DANS LES ARCANES DE L’ADMINISTRATION IMPÉRIALE
Étonnant XIXe siècle ! De révolutions en régimes autoritaires, il nous a permis, à nous la France, de tester une réelle diversité de régimes politiques. Denis Glasson livre, dans son ouvrage Edmond Godinot, fonctionnaire du Second Empire, une fresque consacrée à la vie d’un homme simple, un de ces petits fonctionnaires tant moqués par Balzac. Quel rapport avec la Commune ? En premier lieu, nous mesurons le poids de l’autorité, de la censure, de l’Église, l’obligation de prêter serment de fidélité à l’empereur pour les agents publics, les élections truquées et donc un vote républicain réduit à l’étiage, l’enkystement d’une société. Étonnant procès dans lequel Godinot est mêlé, une de ces sociétés secrètes qui fomentent des conspirations, des projets d’attentats le plus souvent avortés par les dénonciations et les agents provocateurs. C’est une justice aux ordres, qui refuse de condamner le prince Napoléon pour l’assassinat de Victor Noir, c’est elle qui fait dire à l’avocat général : « Ils appartiennent à ce parti révolutionnaire, éternel ennemi de tous les gouvernements ». Au moins, c’est clair, on emprisonne des noms qu’au fil des pages vous reconnaîtrez, car on les retrouvera au premier rang de la Commune.
L’analyse du processus qui mène à la guerre de 1870 est très bien analysé, tout comme la période un peu confuse de l’automne 1870. Déjà Delescluze, en novembre, dans Le Réveil appelle à proclamer la Commune. Plus qu’un livre sur la Commune, c’est un ouvrage pour comprendre le contexte de celle-ci.
Lors de la Commune, les agents publics eurent, choix cornélien, à obéir à Versailles ou à l’Hôtel de Ville, sous peine de sanctions. Denis Glasson présente plus particulièrement la situation du ministère des Travaux publics. Plus intéressant que la pauvre vie d’Edmond Godinot, capitaine de la Garde nationale, ce parcours dans les arcanes administratifs de ce ministère, avant, pendant et après la Commune, permet d’apprécier l’évolution de l’administration du pays dans un climat politique et social tourmenté.
FRANCIS PIAN
Denis Glasson, Edmond Godinot, fonctionnaire du Second Empire, Editions du Cygne, 2020.
L’ÉCOLE DE LA COMMUNE : UNE ÉCOLE RÉPUBLICAINE, DÉMOCRATIQUE ET SOCIALE
Une autre école est-elle possible ? Rejetant l’école des congrégations, à l’enseignement d’une médiocrité rare, et celle de la classe dominante, la Commune de Paris tente de mettre en œuvre l’éducation intégrale déjà pensée par l’AIT. Cette éducation intégrale allie apport de connaissances, de nature à se positionner comme citoyen acteur de la vie sociale, et apprentissage professionnel, pour acquérir son autonomie comme producteur dans la vie économique. Vaste chantier qui ne peut qu’être ébauché dans un contexte de combats aux portes et dans les rues de Paris.
Pour expliquer le travail accompli, Jean-François Dupeyron propose, dans son livre À l’école de la Commune de Paris, une analyse au plus près des témoins, parfois des inconnus, qu’il accompagne d’une présentation de documents, dont certains sont rarement publiés.
TOUT EST À CONSTRUIRE
Tout est à construire en matière scolaire. Dès le 1er avril 1871, la société L’Éducation nouvelle propose de créer une école républicaine fondée sur les initiatives des mairies d’arrondissement et des syndicats.
L’expérience de la Commune est-elle unique en matière scolaire ? Un des apports de l’ouvrage est justement de montrer sa filiation avec la réflexion au sein du mouvement ouvrier en matière scolaire antérieurement à mars 1871, et ses prolongements notamment par l’action des Bourses du travail et de la CGT. Ainsi la Commune est un point de passage entre le XIXe siècle et le début du XXe . « Là se situe la principale leçon de la Commune : un mouvement plébéien et un mouvement de transformation sociale de la société n’apparaissent jamais ex nihilo. Ils supposent, en amont, un travail militant créatif et une mise en marche collective. »
Comment intervenir ? La Commune ne souhaite pas imposer un dispositif au-delà des principes républicains, au premier rang desquels figure la laïcité. Dans une démarche d’autonomie, elle considère que ce sont les mairies d’arrondissement qui doivent intervenir au plus près des besoins des habitants, sans oublier les initiatives corporatives dans l’esprit de l’AIT.
LA SÉPARATION DE L’ÉGLISE ET DE L’ÉTAT
Première initiative de la Commune, dès le 2 avril, la séparation de l’Église et de l’État, les enseignants ne sont plus des religieux. Les programmes ne sont plus contrôlés par l’Église. Ainsi, la laïcité et l’accès des filles à l’enseignement sont les deux apports de la Commune jusqu’au 21 avril. À cette date émerge une autre commission de l’Enseignement plus politique, avec une présence renforcée de l’AIT. L’objectif est bien de créer les bases d’une école républicaine, à savoir publique, commune, mixte, démocratique, gratuite, laïque.
Après la Commune, les Bourses du travail et la CGT en reprennent l’esprit pour créer une école syndicale. Il faut établir une contreculture pédagogique et révolutionnaire pour construire une « société d’hommes libres et fiers », selon les mots de Pelloutier. Il en résultera la notion d’ « école rouge », qui délivre deux enseignements simultanés : l’enseignement scientifique et littéraire, et l’enseignement pratique des métiers.
FRANCIS PIAN
Jean-François Dupeyron, À l’école de la Commune de Paris, Éd. Raison et Passions, 2020.
MARX EN FRANCE, DE LA COMMUNE DE PARIS AUX GILETS JAUNES
Et si l’œuvre de Marx n’était pas à relire au regard de notre actualité ? Les inégalités sociales persistent, les différences de salaire entre les femmes et les hommes, l’accès à l’éducation, au logement, au travail. Les protestations fortes et exigeantes des Gilets jaunes en 2018, la morgue affichée par les tenants du pouvoir et de l’argent, le sentiment d’injustice profonde conduisent Alphée Roche-Noël, politologue, à faire appel à Marx pour analyser la situation économique et sociale par son travail le plus structuré, Le Capital. Il établit aussi un parallèle avec cette période qui s’étend de l’avènement de la IIe République à la Commune de Paris. Trois ouvrages organisent la réflexion de Marx sur la France : Les Luttes de classes en France, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, La Guerre civile en France. Pour lui, « regarder le temps présent à travers ces livres nécessite d’interroger l’actualité de la critique marxienne de l’économie politique » et ainsi débrouiller la jungle du temps. D’autant que Marx, suivant l’actualité du monde ouvrier en France, évolue dans son appréciation et souligne la force de la mobilisation sociale.
MONTER À L’ASSAUT DU CIEL
Sur le ton du pamphlet, donc parfois excessif mais souriant, l’auteur entend interpréter Marx pour comprendre le monde actuel, particulièrement en se référant à la notion de lutte des classes. L’ultraconservatisme de la bourgeoisie conduit au massacre de la Semaine sanglante, mais elle sait aussi évoluer et se couler dans des institutions faites à sa main, celles de la Troisième République. Les puissances de l’argent savent muter et montrent les capacités d’adaptation du capitalisme. Fragilisation des individus dans le travail et dans la vie, double fonction du travailleur et du consommateur, réduction de la part « rentable » du secteur public au bénéfice des entreprises privées, la cohésion sociale actuelle est mise à mal, davantage peut-être qu’au temps de la Commune de Paris. Aujourd’hui, nous connaissons « la guerre de tous contre tous », la création de sous-sphères de l’économie, « partout où il y a un os à ronger, on trouve dessus deux affamés pouvant faire valoir leurs titres aux reliefs. Devinez qui est là pour prendre les paris ? » Ces allers et retours entre le XIXe siècle, l’analyse de Marx et notre époque invitent à la réflexion et, pour l’auteur, démontrent l’actualité du projet sociétal de la Commune de Paris, monter à « l’assaut du ciel ».
FRANCIS PIAN
Alphée Roche-Noël, Marx rapatrié, Éd. du Cerf, 2020.
VICTORINE BROCHER, « ÊTRE UTILE »
Libertalia a réédité Souvenirs d’une morte vivante de Victorine Brocher, livre paru en 1909. À 70 ans, Victorine Malenfant (1839- 1921), épouse Rouchy, puis Brocher, évoque sa vie jusqu’en 1872. Pourquoi « morte vivante » ? En mai 1871, ses proches l’ont crue morte, fusillée par les versaillais.
En 1848, à 9 ans, elle vit intensément la révolution auprès de son père qui doit s’exiler après le coup d’État de Louis-Napoléon. C’est pour elle une expérience fondatrice. Mère et militante, elle écrit : « On m’a mariée à Orléans le 13 juin 1861 ». Elle décrit la condition féminine, « la misère noire, le suicide, la prostitution, ce qui est pire encore ». Solidaire, mais elle se considère privilégiée, car piqueuse en bottines travaillant pour des maisons de luxe. Elle élève trois enfants qu’elle perd tout petits, malgré tous ses soins. Elle lit la presse, participe aux réunions d’une section de l’AIT et à des manifestations. Le 4 septembre 1870, elle est dans la rue pour « la proclamation de la République, ce rêve si cher à mon enfance allait donc enfin se réaliser, j’étais si heureuse ». Pendant le siège, elle glorifie la résistance de la population ouvrière parisienne. Elle-même est « cantinière et ambulancière dans la 7e compagnie du 17e de la garde nationale ». De fin novembre 1870 à janvier 1871, elle est toujours aux avant-postes où « il y a de la besogne (…) les blessés et les morts abondent » ; elle y a vu « des drames affreux ».
Lors de la Commune, avec son mari, elle tient le mess des officiers à la « caserne de la République, à l’angle de la rue de Rivoli et de la place de l’Hôtel de Ville », où elle tient aussi « table ouverte deux heures par jour (…) aux pauvres diables qui avaient faim ». En avril, elle est cantinière et ambulancière au bataillon des Défenseurs de la République, présent au fort d’Issy lors des combats de fin avril début mai, journées terribles où, selon ses propos : « j’ai dans ces jours-là, accompli des tours de force dont je ne me serais jamais cru capable. » Pendant la Semaine sanglante, la cour martiale du 7e secteur la condamne à mort et ses proches la croient morte. Comme Varlin, elle parcourt Paris en tous sens. Puis elle se cache, elle exerce à nouveau incognito son métier mais, toujours recherchée, elle doit quitter la France pour la Suisse, le 1er octobre 1872, pour une autre vie.
Selon Michèle Riot-Sarcey, Victorine exprime la « mémoire des vaincus » et « l’identification au soldat est totale, elle oublie qu’elle appartient à un genre sans aucun droit politique et exclu de l’espace public commun ». Il y a une grande proximité de Victorine Brocher avec Louise Michel — qu’elle rencontre, le 22 mai, place de l’Hôtel de Ville. Reprenant des propos de Verlaine, nous pouvons dire : Victorine B. « est très bien ».
ALINE RAIMBAULT
Victorine Brocher, Souvenirs d’une morte vivante. Une femme dans la Commune de 1871, Libertalia, 2017 (préface de Lucien Descaves et postface de Michèle RiotSarcey).
cf. Bulletin La Commune, n°25, n°25, 2005.