ou comment déterminer si un artiste a été communard ?
L’exposition récente, au Petit Palais, des artistes français en exil à Londres (1870-1904) (1) a permis de mettre en lumière l’importance de ceux qui ont traversé la Manche en 1870-1871, c’est-à-dire durant la guerre franco-allemande, puis après la Commune. Et cela pose des problèmes précis de datation comme on le verra plus loin. Mais avant cela, on doit relever que de nombreuses erreurs font qu’on a eu tendance à estimer comme communards des artistes qui n’ont en rien participé à la Commune. La principale cause tient au fait d’avoir considéré que la réunion de la Fédération des artistes, qui se tient au Louvre le 17 avril 1871, et qui désigne un comité directeur de 47 membres, est la marque que ces 47 artistes sont communards.
Le dictionnaire Maitron, particulièrement, tombe souvent dans cette erreur. Or, nombre de ces artistes n’étaient pas présents, soit parce qu’ils étaient déjà partis à l’étranger (Bonvin), soit parce qu’ils s’étaient retirés en province durant la guerre et y sont restés tout le temps de la Commune (Corot, Millet, etc.). D’autres refusent leur élection (Bracquemont, Flameng et quatre autres artistes). Bertrand Tillier signale, dans son livre La Commune de Paris, révolution sans images ? (2), que 18 artistes seulement du comité directeur furent véritablement actifs jusqu’à la fin mai 1871. À l’opposé, on a longtemps considéré que ceux qui, à la fin de la Commune, ont nié leur participation à cet événement ou ont critiqué la Commune (Hector Horeau, André Gill, Louis Rossel, etc.), ne sont pas communards. Il suffit pourtant de relire Procès des communards présenté par Jacques Rougerie pour constater que, face à la férocité de la répression, l’attitude héroïque de Louise Michel et de quelques autres ne fut pas courante. Un bon critère pour peser la participation des artistes à la Commune est la réaction des versaillais à leur égard : nombreux sont ceux qui furent contraints à l’exil, certains furent emprisonnés, d’autres furent déportés en Nouvelle-Calédonie, et même ceux qui bénéficièrent de la protection de Charles Blanc, directeur des Beaux-Arts, virent leur carrière compromise par la cessation de commandes de l’État. Aujourd’hui encore, il existe des artistes pour lesquels les spécialistes ne sont pas d’accord au sujet de leur participation à la Commune, en particulier deux artistes qui se sont exilés à Londres : James Tissot et Félix Régamey. Examinons maintenant le cas du second.
FÉLIX RÉGAMEY, ARTISTE AMI DE LA COMMUNE OU COMMUNARD ?
Félix Régamey (1844-1907) est le fils d’un artiste peintre et le frère de deux autres peintres,
Frédéric et Guillaume : une famille d’artistes résolument républicaine. Comme beaucoup d’autres artistes (Ottin père, Rodin, Dalou), il suit les cours de Le Coq de Boisbaudran, dont il devient le répétiteur. Il écrira à la fin de sa vie un livre de souvenirs sur cet enseignant fouriériste.
Il reçoit une mention d’honneur à l’issue de ses études aux Beaux-Arts. Il expose ses œuvres aux salons de 1865, 1869 et 1870 et commence sa carrière en publiant, sous différents pseudonymes (Félix Rey, Ramey, etc.), des dessins humoristiques ou satiriques dans plusieurs journaux — Le Journal amusant, Le Monde illustré, La Lune et L’Eclipse —. Il y rencontre plusieurs futurs communards, comme le note Lucien Descaves dans son avant-propos au livre de Maxime Vuillaume, Mes cahiers rouges, en 1908 :
Je n’oublie pas […] la brasserie de l’Union, la brasserie de la rue Monsieur-le-Prince, où se rencontraient avec Vallès encore, avec Courbet toujours, avec Vermersch, bien entendu […] le dessinateur Félix Régamey, le graveur Cattelain.
Il est très lié avec Eugène Vermersch, dont il illustrera plusieurs livres. Il participe avec eux aux manifestations républicaines dans le Quartier latin à la fin du Second Empire et lance un journal, Le Salut public, dont le n°1 paraît le 11 septembre 1870, avec en couverture un dessin de Félix Régamey : La République sauve la France. Son père, originaire de Genève, n’ayant pas la nationalité française, Félix Régamey s’engage dans un régiment, la « Légion des Amis de la France », composée d’étrangers et participe aux combats de Champigny. À partir de cette date, les critiques d’art divergent (3).
Voici quelques éléments d’appréciation : Bertrand Tillier, dans le livre cité plus haut, note que le 7 avril 1871, le jour même où Courbet publie son Appel aux artistes, se tient une première réunion à l’École de Médecine, préparatoire à celle du 13 avril, qui nomme un comité provisoire de 16 membres, avec notamment Ottin père, Hippolyte Moulin, Jules Dalou, Jules Héreau et Félix Régamey. Le 7 avril, il serait encore à Paris mais, comme pour la réunion du 17, cela n’est pas une preuve. Durant les mois qui suivent, ses seules manifestations sont ses gravures parues dans The Illustrated London News, « Vive la Commune ! » (n°1651, 20 mai 1871). Preuve qu’il est à Londres ? Pas nécessairement. Un critique indique qu’il envoyait des dessins d’actualité à son aîné Guillaume qui, parti à Londres, se chargeait de les faire publier dans les hebdomadaires anglais.
Fait encore plus étrange : toujours dans le même journal, n°1682 du 9 décembre 1871, une nouvelle gravure de Régamey représente des étudiants intercédant auprès de Thiers pour éviter l’exécution de Rossel. Aurait-il été encore à Paris en novembre 1871 ? Ce que l’on sait c’est qu’il va s’installer pour deux ans à Londres, fréquentant quotidiennement le milieu des communards en exil et travaillant pour les journaux illustrés anglais. Ami de Verlaine, il le reçoit en septembre 1872, accompagné par Rimbaud, et il les aide financièrement pendant leur séjour.
Il fera plusieurs dessins des deux poètes. En 1873, il s’installe pour trois ans aux Etats-Unis, dessinant pour les journaux, faisant des conférences et donnant des cours de dessin. Emile Guimet, qui le connaissait déjà, lui propose de l’accompagner en tant que dessinateur de sa mission dans un voyage autour du monde. Fasciné depuis longtemps par l’art japonais, il accepte et ils partent pour trois ans, visitant le Japon surtout, la Chine, Ceylan et l’Inde. À son retour, Guimet lui commande 40 grandes peintures à l’huile qui seront exposées à l’Exposition universelle au Trocadéro en 1878. Régamey va populariser le japonisme en France à travers plusieurs livres illustrés. Sa « japonophilie» fut telle « qu’il sacrifia la carrière dans les beaux-arts qui aurait pu être la sienne […]. Il préféra finalement même devenir fonctionnaire dans les écoles (4), quand bien même ses talents artistiques étaient des plus prometteurs. » (Jérôme Ducor, Catalogue de l’exposition Enquêtes vagabondes, p. 65) (5). Son ami Henri Nocq résumera le personnage dans un article publié après sa mort :
Félix Régamey n’a jamais tiré de ses nombreux travaux beaucoup d’honneur ni de profits. Il n’eut jamais d’argent et ne fut même pas chevalier de notre ordre national que beaucoup obtiennent avec des titres dix fois moindres. Ouvrier de la première heure, il se laissa toujours supplanter par les ouvriers de la dixième heure : avec beaucoup de savoir, il manqua de savoir-faire. Les très braves gens sont souvent maladroits dans la pratique de la vie, et Régamey était un brave homme.
Je m’apprêtais à conclure, lorsque j’ai découvert, dans la bibliographie du catalogue de l’exposition du Musée Guimet, une référence dans une revue spécialisée, le Journal asiatique (n°2, 2016) : un article de Jérome Ducor, de loin le plus précis et documenté, sur Félix Régamey, et qui semble éclaircir le mystère : Régamey est parti à Londres rejoindre son frère après la capitulation de la France, puis est revenu en France durant l’été avec toute sa famille (ce qui explique la gravure des étudiants intercédant en faveur de Rossel), avant de repartir à Londres pour deux ans. Ainsi Félix Régamey fut un ami et un compagnon de route des communards, mais, sinon par ses gravures, n’a pas participé à la Commune.
PAUL LIDSKY
Notes
(1) Voir John Sutton, « Les artistes communards à Londres », La Commune, n° 76, 2018-4, p. 26-27.
(2) Bertrand Tillier, La Commune, révolution sans images ?, Champ Vallon, 2004, p. 107.
(3) On parle de Félix Régamey dans les catalogues de deux expositions qui ont eu lieu à Paris en 2018 : dans celle du Petit Palais, deux critiques pensent qu’il a quitté Paris après la Commune ; au contraire, dans celui de l’exposition du musée Guimet, un critique affirme qu’il a quitté Paris pour rejoindre son frère à Londres juste avant le 18 mars.
(4) Il obtient en 1884 un poste d’inspecteur de dessin dans les écoles de la Ville de Paris et rédige plusieurs livres sur l’enseignement du dessin.
(5) Enquêtes vagabondes, le voyage illustré d’Émile Guimet en Asie, Gallimard, 2017. Catalogue de l’exposition, Musée Guimet, décembre 2017-mars 2018.