socialistes ou syndicalistes à se servir du terme avant 1914.
[20] Voir G. Bourderon, « Edouard Vaillant était-il blanquiste ? », Le Populaire-Dimanche, 18 mai 1956, et aussi un article : « The Myth of Blanquism », Journal of Modern History 48 [3], 1976.