Île anglo-normande entre la France et l’Angleterre, Jersey a été le refuge de communards fuyant la France. La communauté, il est vrai peu nombreuse, est rarement mentionnée (1). Pourtant, elle perpétue une tradition. Accueilli par des proscrits de l’Empire restés en exil, le groupe espère renouer avec le passé renommé de ses aînés.
Jersey, une tradition d’accueil.
La répression versaillaise pousse hors de France, à l’été 1871, les survivants de la Commune qui ont échappé à l’arrestation. À Jersey, une figure de la proscription locale, Eugène Alavoine et son ami, l’avocat jersiais Philippe Baudains proposent de les accueillir. À la tête de la loge maçonnique de Saint-Hélier, Les Amis de l’Avenir, ils organisent la venue et l’installation des nouveaux migrants. Revenu à Paris au début du Siège, Alavoine est de retour après un grave accident en ballon, alors qu’il venait d’être nommé vice-consul de l’île par Gambetta. Pour son rôle envers les communards, il sera même « soupçonné d’avoir fait transmettre des passeports à des fugitifs ». (2) La circulation et le contrôle des migrants dans la région sont d’ailleurs à la charge des préfets de la Manche et des Côtes-du-Nord qui exercent une surveillance étroite. La note du 9 octobre 1871, estimant que les proscrits de Jersey « sont là isolés, pour ainsi dire sans programme déterminé et sans chef » (3), a pu, somme toute, rassurer les autorités françaises.
La proximité géographique et linguistique de Jersey est l’autre raison de son attractivité. L’île située au large du Cotentin, à seulement 30 km des côtes françaises, est encore largement francophone, bien que dépendante de la Couronne britannique. Aussi, le bailliage de Jersey accueille-t-il depuis le XVIe siècle des réfugiés religieux et politiques français (les huguenots, les nobles émigrés de la Révolution). La dernière vague est celle des hommes de 1848 qui ont fui la répression consécutive au coup d’État de 1851. Environ cent exilés français ont rejoint l’île anglo-normande, seul « lieu de villégiature forcée non urbain » avec Guernesey, selon l’historienne Sylvie Aprile. Dans l’entourage de Victor Hugo et de Pierre Leroux, les proscrits du Deux-Décembre ont constitué à Jersey un foyer littéraire et politique renommé, loin des querelles de Londres. L’écrivain réunit dans sa résidence de Marine Terrace un aréopage de journalistes, de médecins et d’artistes (Auguste Vacquerie, Jules Allix…). Les soirées y sont fameuses et Victor Hugo y rédige son recueil de poèmes, Les Châtiments (1856). Seulement, il est contraint de gagner Guernesey en 1855 à la suite du « coup d’état de Jersey ». Une protestation collective dans la presse contre une mesure d’expulsion l’oblige en effet, comme une trentaine de proscrits, à quitter l’île à la demande du gouvernement anglais. Le socialiste Pierre Leroux est certes moins entouré. Mais, avec ses deux frères, ses deux gendres et plusieurs disciples, il fonde une colonie égalitaire à Samarez, non loin de Saint-Hélier. L’expérience lui inspirera un poème, La grève de Samarez, publié à son retour en France après l’amnistie de 1859.
Du reste, l’opposition politique renaît avec la Commune révolutionnaire, une société secrète née à Londres. Les trois délégués de Jersey, dont Eugène Alavoine, s’activent dans la presse et la vie locale. Se côtoient ainsi, dans la loge maçonnique qu’il fonde en 1864, proscrits de l’Empire et jersiais. Mais surtout, l’hebdomadaire dirigé par Charles Ribeyrolles, L’Homme, journal de la démocratie universelle (1853-1856), acquiert une grande réputation dans les milieux de l’exil. Il accueille notamment des proscrits étrangers, réfugiés en France après l’échec des révolutions européennes de 1848, et expulsés à la suite du coup d’État du 2 décembre (Alexandre Herzen, Arnold Ruge…). Ils forment, avec les militants français, une « communauté internationale de révolutionnaires », à l’origine de la Première Internationale (4). Cette génération d’exilés à Jersey a indéniablement marqué les esprits. Parmi les communards qui revendiquent la filiation, Jules Vallès parle ainsi avec respect du « lieu d’asile de mes aînés » (5).
Un lieu d’exil singulier ?
D’après un rapport de police de 1872, il y aurait « une centaine de communards que l’on dit très dangereux, et à la tête desquels se trouve Bergeret » (6). Deux listes nominatives de réfugiés (7) identifient plus précisément une trentaine d’individus, sans compter les familles. Dans cette petite communauté, formée d’« obscurs de la Commune », ressortent deux groupes qui ont pu servir de filières migratoires. D’un côté, un groupe d’officiers fédérés blanquistes, ou proches de la mouvance, s’est formé autour de l’ex-général Jules Bergeret. Ancien sergent dans l’armée devenu typographe, il a été élu de la Commune et surtout un des chefs militaires de l’attaque ratée du 3 avril contre Versailles. À Jersey, il est accompagné de membres de son état-major (Auguste Gandin, Henry Prodhomme) et par des hauts gradés (le colonel Émile Gois, le chef de légion Raoul Du Bisson). S’ajoutent à cette liste des civils en poste sous la Commune, le Dr Joseph Rousselle, directeur général des ambulances ou Édouard Replan, caissier de la Préfecture de police. De l’autre, une poignée de journalistes gagne aussi l’île de la Manche. Ils ont participé à la presse communarde, sans affiliation politique particulière. Eugène Chatelain a animé plusieurs journaux alors que Gesner Rafina et Henry Maret sont des anciens du Mot d’Ordre d’Henri Rochefort. À ce groupe peut être associé le publiciste Émile Leverdays, auteur de brochures politiques pendant le Siège. Comme Henry Maret qui, après une peine de prison, a rejoint prudemment Jersey, Leverdays est un exilé volontaire qui a fui par crainte Mortain (Manche), où il était réfugié durant la Commune.
Concernant la situation des exilés à Jersey, il est difficile encore d’avoir une vue d’ensemble. Bien que facilement assimilés aux habitants francophones, les anciens de la Commune n’ont pas eu des conditions de vie simples. Comme ailleurs en exil, la reconversion professionnelle a souvent été la règle. Eugène Chatelain s’improvise médecin « pratiquant avec succès la méthode de Raspail » (8). Il se fait aussi poète de l’exil à Jersey où « il fit son petit Victor Hugo » selon Le Gaulois du 27 juin 1895. Ouvriers du livre, Jules Bergeret et Jules Lacolley montent un atelier de photographie à Saint-Hélier, avec l’aide de Nadar qui se rend sur l’île après avoir caché à Paris l’ex-général (9). La proximité géographique facilite de même le regroupement familial. Rejoint par sa mère fortunée, Lacolley offre l’asile aux nouveaux migrants (10). D’autres exilés vivent avec femme et enfants (le Dr Rousselle, Auguste Gandin…), certains même fondent une famille. Henry Prodhomme, qui vit avec son père, se marie avec une jersiaise, tandis que la fille d’Eugène Chatelain épouse l’ancien fédéré Eugène Fourny.
Peu après la naissance d’une société de réfugiés à Londres, Eugène Alavoine fonde en juin 1872 la Société des républicains socialistes de Jersey. À la fois groupe politique et d’entraide, elle entend rassembler la nouvelle génération ayant fui la répression versaillaise. Pour autant, la presse reste la principale activité militante des proscrits de l’île. Plusieurs exilés participent ainsi à la presse jersiaise francophone. D’autres encore (Alavoine, Rafina…), grâce à la proximité des côtes normandes, gardent des liens étroits avec la France, en collaborant à l’hebdomadaire de la Manche, Le Granvillais, « petit journal rouge [...] rédigé (quand il est rédigé) par des exilés, des communards de Jersey », d’après Le Figaro du 26 juin 1873. Aussi, seule presse d’exil sur l’île, La Lanterne magique (1869-1872) de Benjamin Colin, un proscrit de 1851, accueille-t-elle les communards. Le journal satirique est cependant à l’origine d’un conflit, à l’été 1872, qui déchire la proscription. L’affaire est née d’un article de Gesner Rafina. S’estimant offensé, Auguste Gandin agresse le propriétaire du journal, qui porte plainte devant la Cour royale de Jersey. Au cours du procès, que relaie par le biais de reportages la presse conservatrice, Benjamin Colin recevra le soutien d’un groupe d’exilés qui signe une adresse datée du « 10 thermidor an 80 » et publiée dans Le Figaro du 12 août 1872.
Déclin de la communauté de Jersey.
L’affaire, par ses divisions et le repli individuel qui s’ensuit, a sans doute précipité le déclin de la colonie française. La mort, à l’été 1873, d’Eugène Alavoine, figure centrale de l’exil jersiais, marque en tout cas la fin d’une époque. Pour preuve, la loge qu’il a fondée et qui a initié Bergeret et Lacolley est mise en sommeil vers 1874, faute d’activité. Le délitement des liens, la précarité des situations et l’attrait de Londres ont poussé visiblement les réfugiés à quitter l’île. En l’absence d’une littérature d’exil spécifique à l’île, il est réellement difficile de saisir leurs motivations. La première vague de départs est précoce, parfois directement liée au conflit. Jersey, pour certains, n’a été qu’un lieu de passage. Via l’Angleterre, l’ancien chef de légion Du Bisson se réfugie en Suisse et Leverdays s’établit à Liège.
La seconde vague, plus forte, débute après 1875. La plupart des proscrits gagnent Londres, où se côtoient les principaux cadres de la Commune dans un réseau d’entraide actif. Beaucoup s’y installent durablement, comme Chatelain ou Gois, qui signe en juin 1874 la brochure blanquiste de la Commune révolutionnaire, Aux Communeux. D’autres au contraire n’y restent pas. Henry Prodhomme rejoint avec sa femme, en 1875, la Belgique où il devient ingénieur. Bergeret quitte aussi l’Angleterre pour les États-Unis, où il meurt dans la misère en 1905. Une minorité encore, notamment les protagonistes de l’affaire, quitte Jersey pour s’éloigner de la proscription communarde. Exclu de la société des réfugiés, Rafina retourne dans les Caraïbes, sa terre natale, tandis que Gandin, auteur d’un Nouveau petit guide du touriste à Jersey, rejoint Guernesey en famille seulement en 1876, à l’inverse de Benjamin Colin, rentré rapidement en France.
Après ces départs en nombre, la colonie française s’est réduite d’autant plus qu’elle se renouvelle difficilement. Les vagues de migration sont rares. Jersey devient un refuge tardif, en 1876-1877, pour deux anciens fédérés, Charles Poirier, maçon de métier et Gabriel Ledoyen, arrivé de déportation en Nouvelle-Calédonie après une remise de peine. S’exilent en outre des journalistes inquiétés par l’Ordre moral, comme le raconte, dans Le Radical du 11 novembre 1884, G. Lefèvre qui fut accueilli, après la crise politique du 16 mai 1877, par Jules Lacolley. L’île de la Manche devient enfin un lieu de villégiature pour des communards réfugiés à Londres. Parmi les visiteurs de renom, Lissagaray, proche de Bergeret y séjourne souvent, le dessinateur Georges Montbard s’y rend pour peindre et le journaliste Jules Vallès publie le récit de son pèlerinage à Jersey en 1878 dans le journal parisien Le Voltaire.
Concurrencé par Londres, Jersey a été un lieu d’exil secondaire pour les communards. Divisés, ils ont échoué à préserver le foyer culturel et politique né avec la proscription de l’Empire. L’influence communarde persiste néanmoins un temps. Bien qu’exilé en Angleterre, l’ancien chef des services administratifs sous la Commune, Jules Andrieu, est nommé par Gambetta en 1881 vice-consul à Jersey, où il mourra en 1884.
ÉRIC LEBOUTEILLER
Liste des membres de la Société des républicains-socialistes réfugiés à Jersey :
Jules Bergeret,
Eugène Chatelain,
Charles Bénézit,
Auguste Gandin,
Émile Gois,
Jules Lacolley,
Henry Maret,
Henry Prodhomme
(dit le colonel Henry),
Dr Joseph Rousselle,
Marcel Péan,
Gesner Rafina,
Edouard Replan,
Eugène Fourny*,
Bellanger*,
Cotard*.
*absence de notice Maitron
Notes
(1) Les dossiers de communards aux archives de la Préfecture de police (APP) et les notices biographiques du site maitron.fr sont riches d’information.
(2) André Combes, Commune de Paris (mars-mai 1871). La franc-maçonnerie déchirée, Dervy, 2014.
(3) APP, Ba/430, les réfugiés français à Jersey.
(4) Rémi Gossez, « La proscription et les origines de l'Internationale », 1848. Revue des révolutions contemporaines, n° 189, 1951.
(5) Sylvie Aprile, Le Siècle des exilés, CNRS éditions, 2010.
(6) APP, Ba/957, rapport du 17 sept. 1872.
(7) Liste des communards membres de la Société des républicains-socialistes de Jersey (1872) ; liste des réfugiés résidant dans les îles anglaises (1873 : APP, Ba/430).
(8) Revue socialiste, novembre 1902. Médecine populaire à base de camphre prônée par l’ancien dirigeant politique.
(9) APP, Ba/1134, rapport du 6 mars 1875.
(10) Le Radical, 11 novembre 1884 (nécrologie de Jules Lacolley).