Janvier 1863
dans une foret de varsovie
Le 14 janvier 1863, le comité central national qui réunit les sociétés secrètes favorables à l’indépendance de la Pologne (alors partagée entre Russie, Prusse et Autriche-Hongrie) décide de se réunir désormais dans les forêts avoisinantes de Varsovie pour préparer l’insurrection nationale.
Le comité central national dispose de forces importantes — peut-être 20 000 hommes armés — et il a créé partout en Pologne des autorités locales parallèles. Une faiblesse, cependant, sa division entre « blancs » (souvent les grands propriétaires et une partie des paysans) et « rouges » (intellectuels, petits bourgeois, certaines classes populaires urbaines…).
Mais en cette nuit du 22 au 23 janvier 1863, ces divisions passent au second plan ! Le comité central se proclame Gouvernement provisoire et appelle la nation polonaise aux armes.
L’insurrection se passe principalement dans la partie russe de la Pologne où se trouve Varsovie. Les garnisons russes sont attaquées avec des succès inégaux.
Pendant dix-huit mois, l’insurrection fait rage s’étendant jusqu’en Lituanie. Aux batailles rangées inégales (les forces russes vont compter jusqu’à 300 000 hommes), les insurgés préfèrent les combats de francs-tireurs. De petites unités harcèlent l’ennemi, punissent les traîtres, prélèvent l’impôt national. Deux enjeux politiques sont décisifs : s’assurer le soutien des paysans dans une nation massivement rurale et obtenir une aide internationale. Le tsar Alexandre II sut habilement en avril 1864 proclamer des ukases conférant aux paysans la propriété du sol. Quant aux gouvernements occidentaux, ils s’en tinrent à de simples notes diplomatiques.
Le 5 août 1864, Romuald Traugutt, le dernier « dictateur » de l’insurrection polonaise, est pendu dans la citadelle de Varsovie. La répression s’étend en masse sur la Pologne russe : des milliers d’exécutions et de déportations sont opérées. Beaucoup d’insurgés fuiront ou se refugieront en France. Des dizaines participeront à la Commune de Paris, fournissant nombre des cadres de la Garde nationale. Parmi eux deux noms célèbres : Jaroslaw Dombrowski, qui avait commandé jusqu’à son arrestation, à la fin de 1862, les groupes clandestins de Varsovie, et Walery Wroblewski qui commande les forces orientales (autour de Lublin) des insurgés. Ils rejoignent alors les enfants des exilés de l’insurrection de 1830, comme Jules Mekarski et sa sœur Paule Mink.
Jarosław Dombrowski (1836-1871) Walery Wroblewski (1836-1908)
On sait aussi à quel point se sont tissés des liens étroits entre la défense des droits de la Pologne et la naissance de l’Internationale ouvrière. Le développement du mouvement ouvrier international fut indissociable de de la lutte des peuples pour leur liberté.
22 juillet 1863
Londres, Saint-James Hall
Ce soir-là, au coeur du Londres animé, sur Piccadilly, ce ne sont pas les orchestres invités par la Philharmonic Society, ou Charles Dickens lisant ses œuvres, que l’on vient écouter au Saint-James Hall, la moderne salle de concert inaugurée en 1858. Les 2 000 personnes qui s’y pressent sont là pour tout autre chose.
À l’appel des syndicats britanniques, un grand meeting de soutien aux insurgés polonais se tient devant un public populaire. Mais les Britanniques ont tenu à associer une délégation ouvrière française au meeting. Les noms des deux syndicalistes anglais à l’origine de ce meeting méritent d’être rappelés : George Potter et George Odger. Ils étaient connus pour l’organisation de grands défilés ouvriers dans les parcs de la capitale…
C’est que depuis l’exposition universelle de 1862, des liens s’étaient établis entre les ouvriers français et les syndicalistes britanniques. En janvier 1863, une solidarité universelle avait été organisée au profit des chômeurs des industries cotonnières de Normandie et du Lancashire. En juillet, la délégation française est composée de deux bronziers, Tolain et Perrachon, deux mécaniciens, Aubert et Murat, un maçon, Cohadon, et un chemisier, Bibal.
L’essentiel se passe aux lendemains du meeting. La délégation française a une rencontre avec les syndicalistes britanniques. La question clé porte sur la concurrence que tentent de créer les patrons en utilisant dans tous les pays des ouvriers étrangers pour faire baisser les salaires. De là sort la nécessité d’une organisation internationale ouvrière qui porterait la lutte ouvrière dans ses deux dimensions, ouvrière et universelle, ce qu’exprime cet appel :
La fraternité des peuples est d’une haute importance dans l’intérêt du travail. Car lorsque nous essayons d’améliorer nos relations sociales, soit en rehaussant le prix du travail, soit en diminuant les heures de ce travail, on nous menace toujours de faire venir des Français, des Allemands, des Belges, qui travailleront à meilleur compte. Si cela s’est fait parfois, ce n’est pas que nos frères du continent veulent nous nuire, mais faute de rapports systématiques entre les classes industrieuses de tous les pays. Nous espérons que de tels rapports auront pour résultat d’empêcher nos maîtres de nous mettre dans une concurrence qui nous rabaisse à l’état le plus déplorable qui convient à leur misérable avarice. Faire cela est l’oeuvre des peuples.
La construction de la Première Internationale était lancée !
S’il est vrai que Tolain ne fut pas communard, on aurait tort de réduire l’action de la délégation de Londres à un seul ouvriérisme pragmatique. Ainsi Murat occupera pendant la Commune le poste de chef de la fabrication à la Monnaie sous la direction de Camélinat.
31 mai 1863
Paris, bureau de vote de la première circonscription de la Seine
Les électeurs (seulement masculins) se pressent ce 31 mai dans les bureaux de vote pour élire leurs députés. L’Empire a levé quelque peu la chape de plomb de la candidature officielle et le choix devient plus large. Mais il n’y a pas alors de tables avec les bulletins de votes imprimés, ni d’ailleurs d’isoloirs ou d’enveloppes pour cacher les bulletins. Chaque électeur vient avec son bulletin plié en deux qu’on lui a donné avant le vote ou qu’il a écrit de sa main. Des listes, des noms, circulent donc dans la presse, dans les ateliers. Et dans cette circonscription, un fait inouï : le nom d’un candidat ouvrier apparaît. Le Temps a été jusqu’à publier son nom, Joseph Blanc, ouvrier typographe, et l’appel de quatorze ouvriers à voter pour lui :
Les ouvriers de la 1ère circonscription ont toujours eu l’intention de présenter et de soutenir la candidature d’un de leurs camarades, connaissant leurs besoins et capable de défendre leurs intérêts.
Blanc développe sa candidature en mettant l’accent sur le fait que la Chambre ne peut représenter le pays en ignorant « une des forces vives de la nation ». À ceux qui lui reprocheraient son incompétence, il déclare que, lui, ouvrier, il connaît la misère des travailleurs et est en capacité de la résoudre. Il se proclame membre de l’opposition démocratique, mais réclame aussi le droit de grève, la liberté de constituer des syndicats et une assurance contre le chômage.
À vrai dire, les ouvriers avaient d’abord tenté de faire passer un des leurs dans la liste des candidats républicains, mais sans succès. Ils avaient donc, dans la précipitation, désigné un d’entre eux quelques jours avant le scrutin. Les résultats de Blanc sont médiocres : 342 voix (soit 2% des exprimés).
Mais un an après, en 1864, les quatorze sont devenus soixante qui signeront un manifeste posant le principe des candidatures autonomes de la classe ouvrière. Et le fleuve ne cessera de grandir…
Jean-Louis Robert