À la veille de la Commune, l’École militaire et le Champ-de-Mars ont déjà une longue histoire derrière eux. Il convient d’abord de la rappeler à grands traits, d’autant plus que certains évènements ne sont pas étrangers à la Commune.
Partie 1
LES ANTÉCÉDENTS
École militaire est une création de Louis XV (1751). De jeunes aristocrates y reçoivent une éducation et une formation militaire pour devenir officiers, qui est à la charge de leur famille pour les plus riches (les pensionnaires), à celle du roi pour ceux de petite noblesse désargentée (les boursiers, appelés aussi les « élèves du roi »). Bonaparte sera l’un de ces cadets. En 1788, l’École militaire devient une simple caserne. Elle ne retrouvera sa fonction d’établissement d’enseignement militaire que près d’un siècle plus tard avec la création de l’École supérieure de guerre, sur décision du général de Cissey, alors ministre de la Guerre après avoir été l’un des « fusilleurs » notoires de la Commune. Dans l’intervalle, l’École militaire aura abrité une partie de la garde royale ou impériale, selon les régimes politiques.
Le Champ-de-Mars, lui, est à l’origine le terrain de manœuvre des cadets de l’École militaire. Il occupe l’espace compris entre celle-ci et la Seine, au milieu des cultures maraîchères de la plaine de Grenelle, alors peu peuplée. Bien qu’excentré, il est inclus dans l’enceinte dite des Fermiers généraux achevée en 1790, dont la fonction est fiscale (perception de l’octroi) et non défensive.
Pendant la Révolution, le grand espace dégagé qu’il représente se prête aux manifestations de masse, notamment la Fête de la Fédération le 14 juillet 1790 et celle de l’Être suprême le 8 juin 1794. Entre-temps, la proclamation de la loi martiale par la municipalité avec comme signal un drapeau rouge, le 17 juillet 1791, entraîne une fusillade sur le Champ-de-Mars (1).
Au XIXe siècle, le Champ-de-Mars a un double rôle. D’une part, il continue à servir de cadre à des activités et des évènements non militaires, comme des expériences aérostatiques (envol de montgolfières) ou des courses hippiques. Une partie de l’Exposition universelle de 1867 s’y tient également. Mais d’autre part, il reste fidèle à sa vocation initiale de champ de manœuvres. Élargi en 1830, il est plus vaste que de nos jours. Il est alors bordé de grilles et de fossés (complètement supprimés en 1860). Il est également le théâtre de grandes cérémonies protocolaires destinées à glorifier et à populariser le régime en place : revues des troupes ou de la Garde nationale, remises de décorations, de drapeaux, d’aigles régimentaires (sous les deux Empires). Il cesse d’être un terrain militaire à partir de septembre 1865, mais il sera réoccupé militairement pendant les deux sièges de 1870 et 1871.
Le Champ-de-Mars est aussi utilisé le cas échéant comme base de départ pour des opérations répressives. Il sert de point de concentration aux troupes destinées à briser des insurrections dans le centre et l’est de Paris. Sa situation excentrée le prédispose à ce rôle : on ne risque pas d’y être soi-même assiégé comme aux Tuileries en 1830. Si les choses tournent mal, il est facile de quitter Paris, comme on le verra en 1871. L’environnement social, une population plutôt aisée, est favorable à des actions menées au nom de l’ordre. A l’issue des Journées de juin 1848, des prisonniers sont enfermés dans les caves de l’École militaire. Certains seront fusillés dans celle-ci ou sur le Champ-de-Mars. Les mêmes scènes se reproduisent pendant 10 jours suite au coup d’État du 2 décembre 1851 du prince-président : de nombreux insurgés — plusieurs centaines d’après certaines sources — sont exécutés dans l’École et sur le Champ-de-Mars. Sous le Second Empire, l’École militaire devient le quartier général de la garde impériale ; elle est considérablement agrandie par l’adjonction de deux ailes et peut désormais contenir jusqu’à 6000 hommes. En outre, 1300 hommes sont cantonnés dans le quartier de cavalerie de Grenelle (la caserne Dupleix, toute proche du Champ-de-Mars).
Le dernier acte précédant la Commune, et dans lequel l’École militaire est impliquée, est la tentative de reprise des canons et des mitrailleuses aux mains des fédérés, le 18 mars. Une partie des troupes engagées dans l’opération part de l’École militaire. C’est un fiasco : seules 30 pièces provenant des parcs du Moulin de la Galette et des Buttes-Chaumont peuvent être ramenées à l’École militaire.
Le même jour, l’armée régulière commence alors à quitter Paris pour Versailles.
Partie 2
LA COMMUNE AU POUVOIR
La prise de pouvoir par la Commune crée une situation inédite pour l’École militaire : l’ennemi est désormais à l’Ouest et au Sud-Ouest. Pourtant, malgré ce retournement de situation, l’École militaire conserve une place essentielle dans le dispositif militaire de la Commune. Pendant les combats extra-muros, le général Napoléon La Cécilia, qui a la responsabilité de la partie centrale du front, de Vanves à la rive gauche de la Bièvre, y a son quartier général. Dans ses Souvenirs de la Commune, son officier d’ordonnance, Edgar Monteil, a évoqué l’atmosphère qui régnait au quartier général au fil de la vie quotidienne, montrant que la cohabitation entre culture égalitaire et culture hiérarchique n’allait pas de soi.
« La Cécilia […] était superlativement général. Alors que je le traitais en camarade, il me traitait en subalterne : cela m’apprit ce que c’était que l’esprit hiérarchique ». Au moment des repas, « quand le général La Cécilia était là, il y avait lui, d’abord, et quelquefois la générale. Ils allaient fièrement s’asseoir au haut bout, et, au besoin, dérangeaient tout un chacun pour s’y asseoir. […] La Cécilia tenait beaucoup à figurer au haut bout et Courtillier, pour le vexer, répétait qu’il «se battait l’œil» de son grade de général avec lequel il aurait pu, lui aussi, s’asseoir au haut bout ; les membres du Comité central et de la Commune qui étaient gradés, tenaient aussi à la place d’honneur et déplaçaient La Cécilia, ce dont celui-ci était vexé autant que sa femme. On est démocrate, sans doute, mais on est militaire avant tout » (2).
L’École militaire a également renfermé dans ses murs un important parc d’artillerie, en moyenne 200 pièces d’artillerie du 1er au 20 mai, selon l’abbé Vidieu qui a dû avoir accès à des documents établis par la Commune après la fin de celle-ci. Le commandant de l’École militaire était Eugène Razoua, lequel n’avait pas de comptes à rendre au quartier général de La Cécilia, et réciproquement, ce qui était parfois source de tensions, comme le laisse entendre Monteil (3).
Sur le Champ-de-Mars était cantonnée par ailleurs une sorte de réserve générale de l’armée communaliste sous la responsabilité de Vinot, colonel d’état-major, lequel dépendait directement du délégué à la Guerre. Ces troupes étaient logées dans des baraquements en bois situés sur les côtés. Au total, selon Vidieu, 90 bataillons de fédérés, totalisant 1 378 officiers et 28 060 simples gardes, auront transité par le Champ-de-Mars du 17 avril au 20 mai.
Le Champ-de-Mars servait aussi de terrain de manœuvre. Une grande parade s’y déroule le 7 avril. Elle donnera lieu à une médaille. Mais contrairement aux cérémonies royalistes ou bonapartistes soumises au bon vouloir du souverain, ici, c’est le peuple lui-même qui se met en scène ; il est à la fois spectateur et acteur à travers les bataillons de fédérés.
Il faut enfin mentionner la présence dans le voisinage d’importantes fabriques d’armement, notamment les ateliers Flaud, près du Champ-de-Mars, ou encore la société Cail, implantée principalement dans le quartier de Grenelle, près de la Seine, qui était devenue la plus grande entreprise d’armement de la capitale.
Mais une telle concentration de moyens humains et matériels dans le même quartier avait son revers : en cas d’investissement de celui-ci par l’armée de Versailles, la défense de Paris allait s’en trouver considérablement affaiblie. C’est ce qui a lieu dès le début de la Semaine sanglante.
LA FIN
Le 21 mai dans l’après-midi, des unités versaillaises franchissent les portes du Point-du-Jour et de Saint-Cloud, qui sont dégarnies de défenseurs suite à un intense bombardement déclenché la veille. La surprise est complète. Les versaillais progressent sans grande difficulté sur la rive droite de la Seine, jusqu’aux hauteurs du Trocadéro dont ils s’emparent dans la nuit du 21 au 22 mai. Très tôt le lendemain, ils franchissent la Seine sur le pont d’Iéna après avoir commencé depuis le Trocadéro à bombarder les fédérés cantonnés sur le Champ-de-Mars. Ils s’avancent sur la rive gauche, s’emparent des usines Cail. La résistance devient cependant plus sérieuse sur le Champ-de-Mars au milieu des baraquements occupés par les fédérés, de l’aveu même des généraux versaillais. Mais dans le même temps, le corps d’armée du général de Cissey, parti de la porte de Versailles, progresse lui aussi vers l’École militaire. Il s’empare de la caserne Dupleix toute proche. Craignant d’être encerclés, les gardes nationaux se retirent alors du Champ-de-Mars et évacuent précipitamment l’École militaire (4) ; ils laissent aux mains de leurs adversaires le parc d’artillerie qui s’y trouve ainsi que de nombreux prisonniers.
Le 22 mai, à 9h30, le général de Cissey établit son quartier général à l’École militaire. Une cour prévôtale y est mise en place pour juger les nombreux prisonniers, un grand nombre ayant été capturés par surprise dans la nuit. On trie en réalité les captifs : après un interrogatoire très sommaire, le verdict est pour eux soit l’acquittement (rare), soit l’envoi à Versailles ou au camp de Satory, soit la condamnation à mort, aussitôt suivie de l’exécution dans l’École ou sur le Champ-de-Mars. Les fusillades continuèrent après le transfert du quartier général de de Cissey au Palais du Luxembourg et se prolongèrent en juin.
Le nombre des exécutions est inconnu, mais il fut certainement considérable (5). La presse en témoigne :
Du côté de l’École militaire, la scène est en ce moment fort émouvante ; on y amène continuellement des prisonniers et leur procès est déjà terminé, ce n’est que détonations. (Le Siècle, 28 mai) ;
À la caserne Lobau, à l’École militaire, la fusillade s’y fait entendre en permanence. C’est le compte que l’on règle aux misérables qui ont pris part ouvertement à la lutte. (La Liberté, 30 mai).
Les fusillés étaient enterrés, pour une partie d’entre eux au moins, dans de grandes fosses communes creusées sur le Champ-de-Mars. Par crainte des épidémies, les corps étaient brûlés avant d’être recouverts de terre (6).
Ainsi, c’est par un massacre que se clôt le rôle de l’École militaire pendant la Commune. Louise Michel, dans La Commune, histoire et souvenirs (1880), en fera mémoire avec émotion :
Quand, pour la prochaine exposition [universelle], on creusera la terre au Champ-de-Mars, peut-être malgré les flammes allumées sur les longues files où on les couchait sous les lits de goudron, verra-t-on les os blanchis calcinés apparaître rangés sur le front de bataille, comme ils furent aux jours de mai. (7)
HUBERT DE LEFFE ancien conservateur de la bibliothèque de l’École militaire
Notes
(1) Il y est fait allusion dans un vers de la Marseillaise (« L’étendard sanglant est levé ! »), où le drapeau rouge est alors dénoncé comme l’emblème de l’ennemi intérieur (les contre-révolutionnaires) et de l’ennemi extérieur (les armées monarchiques). C’est à cet évènement que fait référence Lamartine — surnommé la « harpe d’or » pour son éloquence — le 25 février 1848, lorsque devant l’Hôtel de Ville, il répond habilement, dans un discours resté fameux mais sans doute reconstitué ensuite en raison du vacarme, à un groupe de travailleurs conduit par l’ouvrier mécanicien Marche, qui lui demande d’adopter comme emblème national le drapeau rouge :
Je repousserai jusqu’à la mort ce drapeau de sang, et vous devez le répudier plus que moi, car le drapeau rouge que vous nous rapportez n’a jamais fait que le tour du Champ-de-Mars, traîné dans le sang du peuple, en 91 et 93 ; et le drapeau tricolore a fait le tour du monde, avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie .
Sur un tableau célèbre, le peintre Philippoteaux a représenté Lamartine juché sur un siège, alors que sur une lithographie de l’époque celui-ci apparaît simplement debout derrière le grillage du perron. Mais le tableau renvoyait l’image d’une « République rêvée » (M. Gribaudi et M. Riot-Sarcey, 1848, la révolution oubliée), avant le retour brutal à la réalité au cours des Journées de Juin. On transige finalement : le drapeau tricolore portera une rosette rouge à la hampe et les membres du gouvernement provisoire porteront (temporairement) une cocarde rouge en plus de l’écharpe tricolore.
(2) Il convient cependant de ne pas surestimer ces petites mesquineries : dans la lutte contre l’armée de Thiers, tous les responsables militaires de la Commune étaient bien dans « le même bateau », comme ils le montreront jusqu’à la fin.
(3) À noter que le fonds patrimonial de la bibliothèque de l’actuelle École de guerre, situé au rez-de-chaussée, comporte un fonds de documents contemporains de la Commune : livres, journaux, affiches.
(4) On montre encore de nos jours l’impact d’un projectile versaillais dans une glace d’un salon du premier étage.
(5) Cela valut à l’École militaire le qualificatif d’« abattoir ».
(6) Ainsi Le Soir, daté du 31 mai : « On a commencé hier les inhumations en masse au Champ-de-Mars. On assure que dix mille cadavres y seront enterrés après avoir subi une préparation spéciale qui a pour objet de prévenir tout danger d’insanation [sic] pestilentielle. »
(7) Rappelons cependant qu’une Exposition universelle s’était déjà tenue sur le Champ-de-Mars après la Commune, en 1878. Louise Michel était alors en Nouvelle-Calédonie.