1- VERS LA MINORITÉ (1)
Dans l’ardente participation de Courbet à la Commune, on distingue nettement deux périodes, avant et après le 16 avril 1871. Dès les premières élections, le 26 mars, il s’était présenté et avait frôlé la réussite. Il avait alors simplement continué à travailler à la conservation des œuvres d’art et à leur mise à l’abri des bombardements prussiens, dans la prolongation de son mandat républicain de septembre 1870.
Les réunions de l’Assemblée générale de la Fédération des artistes à peine terminées, Courbet se présente aux élections complémentaires pour les 31 sièges de membres de la Commune rendus vacants par les décès et les démissions. Son programme paraît le 15 avril dans plusieurs journaux, dont Le Rappel :
Nous avons le champ libre aujourd’hui. Par conséquent, abandonnons les vengeances, les représailles, les violences ; établissons à nouveau un ordre de choses qui nous appartienne et qui ne relève que de nous.
Cette position, qui nous paraît pourtant évidente, va l’entraîner dans la minorité pendant la période compliquée de la Commune assiégée par les versaillais. Il est élu le lendemain avec Rogeard, ami de Longuet, qui démissionne aussitôt, le nombre des votants étant inférieur au huitième des électeurs. En conséquence, Courbet occupe seul la mairie du VIe arrondissement de Paris, où il a son atelier, rue Hautefeuille. Paris se vidant chaque jour davantage de ses habitants, Courbet estime la situation « dangereuse ». Elle l’est en effet.
LE LOGEMENT
Une affiche non datée, mais parue probablement autour du 20 avril, signée Beslay, Varlin et Courbet, pose le problème urgent du logement :
Les bombes et les obus des soi-disant défenseurs de l’ordre pleuvent sur nos quartiers excentriques. De nombreuses familles sont obligées de quitter leurs maisons détruites… Il incombe aux municipalités le soin de fournir des logements… Nous invitons les propriétaires et concierges des maisons où se trouvent des logements vacants à venir en faire la déclaration à la mairie dans le plus bref délai.
Le 25 avril, la Commune décide de réquisitionner les logements inoccupés.
LA GUERRE
Quand il ne reçoit pas les demandeurs d’asile, Courbet va visiter les forts du Sud tenus par les bataillons de son arrondissement, avec Cluseret, délégué à la guerre. Le 22 avril, quatre officiers des 105e et 115e bataillons ont été condamnés en cour martiale aux travaux forcés, parce qu’ils avaient refusé d’envoyer leurs soldats au combat sans munitions. Courbet intervient aussitôt, lui qui a été lieutenant dans la Garde dès le mois de septembre, pour dénoncer les conditions de lutte dans les forts du sud. Le 2 mai, il revient sur le sujet :
Je reçois des plaintes de toutes parts… de la Garde nationale… Dombrowski n’a que 1 200 hommes pour répondre aux 40 000 hommes de Versailles… Cela fait pitié… Ce sont toujours les mêmes qui luttent. Je les vois passer de chez moi. Ils viennent de la Roquette et ils vont lutter à Montrouge. Pourquoi les gardes de Montrouge ne défendent-ils pas Montrouge ?
C’est Billioray qui répond :
Le citoyen Courbet… a fait un bel éloge de la Garde nationale… En général il serait bon d’envoyer… les gardes se battre à une assez grande distance de leur domicile, on les tiendrait plus facilement à leur poste.
Sur la question des munitions, Avrial propose à la Commune d’acheter 20 000 chassepots pour 1 400 000 francs. Courbet et Billioray, réunis sur ce point, pensent qu’il vaudrait mieux procéder à un recensement des armes à tir rapide inutilisées dans chaque arrondissement, en vue d’une meilleure répartition, et que cette dépense est de trop.
LES BELLIGÉRANTS
Un autre sujet préoccupe Courbet. Lui que son père avait inscrit de force à l’École de droit, va tenter de recourir à l’opinion européenne, voire mondiale, pour faire respecter la vie humaine. Le 27 avril, il fait lire par le président de l’Assemblée générale de la Commune une interpellation à la commission des relations extérieures sur le droit des belligérants.
Dans une communication du gouvernement de Versailles adressée aux préfets, Thiers avait annoncé que « la lutte contre Paris sera poursuivie… sans s’arrêter aux sacrifices ». Comme, depuis le début du mois, les versaillais avaient procédé sans jugement au massacre de leurs prisonniers, officiers comme soldats, tout le monde comprend ce que cela veut dire.
Courbet, fondamentalement pacifiste, tente une argumentation :
Selon le droit de tous les peuples, selon le droit international, selon les antécédents de la guerre civile, on n’est insurgé que les premiers jours, et l’on reconnaît toujours le droit de combattre les armes à la main à un parti qui s’est organisé militairement et qui combat de bonne foi, en lieu et place de l’État pour un principe de droit public… Nous luttons depuis le 4 septembre.
Des démarches ont été faites en ce sens à Versailles. On connaît hélas la suite.
LE COMITÉ DE SALUT PUBLIC
La situation s’aggravant sur tous les plans, Miot propose le 28 avril à l’Assemblée la création d’un Comité de salut public et Courbet intervient tout de suite dans la discussion, qui va trouver un important développement par la suite. Le lendemain, il est à l’Hôtel de Ville avec Vallès et Pyat pour accueillir les francs-maçons, qui viennent de défiler avec costumes et bannières derrière une délégation de la Commune composée de Beslay, Ranvier et Thirifocq, délégué franc-maçon de rite écossais. À ce moment-là, Courbet est heureux. Il écrit le 30 avril à ses parents :
Paris est un vrai paradis.
Mais la Commune a commencé à se diviser. Le même jour, il vote contre la création du Comité de salut public avec, entre autres, Billioray, Franckel, Jourde, Langevin, Lefrançais, Longuet, Malon, Vaillant, Vallès, Varlin et Vermorel. Ont voté pour : Clément, Ferré, Miot, Pottier, Pyat, Ranvier… Les « pour » et les « contre » étant à égalité — 26 voix contre 26 —, un vote supplémentaire est prévu pour le lendemain 1er mai. La création du Comité de Salut public est alors adoptée par 34 voix contre 28. Un décret spécial de Miot portant sur l’article quatre de ses propositions est soumis à un vote séparé étant donné son importance. Il stipule que :
Les membres de la Commune ne pourront être traduits devant aucune autre juridiction que la sienne.
C’est inacceptable pour Courbet et 16 autres élus qui déclarent :
Attendu que la création de toute dictature par la Commune serait de la part de celle-ci une véritable usurpation de la souveraineté du peuple, nous votons contre.
Le décret est cependant adopté par 45 voix contre 23. Voici donc Courbet dans la minorité. Il tente encore une étonnante « proposition sur le vocabulaire » qui rejoint sa prise de position sur la nouveauté de la Commune avant son élection :
Je désire que tous titres ou mots appartenant à la Révolution de 89 et 93 ne soient appliqués qu’à cette époque. Aujourd’hui, ils n’ont plus la même signification et ne peuvent plus être employés avec la même justesse… Nous ressemblons à des plagiaires et nous rétablissons à notre détriment une terreur qui n’est pas de notre temps. Employons les termes que nous suggère notre révolution.
Le Comité de salut public, qui n’hésitera pas à employer le calendrier révolutionnaire de 1792, est formé de cinq membres dont Arnaud, Delescluze, Pyat et Ranvier. La minorité ne présente évidemment pas de candidat et déclare « l’abstention comme la seule attitude digne, logique et politique ».
2. DANS LA MINORITÉ
La Commune ayant voté le 1er mai pour la création du Comité de salut public, dans la pratique, une grande partie des communards se retrouvent dans l’opposition, mais pas tout de suite.
Une commission est nommée le 3 mai pour trouver un local susceptible d’admettre le public aux séances de la Commune, l’Hôtel de Ville étant insuffisant. Les minoritaires, Billioray et Courbet, s’en chargent. Courbet présente le rapport de la commission le 9, mais ce dernier ne sera pas suivi d’effet. Mauvaise volonté ou pas le temps ?
LA MAISON DE FOUTRIQUET
La veille, Thiers a fait placarder dans Paris « un appel à rallier l’armée de l’ordre ». La Commune décide alors la démolition de son hôtel particulier, dit « la maison de Foutriquet », décision censée cimenter la cohésion populaire.
Cependant, le fort d’Issy est pris, ce qui provoque la démission de Rossel, seul officier français ayant rallié la Commune, aussitôt remplacé par le majoritaire Delescluze qui devient délégué à la guerre. Le 12 mai, en assemblée générale, une commission de cinq membres est chargée de statuer sur les objets d’art et les documents qui se trouvent chez Thiers. Courbet et le majoritaire Pyat en font partie. Un débat s’ensuit à la demande de Courbet sur ce qu’il doit faire des bronzes antiques, ce qui provoque les rires. Sur intervention du président, il propose de les répartir entre le Louvre, l’Hôtel de Ville et une vente publique. Protot, délégué à la justice, répond qu’il a chargé la police de quartier de les conduire au garde-meuble. Courbet essaye alors de sensibiliser l’assemblée sur leur valeur en les chiffrant à 1 500 000 francs « peut-être »... Demay lui porte secours :
Ces petits bronzes sont l’histoire de l’humanité… nous ne sommes pas des barbares.
Protot tient bon :
Je suis d’avis d’envoyer à la monnaie toutes les pièces qui représentent l’image des Orléans. Le citoyen Courbet me paraît porter trop loin le sentiment de l’art.
Finalement, les petits bronzes seront mis à l’abri par le peintre.
LA MINORITÉ SE RETIRE
Les rapports entre majorité et minorité se gâtent. Dans son arrondissement, Courbet ne peut pas travailler correctement, la nouvelle délégation à la guerre lui refuse tout renseignement et le Comité ignore les quelques informations qu’il réussit à collecter et à transmettre. Le 15 mai, la séance à la Commune n’a pas lieu, la majorité ne s’étant pas présentée alors que la minorité avait projeté de lire une déclaration. Elle publiera donc un manifeste, auquel se ralliera Léo Frankel, et explique qu’elle se retire dans les arrondissements pour l’établissement d’une république sociale s’appuyant sur les travailleurs, les majoritaires éliminant les minoritaires des postes de direction.
LA COLONNE VENDÔME
Les démolitions continuent dans un climat tendu. C’est le tour de la colonne Vendôme, « monument de barbarie », construit avec le bronze des canons pris dans les guerres de Napoléon 1er, dont Félix Pyat avait obtenu l’arrêt de démolition dès le 12 avril à la commission exécutive de la Commune. Courbet, prévoyant, avait d’ailleurs pris la parole fin avril pour qu’on laisse subsister le soubassement de façon à y mettre « un génie de la révolution du 18 mars ». La mise à bas se fera sans lui. Le peintre, qui a rencontré des amis rue Montmartre, leur montre les lettres anonymes des bonapartistes, encore nombreux dans la population, qui le menacent de mort. Ses amis assistent au spectacle, et l’on croit voir Courbet à l’arrière-plan de la foule sur des photos. Il ne siège pas dans la tribune, pourtant c’est à lui qu’incomberont les frais de reconstruction du monument lors d’un mauvais procès de la IIIe République en 1874.
DÉMISSION DE COURBET
Le lendemain, le conseil municipal du VIe arrondissement donne sa démission et Courbet déclare que dans ces conditions, il ne peut pas rester à la tête de la mairie. Il vient d’être prévenu par un membre du comité militaire que trois bataillons vont attaquer le séminaire de Saint-Sulpice la nuit prochaine. Comme on lui demande les noms de ses informateurs, il refuse et parle de « tracasseries du Comité central ».
RETOUR DES MINORITAIRES
Il se passe alors quelque chose d’inattendu, une réaction des citoyens qui, devant l’avancée des troupes versaillaises, vont exiger le retour des minoritaires à l’Hôtel de Ville. Le 21 mai, à 15h30, se tient donc la dernière séance de la Commune. Courbet est assesseur, Vallès président. La discussion porte sur la situation militaire dans les forts et l’arrestation de Cluseret, que le comité de Salut public voudrait faire passer en cour martiale. Il sera finalement acquitté grâce aux minoritaires. Dombrovski vient annoncer l’entrée des versaillais dans Paris par la porte du Point-du-Jour, actuelle porte de Saint-Cloud, ouverte par trahison.
COURBET ET DALOU PROTÈGENT LE LOUVRE
Libéré de sa responsabilité de maire, Courbet retourne au Louvre où loge la Fédération des artistes, qui a bien du mal à « rétablir dans le plus bref délai les musées de la ville de Paris dans leur état normal », c’est-à-dire l’ouverture au public, comme le demande la Commune.
Mais, Dalou ayant été nommé le 17 mai « administrateur provisoire adjoint », le Louvre finit par être ouvert pendant trois jours. Les bombardements et les obus incendiaires pleuvant, Dalou s’entend avec les conservateurs en titre du musée, préalablement révoqués, pour mettre les scellés sur les portes le 20 mai. Courbet, qui avait été occupé par les collections de Thiers, fait murer l’accès à la joaillerie de la galerie d’Apollon. Il ne pourra pas cependant empêcher le colonel Benot de mettre le feu, le 24 mai, à la bibliothèque du pavillon Richelieu, tandis que les Tuileries brûlent pour retarder l’avance ennemie. Les premières barricades s’élèvent avec l’aide de 47 gardiens du Louvre réquisitionnés à cet effet.
LA FUITE
Pendant la semaine sanglante, alors que les versaillais s’emparent de Paris, un sosie de Courbet, est tué, Paris-Journal publie le 27 mai un récit de son exécution. Le Figaro du 3 juin prétend que le peintre est passé dans le camp des Bavarois qui campent à Charenton ; un inspecteur de police affirme qu’il est en possession d’un passeport américain. En réalité, Courbet a demandé l’asile à une amie, qui en profite pour lui voler les tableaux qu’il a eu l’imprudence de mettre à l’abri chez elle. Il sera arrêté dans son dernier refuge chez un luthier de la rue Saint-Gilles, près de la place des Vosges, le 7 juin à 11h du soir, et transféré à la prison de Versailles pour interrogatoire.
Celui que la police avait d’abord jugé « tapageur mais peu à craindre » deviendra un véritable bouc-émissaire en raison de sa notoriété. Dans une lettre écrite en exil en juin 1875, il résume la situation avec lucidité :
Je crois que dans l’histoire, il sera rare de trouver un homme dans ma position, qui après avoir travaillé toute sa vie pour tâcher d’établir le bien et les arts dans son pays ait été persécuté par ce même pays d’une façon aussi épouvantable.
Minoritaire, il l’a été toute sa vie, entraîné à penser par lui-même avec une grande indépendance d’esprit. Son ami Jules Vallès écrira dans une jolie formule qu’il a payé « les pots cassés de la gloire ».
EUGÉNIE DUBREUIL
Sources :
Maurice Choury, Bonjour, monsieur Courbet !, Éditions sociales, 1969 ; Gérald Dittmar, Gustave Courbet et la Commune, le politique, Éditions Dittmar, 2007 ; Procès-verbaux de la Commune de 1871, tome 2, mars-avril 1871, A. Lahure, 1945.
Notes
(1) La minorité désigne le groupe d’élus qui, au sein du conseil de la Commune, s’opposent à la création d’un Comité de salut public le 1er mai 1871.