Trois femmes, trois destins pour le féminisme socialiste

Carolyn J. Eichner, Franchir les barricades. Les femmes dans la Commune de Paris, Éd. de la Sorbonne 2020

Carolyn J. Eichner, professeure à l’Université du Wisconsin aux Etats-Unis s’appuie sur les vies d’André Léo, Élisabeth Dmitrieff et Paule Mink, trois parcours totalement différents pour montrer l’émergence du féminisme en France et ses liens avec le socialisme. Chacune avec sa culture a tracé son parcours pour défendre l’égalité des sexes et la justice sociale. André Léo s’appuie sur son talent d’écrivaine et de journaliste, Élisabeth Dmitrieff sur ses capacités organisationnelles, Paule Mink sur ses talents d’oratrice.

Les premières féministes se réfèrent à 1793, au socialisme utopique dès 1830 et évidemment 1848 pour démontrer que le combat doit porter sur le terrain économique et social. Toutes insistent sur la participation des femmes à la révolution en s’atta- quant aux oppressions de genre et de classe. Chacune dans son registre souligne les questions prégnantes et urgentes : celle du mariage et du divorce ; les inégalités y compris dans le travail et les salaires ; la réciprocité liberté-égalité ; le poids de l’Église, soutien du patriarcat, dans la société.

Un détail de son mari. Ecoutons Paule Mink : « En déniant à la femme le droit au travail, vous la ravalez, vous la mettez sous le joug de l’homme et vous la livrez au bon plai- sir masculin. En cessant de faire d’elle une travailleuse, vous lui ôtez sa liberté et vous lui faites perdre par conséquent sa responsabilité, elle ne sera plus elle-même une créature libre et intelligente, mais seulement un reflet, un détail de son mari. »

La Commune sera un moment d’avancées et de réticences. Tous les hommes ne voulaient pas des femmes au combat ni vraiment dans les ateliers. Avec l’appui de Frankel et de Varlin, l’Union des femmes très organisée, les clubs, les comités, introduisent les femmes dans les coopératives de production, dans les forts comme celui d’Issy, dans les rues. Bien sûr, nous croisons d’autres femmes, Louise Michel, Nathalie Le Mel et tant d’inconnues qui se battront jusque sur les dernières barricades ; elles savaient ce qu’elles avaient à perdre avec la victoire des versaillais. N’oublions pas le poids de l’Ordre moral de Mac Mahon dès 1873.

Assez de force morale et d’énergie. Que deviendront ces femmes après La Semaine sanglante ? Toutes trois pourront fuir. Dmitrieff regagne la Russie et se perd en Sibérie ; André Léo poursuit son travail d’écriture et s’in- vestit dans l’Internationale, un temps proche des idées anarchistes, et meurt discrètement en 1900 ; Paule Mink se tourne vers le blanquisme, le socialisme révolu- tionnaire et poursuit son combat d’activiste très appréciée dans le monde ouvrier.

Un mot d’André Léo sur cette Commune : « Il y eut alors dans Paris une telle frénésie pour la liberté, le droit, la justice, que les femmes com- battirent avec les hommes ; et qu’il se trouva dans cette ville de deux mil- lions d’âmes, assez de force morale et d’énergie pour balancer le reste de la France. »

FRANCIS PIAN

Carolyn J. Eichner, Franchir les barricades. Les femmes dans la Commune de Paris, Éd. de la Sorbonne 2020.

 

 

Les plumes de la bourgeoisie

Paul Lidsky, Les écrivains contre la Commune, suivi de Des artistes pour la Commune, Maspero 1970. Nouvelle édi- tion, La Découverte, 2021

Comment des écrivains – on ne disait pas des intellectuels – ont-ils pu être aussi aveugles, haineux, hys- tériques à l’égard de la Commune ? Comment Flaubert, Maxime du Camp, Alexandre Dumas fils, Théophile Gautier ont-ils pu déver- ser autant d’injures ? Ils étaient classés comme conservateurs, certes, mais Sand, Zola, Anatole France ?... Des figures que l’on présente de gauche, socialistes.

Passionnante synthèse que celle réalisée et republiée par Paul Lidsky. Aucun de ces écrivains ne participera, ni ne défendra la Commune, sauf Vallès, Verlaine, Rimbaud. Ce livre figure parmi les classiques du genre pour comprendre la société française de la fin du XIXe siècle et ses clivages.

Une référence ! La bourgeoisie a peur de cette classe ouvrière qui émerge (cf. Classes laborieuses, classes dangereuses, de Louis Chevalier), elle laisse le soin aux gens de lettres d’afficher le mépris à l’égard de ces « Barbares qui sont au milieu de nous ». Les quartiers de l’Est parisien, habités par une « faune » méconnue, suscite nombre de fantasmes, un genre de Cour des miracles, remis au goût du jour par Hugo, très ambigu lors de la Commune.

Les écrivains, déçus par 1848, vivent dans un entre-soi, broyés par la sociL’ouvrage de Paul Lidsky fournit des citations, des références, puis procède à une analyse serrée des arguments et idées véhiculées. L’objectif vise clairement à dégrader lesété napoléonienne. Ils se réfugient dans « l’Art pour l’Art », cher à Gautier. Le peuple ne peut pas goûter le raffinement. Les propos relèvent du racisme plus que du rapport de classes. Lors de la Semaine sanglante, Zola approuve « le bain de sang ».

L’ouvrage de Paul Lidsky fournit des citations, des références, puis pro- cède à une analyse serrée des argu- ments et idées véhiculées. L’objectif vise clairement à dégrader les Parisiens ; le vocabulaire devient animalier : des « gorilles », des « hyènes », les femelles « lapent ». La description de Courbet par Dumas fils est édifiante : « accouplement d’une limace et d’un paon ».

Propagande et caricature. Evidemment, les communeux sont des alcooliques, les femmes des malades sexuelles, tous sont des incultes, des déclassés. Dans la lit- térature postérieure à l’évènement, les récits relèvent de la propagande, il faut entretenir la peur. Les personnages sont typés. La femme est hideuse, l’ouvrier noceur et imbécile, le soldat versaillais honnête, un paysan qui veut retourner à sa terre, son devoir accompli. La famille et le travail sont les vraies valeurs ! L’esprit pétainiste avant la lettre ! Le peuple doit travailler, la culture est pervertisseuse (A. France). Aucun mot sur les idéaux de la Commune.

Paul Lidsky ajoute dans cette édition, un chapitre consacré aux artistes engagés en faveur de la Commune, notamment via la Fédération des artistes. Des peintres, Pissarro, Manet, des sculpteurs, des architectes, des caricatu- ristes comme André Gill. Certains émigreront, d’autres finiront dans la misère dans cette ville qu’ils ont tant aimée.

Francis Pian

Paul Lidsky, Les écrivains contre la Commune, suivi de Des artistes pour la Commune, Maspero 1970. Nouvelle édition, La Découverte, 2021

 

L’espace d’une nuit

Florence Belenfant, La combattante et le zouave noir, Éditions du Monde libertaire, 2021.

Il fait frais, sur Clamart et Issy, cette nuit du 29 au 30 avril 1871. Une femme, Louise Michel, et un homme, un zouave pontifical rallié à la Commune, vont veiller dans les tranchées autour de la gare de Clamart à deux pas des versaillais et échanger sur leur vision du monde, de la beauté, de leur culture respec- tive, de la liberté. Ils vont et vien- nent toute la nuit jusqu’au petit matin en attendant que Maxime Lisbonne les relève. C’est long une vraie nuit, sombre, profonde avec de temps en temps des coups de canon et les cris d’en face. Voilà qui permet à Florence Belenfant de parcourir l’œuvre de Louise Michel, de montrer le chemin à accomplir.

Une pièce de théâtre est néeMais comment peut-on avoir l’idée d’écrire une pièce, une fantaisie communarde dans ce cadre ? Florence nous le révèle dans sa Genèse remaniée, la découverte d’un manuscrit et l’alchimie opère, les rencontres, la lecture des textes de Louise… Une pièce de théâtre est née. L’imagination de son auteur côtoie les propos de Louise. Les lecteurs avertis retrouveront des échos de ses livres. Un temps de poésie : « On va au Fort d’Issy par une petite montée entre des haies, le chemin est tout fleuri de violettes qu’écrasent les obus. » Tout est exact, la petite montée, c’est la saison des violettes en avril. La vie et la violence des armes. Le zouave aussi a existé, il faisait partie du bataillon de Victorine Brocher.

Comment peut-on vivre dans ces combats ? « Quel effet vous fait la vie que nous menons ? » demande le zouave. Louise répond : « L’effet de voir devant nous une rive à laquelle il faut atteindre ». Lui : « Moi, ça me fait l’effet de lire un livre avec des images ». Différence de cultures, nécessité de l’échange. Le thème de la beauté et de ses canons qui dif- fèrent selon les origines est un beau point de départ, tout comme les souvenirs de leurs enfances en Afrique et en Haute-Marne.

« Une rive à laquelle il faut atteindre ». Évidemment la Commune, ses aspirations, le statut des femmes les occupent tous deux. Louise : « La Commune est née de l’indignation contre les lâchetés, des incapacités de ceux qui nous gouver- naient. »

Le texte de la pièce est très dense et reflète bien les différentes préoccupations de Louise Michel, même la souffrance des animaux, celle des êtres humains, son impossibilité à se sentir libre si d’autres personnes ne le sont pas.

Pour mieux comprendre cet échange, Florence Belenfant nous livre quelques trésors comme le conte écrit par Louise en 1872, La vieille Chéchette, sa réponse à l’enquête sur la Commune dans la Revue Blanche dirigée par Félix Fénéon, une biographie démontrant la complexité de ses actions et de sa volonté, les faits saillants de son rôle pendant la Commune. Ses conférences diffusaient une énergie hors du commun pour donner le courage de combattre, drapeau noir en tête. « C’est en dansant sur le contretemps que l’énergie de Louise Michel nous ravive et que ses fai- blesses nous rassurent. »

Francis Pian

Florence Belenfant, La combattante et le zouave noir, Éditions du Monde liber- taire, 2021.

 

La littérature et la commune, une invitation à la lecture
La Commune des écrivains. Paris, 1871 : vivre et écrire l’insurrection, Anthologie établie par Alice de Charentenay et Jordi Brahamcha-Marin, Gallimard, Coll. Folio classique, 2021.

De quelle littérature parle-t-on ? Le romanesque, le journalisme, le témoignage, le pamphlet ? Qui est légitime pour écrire sur l’insurrection ? Ceux qui l’ont vécue ?

« Écrire témoigne d’une émouvante confiance dans les pouvoirs du lan- gage, chargé de bâtir un monument aux morts et d’infléchir le cours de l’histoire. À vrai dire, presque tous les communards qui ont survécu ont écrit… Comme si avoir vécu l’évènement conférait ipso facto un droit et un devoir d’écrire. » L’anthologie, établie par Alice de Charentenay et Jordi Brahamcha-Marin, regroupe 85 textes choisis pour leur intérêt documentaire, leur qualité littéraire et la force du témoignage qui s’en dégage. Tant les communards que leurs opposants, tous plus farouches dans leur expression et leurs aspirations ! Tant à l’extérieur qu’au cœur de l’évènement.

Ces documents sont répartis en quatre parties. La première (La Commune au jour le jour), rassemble des écrits contemporains de l’évènement ; la deuxième est consacrée à des récits rétrospectifs destinés à prendre du champ. La troisième partie porte sur la répression et ses conséquences (exil, déportation, amnistie). La quatrième prend du recul et cherche une synthèse, une perspective pour dégager des leçons. Histoire de montrer que la Commune « n’a jamais cessé d’innerver les consciences et les imaginaires. »

Innerver les consciences. À noter que chaque texte est accompagné d’une note relative à son auteur pour replacer celui-ci dans les évènements et son parcours ultérieur. Le lecteur y découvrira des surprises !

Premier auteur choisi, Edmond de Goncourt. Pas franchement proche de la Commune et du peuple, celui-ci fera part de son effarement devant la violence de la répression. Parmi les auteurs plus que fades, George Sand ou Victor Hugo, qui s’effarouchent de l’attitude de « ces Parisiens qui ne doivent pas se convertir à ses très mauvaises doctrines ». Des gens plus discrets, comme Malvina Blanchecotte, tout aussi opposés, témoignent de la vie quotidienne. Leconte de Lisle colporte des rumeurs, Dumas fils clame son admiration pour Thiers. Paul de Saint-Victor, un auteur oublié de nos jours, produit un concentré de toutes les abominations proférées contre la Commune. Sa description de Vallès est fascinante : « Bohème des lettres, aigri par une jeunesse misérable, affolé d’orgueil, ulcéré d’envie, sa poche à fiel crevée s’était répandue dans son style. » Fermez le ban !

Au même moment, le Père Duchêne tient un discours « foutrement » plus vigoureux en faveur du peuple. Parmi les acteurs de la Commune, Lissagaray nous conduit dans les rues. On rentre avec Jean Baptiste Clément dans les séances de la Commune à l’occasion des débats confus, consacrés au Mont-de-Piété et, pendant ce temps, au rapport militaire on lisait : « Issy, Toujours canonné par Moulin-de-Pierre et Meudon ; Clamart, Vive fusillade des tranchées et de la gare de Clamart ».

Chansons et poèmes. Les chansons, littérature populaire, véhiculent les espoirs, les clameurs, la tristesse, l’espoir comme cette première version de L’Internationale, sans oublier certains poèmes tels La Semaine sanglante ou Les Vaincus de Verlaine, Les mains de Jeanne-Marie de Rimbaud.

Le lecteur vit le sort des exilés, tente l’évasion avec Allemane, Rochefort, défend l’amnistie avec Hugo qui se rachète, retrouve les anciens dans les émouvants repas des rescapés grâce à Descaves.

Les événements seront analysés par d’autres : Péguy, étonnant Bernanos, Lénine, Rosa Luxemburg avec le titre de son dernier article « L’Ordre règne à Berlin », Sartre. Sans oublier Arthur Adamov ancien vice-prési- dent de notre association.

Alors qui peut écrire un livre sur la Commune ? Arthur Arnould répond : « Celui qui écrira ce livre plein de larmes et de sourires, plein de fureur et de mansuétude, celui-là, s’il a su voir et sentir, si son cœur a battu à l’unisson du cœur de Paris, si son esprit a été monté au diapason inouï de ces jours de lutte, d’espoir, de dévouement et d’écroulement, celui- là aura fait non seulement une œuvre belle qui restera, mais une bonne action. » Au lecteur de cette somme d’en juger.

Francis Pian

La Commune des écrivains. Paris, 1871 : vivre et écrire l’insurrection, Anthologie établie par Alice de Charentenay et Jordi Brahamcha-Marin, Gallimard, Coll. Folio classique, 2021.

 

Gustave Lefrançais, la rencontre avec un angevin 

Dominique Sureau, Gustave Lefrançais. Histoire d’une rencontre avec un Angevin, Éditions du Petit Pavé, 2021.

La 4e de couverture nous apprend que l’auteur, Dominique Sureau, et Gustave Lefrançais ont tous les deux été instituteurs et sont natifs de la douce région angevine, d’Angers exactement.

Ce livre n’est pas à proprement parler une biographie traditionnelle. Il nous interroge sur ce presque inconnu de la Commune, et sur de nombreux points par des entrées de chapitres thématiques, avec de nombreuses références de bas de page.

Le livre s’ouvre en premier lieu sur quelques citations. Qui était-il ? L’auteur n’est pas avare sur les différents portraits de celui qui a été le premier président de la commission exécutive de la Commune, à qui Eugène Pottier dédia son poème, devenu le chant de l’Internationale.

Ce n’est pas un hasard si le bouquin s’ouvre sur le pédagogue Lefrançais. S’ensuivent des chapitres sur la question religieuse, le républicanisme, sur le dispositif éducatif dans toutes ses dimensions (physique, morale, intellectuelle).

Concernant les clubs, lieu d’information et d’éducation populaire, Gustave Lefrançais y participe activement et l’on pourra s’y référer dans son livre Souvenirs d’un révolutionnaire. De juin 1848 à la Commune. Quelques pages sur la politique de défense, sur la question du travail, celle de l’union libre et la question des loyers. Le chapitre sur la Banque de France mérite toute notre attention : « Il y avait bien la plantureuse Banque de France ; on s’était interdit d’y toucher » (Lissagaray). L’épineuse question est posée et l’auteur retrouve les différents témoignages de l’époque (Jean Allemane, Charles Beslay, Pierre Vésinier).

Un large pan souligne, à propos de Lefrançais (notamment dans son fascicule La Commune et la Révolution), son idée sur le communalisme et son opposition au Comité de salut public, contre l’instauration duquel il vota.

Le XXe siècle nous rattrape quand Dominique Sureau convoque Murray Bookchin, ce philosophe étasunien, qui développe une autre organisation sociale par la mise en œuvre du municipalisme libertaire, un parallèle judicieux avec Gustave Lefrançais.

En conclusion de la lecture de cet essai, il s’agit bien d’une rencontre avec un éminent acteur et penseur de la Commune, illustré par quelques dessins de l’auteur.

SIMONE MATUSALEM

Dominique Sureau, Gustave Lefrançais. Histoire d’une rencontre avec un Angevin, Éditions du Petit Pavé, 2021.

 

 

La Commune de Paris racontée par les Parisiens

Jean-François Lecaillon, La Commune de Paris racontée par les Parisiens, L’Artilleur/ Bernard Giovanangeli éditeur, 2021.

La Commune de Paris racontée par les Parisiens est un livre prenant. Une fois commencé, on n’a plus envie de le lâcher. L’historien Jean-François Lecaillon y utilise intelligemment les témoignages d’une quarantaine de Parisiens ou de soldats présents dans la capitale et ses environs durant la Commune. Il a eu l’excellente idée de découper et d’entremêler des passages de ces textes pour les présenter dans l’ordre chronologique des événements. Tout l’art de Jean-François Lecaillon est dans ce montage. Il n’intervient que très peu, pour replacer le contexte ou mettre en garde contre la subjectivité des témoins, mais sans les censurer ni réinterpréter leur vision. Ce parti pris de l’efface- ment est intéressant car il en ressort une grande impression d’authenticité, celle que donnerait une caméra suggestive dans une œuvre cinématographique. Et, de fait, le résultat est haletant, ce qui est rare pour un essai historique.

L’auteur nous avertit dès l’introduction : la majorité des témoins est hostile à la Commune. Les ouvriers sont moins aptes que les bourgeois à prendre la plume pour tenir un journal ou écrire leurs mémoires. Il se trouve que ce déséquilibre donne d’autant plus de force à l’impression qui domine le livre : la vengeance de l’armée régulière, des lignards, a été terrible au moment de leur reconquête de Paris. Systématique, et si ce n’est pire, aléatoire, en dehors de tout cadre légal. Les exécutions sommaires, quand elles sont racontées par les soldats eux-mêmes, qu’ils s’en vantent le plus souvent ou qu’ils les récusent, résonnent avec une impression de grande vérité. Les bourgeois ont parfois pitié, le petit peuple se montre souvent en vengeur cruel. En ami des idées de la Commune, on est cruellement déçu par les enrôlements forcés de fédérés, de 14 ou 15 ans parfois. On est outré par les Vengeurs de Flourens manipulés par Ferré ou Ranvier qui, le 27 mai, les persuadent encore que la victoire est en route. La stratégie concertée d’incendie des bâtiments symboliques serait presque anecdotique s’il elle n’avait encore exacerbé la haine des versaillais et éloigné définitivement les bourgeois sympathisants.

On admire les héros de la Commune, mais on comprend les débandades de certains gardes nationaux envoyés comme chair à canon par des chefs incompétents, tenir les positions d’Issy ou de Vanves.

Devant l’incessante accumulation des cadavres, des haines incontrôlables inhérentes aux guerres civiles, c’est ce refrain de Brassens que j’avais en tête en refermant ce livre : « Mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente... »

PHILIPPE MANGION

Jean-François Lecaillon, La Commune de Paris racontée par les Parisiens, L’Artilleur/ Bernard Giovanangeli éditeur, 2021.

 

 

Les huit journées de mai

Prosper-Olivier Lissagaray, Les huit journées de mai derrière les barricades, [1871], Éditions critiques, 2018.

Prosper-Olivier Lissagaray, journaliste, écrivain communard, se trouve le dimanche 21 mai à Paris. C’est l’un des premiers témoignages.

Journaliste, Lissagaray en fait un reportage de guerre et rapporte tout ce qu’il voit, ce qu’il ressent. Attaque-surprise le dimanche 21 dans le Jardin des Tuileries, où se donne un concert au profit des familles des gardes nationaux morts pour la Commune. Thiers a quitté Paris pour Versailles avec son gouvernement et l’armée. Il se rallie aux Prussiens pour détruire la Commune. Face à lui, pas de défense organisée, juste des Parisiens, fusil à l’épaule, et d’autres prêts à se cacher ou à dénoncer. On suit jour et nuit d’un quartier à l’autre le bruit et la fureur, le feu et les morts. Les Parisiens dressent des barricades et se défendent avec acharnement. Mais Lissagaray constate que, faute de renforts et d’armes, ces combats acharnés ne changent rien.

Malgré l’appel du Comité central à une transaction, avec des propositions honnêtes, y compris la disso-lution de la Commune, Versailles rejette tout. Et le massacre se pour- suit. Notre journaliste continue ses reportages au cœur des combats que l’on vit avec lui : les exécu- tions massives immédiates, et l’im- puissance. Sans avis de marche des évènements, cette résistance ne peut même pas faire un relais de barricade à barricade.

Le 28 mai la dernière barricade tombe, rue Ramponneau. Les arres- tations arbitraires, la violence, les fusillades sans merci. Paris aux mains de l’armée est encore plus sinistre. Toutes les maisons sont fermées. Les habitants ont peur car les soldats fusillent tout ce qui bouge et c’est l’horrible spectacle des cadavres abandonnés. Lundi 29 mai, à 10 h. du matin, 17 000 morts ou plus chez les communards, 1200 chez les versaillais.

À la fin de cette semaine, l’auteur a rassemblé sur une centaine de pages un nombre incroyable d’archives, soit des articles de journaux, des lettres officielles, des faux et vrais témoignages sur des arrestations, sur des mises à mort, y compris celles qui ont continué après le 29 mai, les réactions de l’étranger et les articles de la presse internationale. Lissagaray offre pour l’histoire de la Commune des documents précieux qui permettent d’établir son authenticité et sa dure réalité.

MAGUY ROIRE

Prosper-Olivier Lissagaray, Les huit journées de mai derrière les barricades, [1871], Éditions critiques, 2018.

 

                                                                                                                                                                          

Les Utopiques. Et demain nous vaincrons !
« La Commune de Paris : mémoires, horizons », Les Utopiques. Cahier de réflexions, n°16, printemps 2021, Union syndicale Solidaires-Éditions Syllepse.

Les organisations syndicales ne pouvaient rester indifférentes à la commémoration de la Commune. L’Union syndicale Solidaires publie le numéro de printemps 2021 de sa revue Les utopiques, intitulé La Commune de Paris : mémoires, horizons, accompagné d’un CD de chansons de et sur la Commune.

D’entrée de jeu, Roger Martelli, notre co-président, invite à croiser les regards sur ces 72 jours. Qu’en faisons-nous ? « Tout dépendra de ce que les héritières et les héritiers voudront faire de l’évènement. » Un premier débat souligne les enjeux de se fédérer, l’autogestion, la révolution. Que fut l’œuvre de la Commune ? Les pistes sont nombreuses : les services publics maintenus, la place des femmes au travail, la démocratie dans les entreprises, le rôle de l’enseignement, bien sûr la laïcité.

« Assiégée par l’armée prussienne, affamée et attaquée par la bourgeoisie versaillaise, la Commune n’a pas bénéficié d’un contexte favorable aux expériences sociales. C’est peu de le dire ! »

Certains thèmes ne seront guère repris par les institutions de la IIIe République. Songeons à la réquisition des entreprises, à la démocratie en armes, aux rapports entre la majorité et la minorité, à la notion de mandat impératif. L’éditorial relève : « La Commune, comme tous les mouvements collectifs, ce sont des femmes et des hommes qui s’associent librement, pour lutter, revendiquer, rêver, construire ».

Lutter et construire. L’actualité de la dimension artistique s’exprime dans un CD composé de chansons de la Commune et d’autres plus récentes comme « La Commune est en lutte/ et Demain nous vaincrons », un chant d’espoir. La chanson constitue, en ces temps, un moyen d’expression populaire, pendant que les écrivains officiels expriment le mépris de la bourgeoisie à l’égard du peuple.

Plusieurs articles soulignent les autres Communes en France. Et comme « l’Internationale sera le genre humain », les militants espagnols expliquent le retentissement de cet événement en Espagne. D’autres vont se faire l’écho des combats en Uruguay, de l’autonomie zapatiste, de la Commune d’Oaxaca au Mexique. En complément de ces textes de réflexion, plusieurs articles replacent l’événement dans la chronologie d’un XIXe siècle de révolutions parisiennes et de répressions. Bien sûr, cette « Commune n’est pas morte » et en cette année, nous célébrons aussi celle de Cronstadt. Un véritable outil de référence qui fournit en outre une bibliographie de bandes dessinées et de livres consacrés aux femmes du Rojava, à la tragédie du Nicaragua, Soulignons la qualité de la mise en page et de l’iconographie (affiches, aquarelles, photos) sans oublier les apports de Tardi, Hélène Maurel, Jihel, Serge d’Ignazio.          

Francis Pian

« La Commune de Paris : mémoires, horizons », Les Utopiques. Cahier de réflexions, n°16, printemps 2021, Union syndicale Solidaires-Éditions Syllepse.

 

  

La Sarthe et l’Indre dans la Commune de Paris

 Comité de la Sarthe des Amies et Amis de la Commune, Les Communards sarthois, 2021.       Jean Annequin et Lucette Lecointe, Le Sud Val de Creuse et la Commune de Paris 1871, Ed. Points d’Æncrage, 2021.

Le comité de la Sarthe a produit en ce 150e anniversaire de la Commune une brochure intitulée Les communards sarthois, dont le dense contenu apporte un éclairage complet sur les 400 natifs et natives de la Sarthe insurgé.e.s de la Commune de Paris. La présentation du président Gérard Désiles en précise l’esprit. On retrouve chez les amis sarthois et Guy Blondeau, animateur de ce travail, la volonté de faire une histoire locale et humaine. La liste individualisée des natifs (identité, lieu et date de naissance, profession) est introductive à leur découverte, les métiers confirmant l’insurrection ouvrière que fut la Commune. Les données statistiques renforcent la connaissance de chaque insurgé et les caractéristiques spécifiques des communards sarthois. Des focus  mettent en lumière le dernier communard jugé, Léon Chevallier ; Alix Payen, l’ambulancière dont le témoignage vient de paraître ; les familles dont plusieurs membres sont impliqués, constat identique dans d’autres départements ; les cheminements de communards déportés avec une brève histoire du bagne. Les lieux de mémoire de la Commune en Sarthe se trouvent dans cinq villes dont, bien sûr, Le Mans où treize rues portent le nom de personnalités de la Commune, Louise Michel étant honorée dans chacune de ces villes. L’indispensable contextualisation précisant les antécédents de certains d’entre eux, déjà révoltés en 1848 et 1851, renvoie à des similitudes provinciales qui témoignent d’engagements pensés et constants. L’histoire du département sous la Commune est centrée sur la ville du Mans avec la quête d’un éclaircissement pour savoir si une Commune y aurait bien été proclamée, comme l’insinue l’Enquête parlementaire. L’historien Jacques Rougerie apporte ici des éléments historiques expliquant les troubles au chef-lieu, et dans d’autres espaces : le poids des résultats des élections municipales d’avril 1871 favorables au courant républicain amenant des oppositions entre républicains et conservateurs. Le rappel du rôle de la presse, avec la feuille conciliatrice La Feuille du village, sert beaucoup à la compréhension. Cette brochure est un modèle de présentation de natifs et natives d’un territoire ayant participé à la Commune à Paris. Cet esprit de recherche, partagé en terre provinciale, peut se décliner d’une manière plus large, telle l’étude faite du Limousin s’étendant aux campagnes. La production de qualité du comité sarthois atteste, s’il en était besoin, de la rigueur historique des travaux locaux.

Pour ce qui est de l’Indre, Jean Annequin, co-président du comité du Berry de notre association, s’est lancé un défi ambitieux : faire vivre, grâce à des conférences cantonales, les plus de 400 communards natifs de l’Indre. Le Sud Val de Creuse et la Commune de Paris, paru en juin 2021 chez Points d’Æncrage, évoque trente-sept communards natifs du canton d’Éguzon, situé dans le sud de l’Indre. L’intérêt du travail accompli est triple. D’une part, il met en valeur un de ces cantons provinciaux qui maillent une France alors profondément rurale. Le canton d’Éguzon – 9 communes et 7884 habitants en 1866 – s’étire au long de la rivière Creuse. Jean Annequin en restitue les modes de vie des populations, notamment les sociabilités des campagnes, des bourgs et des lieux-dits, le poids des notables et leur accaparement des pouvoirs locaux, les traditions religieuses et/ou politiques. Il témoigne aussi des évolutions des mentalités, souligne l’entrée de représentants des couches populaires dans les conseils municipaux qui, avec le temps, sauront imposer la République au cœur même des provinces rurales. D’autre part, l’histoire de la Commune qui y est contée montre combien le lien est étroit entre la révolution parisienne et la province : deux-tiers des participants à la Commune sont nés en province, et sont « montés » à Paris pour y trouver du travail. Ils ont du même coup marqué l’insurrection de leur originalité avec, notamment pour le canton d’Éguzon, une forte présence des maçons : 36 des 37 portraits proposés dans cette étude exercent cette profession. Les fiches biographiques de chacun et chacune (une femme figure aux côtés de trente-six hommes) montrent le parcours de ces communards après leur arrestation et de très nombreuses illustrations – photos et articles de presse – restituent l’ambiance de l’emprisonnement, de la déportation, de l’amnistie et du retour des déportés. Enfin les importantes recherches généalogiques réalisées par Lucette Lecointe, habitante d’une des communes du canton d’Éguzon, elle-même descendante de maçons et communards, détaillent, un à un, les portraits de ces 37 communards, de leurs aïeuls et de leurs descendants dont témoignent de très nombreuses reproductions d’actes d’état-civil. S’il n’y eut pas de communard notable en Indre, les recherches de Jean Annequin et Lucette Lecointe mettent en lumière tous ces « petits », ces « sans voix », ces « combattants de l’ombre » qui firent la Commune : une autre manière, bien vivante, de faire vivre la Commune « au ras du sol ».

JEAN ANNEQUIN, GUY BLONDEAU

Comité de la Sarthe des Amies et Amis de la Commune, Les Communards sarthois, 2021. Jean Annequin et Lucette Lecointe, Le Sud Val de Creuse et la Commune de Paris 1871, Ed. Points d’Æncrage, 2021.

 

                                                                                                                                                                       

Le bagne Néo-Calédonien
Louis-José Barbançon, Le Mémorial du bagne calédonien. Entre les chaînes et la terre. T. 1, Les chaînes, T. 2, La terre, Éditions Au vent des îles, Tahiti, 2020, 1093 p.

Louis-José Barbançon était déjà l’auteur d’une thèse sur L’archipel des forçats, soutenue devant l’Université de Saint-Quentin-en-Yvelines, dont le texte remanié a été publié aux Presses Universitaires du Septentrion en 2003. Il vient de lui consacrer une somme de près de 1100 pages qui pourra surprendre bien des lecteurs du Bulletin car la « déportation » n’y occupe que quelques lignes. Il souligne d’em- blée, en effet, qu’« en Nouvelle-Calédonie, dans la conscience col- lective, [elle] ne fait pas partie du bagne. Les déportés politiques ne sont jamais confondus avec des bagnards », alors que, « pour les Français de la métropole, Louise Michel est souvent le seul lien avec le bagne calédonien ». Cette distinction entre « transportés » et « déportés » est trop souvent ignorée, et c’est depuis l’enceinte fortifiée de la presqu’île Ducos, où elle séjourna durant cinq années, que la « bonne Louise » pouvait observer le pénitencier-dépôt de l’île Nou, le désignant comme « le plus sombre cercle de l’enfer ».

On peut d’ailleurs regretter que l’auteur ne s’attarde pas sur le sort tragique des quelque 300 communards mêlés aux condamnés de droits communs, dans une promiscuité dégradante avec l’« écume des scélérats ». Il ne manque toutefois pas de citer de brefs extraits des souvenirs des rares témoins revenus de l’« enfer » et aptes à les rédiger : aux contributions de Jean Allemane, Henri Brissac, Simon Mayer ou Alexis Trinquet, aurait pu s’ajouter celle de Gaston Da Costa. Tous furent soumis aux travaux forcés, contrairement aux déportés, et parfois versés dans la 4e classe ou « peloton de punition », voire accouplés avec d’au- tres forçats et passibles de châti- ments corporels.

« Longtemps la terre de Nouvelle-Calédonie a retenti du bruit des chaînes » : à partir de cet exergue anonyme, l’auteur divise son ouvrage, non sans quelque artifice, en deux parties dont chacune occupe un tome. Le premier, intitulé Les chaînes, traite du « Malheur », terme par lequel les condamnés nommaient leur condition de forçats, et nous les suivons depuis Toulon, puis Saint-Martin-de-Ré, jusqu’à la colonie ultra-marine. La grande majorité d’entre eux y finirent leurs jours en vertu de « l’infâme décret de 1854 sur le doublage, les attachant à la glèbe calédonienne pour un temps égal à la durée de leur peine », quand celle-ci n’excédait pas huit années, « pour la vie dans la plupart des cas » (lettre d’un condamné politique, publiée par Le Progrès de Delémont en 1873). Ils furent 21 500 à expier leur peine aux antipodes où, en raison de l’état sanitaire en Guyane, les condamnés « européens » furent envoyés entre 1864 et 1897.

Le second tome, plus qu’à La terre, s’attache aux travaux effectués par les forçats sur des chatiers de travaux publics, dans des établissements agricoles ou forestiers, chez des particuliers ou pour des sociétés minières qui bénéficiaient de contrats léonins. Vint enfin, pour certains, le temps d’une éventuelle réinsertion sociale : la loi du 30 mai 1854 envisageait la colonisation de la Grande-Terre par les condamnés libérés ou graciés, selon un système de concessions de terrains provisoires ou définitives. 8200 droits communs, transportés ou relégués, étaient présents sur l’île en 1897, mais elle ne comptait que 1200 forçats-propriétaires quand le gouverneur Feillet décréta la « fermeture du robinet d’eau sale ». Il entendit promouvoir une immigration volontaire et transformer en colonie ce territoire sans colons, mais il fallut toutefois attendre 1931 pour que la Nouvelle-Calédonie fût « désaffectée » de sa fonction punitive. Le problème foncier est au cœur du traumatisme social, culturel et politique que la population kanak a subi, mais peut-être, pour le lecteur métropolitain, manque-t-il à ce livre, pourtant si riche, un développement plus substantiel sur la participation de la « Tentiaire » à l’accaparement des terres à partir de quatre centres de colonisation : Bourail, Diahot, La Foa et Pouembout. Ce domaine finit par s’étendre sur 110 000 ha, soit 8 % de la superficie de l’île, digérant, après l’insurrection  de 1878, les terres confisquées aux Kanak, qui ne disposaient plus que de 124 000 ha en 1902. Proche de Jean-Marie Tjibaou, Louis-Jean Barbançon ne l’ignore évidemment pas, lui qui a activement contribué au renforcement du dialogue entre les deux communautés. Cet « Océanien d’origine européenne », d’ailleurs descendant de familles issues des colonisations libre et pénale, montre combien le bagne a contribué à forger une communauté de destin. C’est à « son pays » qu’il dédie ce travail de référence, à la fois remarquablement informé et magnifiquement illustré.

YANNICK LAGEAT

Louis-José Barbançon, Le Mémorial du bagne calédonien. Entre les chaînes et la terre. T. 1, Les chaînes, T. 2, La terre, Éditions Au vent des îles, Tahiti, 2020, 1093 p.

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