Le remarquable ouvrage de Thomas Piketty sur Le capital au XXIe siècle [1] qui chiffre avec précision l’évolution des revenus et des patrimoines en très longue période dans un certain nombre de pays, dont la France, le Royaume-Uni et les États-Unis, contient des données sur la France de 1870 qui éclairent sous un jour nouveau la situation économique et sociale à la veille de la Commune.

Pour faciliter les comparaisons entre pays aussi bien que dans le temps, Piketty se réfère au revenu national. Le revenu national (RN) est le produit intérieur brut (PIB) diminué de la dépréciation du capital (de l’ordre de 10% par an dans la plupart des pays) et ajusté des revenus nets reçus de (ou versés à) l’étranger. Pour juger des inégalités des revenus ou des capitaux, il les répartit le plus souvent entre la moitié inférieure de la population adulte (« classes populaires  »), les 40% suivants (« classes moyennes ») et le décile supérieur (« classes supérieures »), lui même décomposé entre les 9 centiles suivants («  classes aisées  ») et le centile supérieur (« classes dominantes »).

La Capital au XXIe siècle Thomas Piketti

 

Revenu et capital dans la france de 1870

Les revenus du travail et du capital.
Les revenus du travail ne représentaient que 58% du revenu national en 1870 (73% en 2010). Les revenus du capital représentaient donc 42% du RN (27% en 2010).

Si l’on examine plus en détail l’évolution du poids respectif des salaires et des rentes, on note que ces dernières n’ont jamais été aussi élevées qu’en 1860 : c’est le record absolu de toute la période 1820-2012. Les salaires, de leur côté, s’améliorent dès les lendemains de la Commune : faut-il y voir une de ses conséquences ?

Le capital. 
Le patrimoine — pour Piketty, les termes « patrimoine » et « capital » sont synonymes — représente en 1870 en France 7 fois le revenu national : 3 pour la terre ; 1,5 pour l’immobilier d’habitation ; 1,8 pour le patrimoine financier et les équipements professionnels ; 0,7 pour le capital détenu à l’étranger.

Aujourd’hui il ne représente plus que 6 fois le RN : 4 pour l’immobilier d’habitation ; 2 pour le patrimoine financier et les équipements professionnels ; la valeur des terres agricoles et celle du capital détenu à l’étranger sont devenues négligeables.

Les inégalités
(des revenus, comme des patrimoines) sont considérables sous le Second Empire, bien plus fortes qu’aujourd’hui. Elles s’amplifieront cependant encore plus après la Commune : elles atteindront leur apogée en 1910, à la Belle Époque.

Les inégalités dans la répartition du capital.
Le patrimoine est extrêmement mal réparti. Il se concentre dans le décile, voire le centile supérieur, tandis que les trois quarts de la population adulte la plus défavorisée en sont pratiquement dépourvus : en 1870, le décile supérieur possède 81% du capital (62% en 2010), tandis que le centile supérieur en a 50% (23% en 2010).

Les inégalités dans la répartition des revenus.
Piketty ne publie malheureusement pas de données antérieures à 1910. Cette année-là, le décile supérieur de la hiérarchie des revenus percevait 47% du revenu national (33% en 2012). La part du centile supérieur était de 20% du RN en 1910 (9% en 2012). On peut supposer que les inégalités étaient moins importantes en 1870 qu’en 1910 : la période 1860-1910 est marquée, en effet, par une forte tendance à la divergence. Les inégalités devaient cependant être déjà considérables.

La famille du banquier Péreire
La famille du banquier Péreire
Trieuses de charbon au Creusot
Trieuses de charbon au Creusot

 

Comparaisons géographiques dans le monde de 1870

Outre celles concernant la France, on dispose, sur le long terme, de données statistiques fiables tant pour le Royaume-Uni que pour les États-Unis.

Au Royaume-Uni,
les revenus du travail représentaient 59% du revenu national en 1870 (73% en 2010). Les revenus du capital représentaient donc 41% du RN (27% en 2010). Les pourcentages sont pratiquement les mêmes dans les deux pays.
En 1870, le patrimoine représentait, au Royaume-Uni également, 7 fois le revenu national, mais la répartition y était différente : 2 seulement pour la terre ; 0,8 seulement pour l’immobilier d’habitation ; mais 3 pour le patrimoine financier et les équipements professionnels ; 0,8 pour le capital détenu à l’étranger.
L’industrialisation était, en effet, plus avancée au Royaume-Uni qu’en France.
Le capital était encore plus mal réparti qu’en France : en 1870, le décile supérieur possédait 88% du capital (70% en 2010), tandis que le centile supérieur en avait 61% (28% en 2010).
Il en allait de même des revenus : le centile supérieur de la hiérarchie des revenus percevait 22% du RN en 1910 (15% en 2012).

Aux États-Unis, 
le patrimoine ne représentait en 1870 que 4 fois le revenu national : 1 pour la terre ; 1 pour l’immobilier d’habitation ; 2 pour le patrimoine financier et les équipements professionnels.
Les inégalités étaient moins marquées qu’en Europe. Le capital était mieux réparti : en 1870, le décile supérieur possédait 71% du capital (71% en 2010), tandis que le centile supérieur en avait 32% (33% en 2010). Il en allait de même des revenus (mais la situation s’est inversée dans les années 1980). En 1910, le décile supérieur de la hiérarchie des revenus percevait 40% du revenu national (32% en 1945 ; 48% en 2012) alors que la part du centile supérieur était de 18% du RN en 1910 (12% en 1945 ; 8% en 1980 ; 20% en 2012).

Le Mont-de-piété, peinture de Ferdinand Heilbuth
Le Mont-de-piété, peinture de Ferdinand Heilbuth

Comparaisons avec la France de 2010

Non seulement le patrimoine est très inégalitairement réparti dans la France de 1870 (rappelons que le décile supérieur possède 82% du capital, alors qu’il n’en a que 62% en 2010), mais cette inégalité provient presque entièrement de l’héritage : 86% du patrimoine provient de l’héritage (68% en 2010) [2]. Les héritages portent aussi bien sur des domaines ruraux ou des immeubles urbains (il s’agit alors d’immeubles entiers : la copropriété n’existe pas encore au XIXe siècle !) que sur des titres (de rente ; actions et obligations françaises ou étrangères) [3].

Avec seulement 14% de patrimoine nouvellement créé, la mobilité sociale est pratiquement nulle. Rien ne sert d’avoir des diplômes et il n’existe pas de profession libérale ou salariée véritablement lucrative : si l’on n’est pas soi-même un héritier, le seul moyen de s’enrichir est d’épouser une héritière [4].

Tout le monde s’accorde pour chiffrer «  très précisément à partir de quel niveau de fortune et de revenu il est possible de vivre avec élégance et d’échapper à la médiocrité. […] Ce seuil à la fois matériel et psychologique se situe aux alentours de vingt ou trente fois le revenu moyen » [5], soit quarante à soixante fois le « revenu populaire » (c’est-à-dire le revenu des 50% des emplois les moins bien payés). En effet, «  vivre dignement  » coûte cher : il faut, pour se nourrir, s’habiller et se déplacer, avoir un grand nombre de domestiques, des chevaux — de la nourriture pour les bêtes — et des équipages. Le seuil correspond approximativement au revenu moyen des 0,5% des personnes disposant des héritages les plus élevés, ce qui représente un groupe social fort d’une centaine de milliers d’adultes. La France compte, en effet, 38 millions d’habitants en 1870 (66 millions aujourd’hui), soit 20 millions d’adultes (50 millions aujourd’hui).

Cependant «  l’inégalité est d’une certaine façon nécessaire : s’il n’existait pas une minorité suffisamment dotée en patrimoine, personne ne pourrait se préoccuper d’autre chose que de survivre » [6]. Il est alors « normal » que 99,5% des Français survivent à peine pour entretenir une élite dépositaire des valeurs culturelles de la France et gardienne de son rayonnement international.

On comprend mieux la réaction des versaillais à l’égard des communeux, coupables de remettre en cause ce sain partage des tâches. Pour la bourgeoisie de 1871, le peuple est bestial, sauvage et vil par nature [7]. La cruauté de la Semaine sanglante et celle de la répression qui l’a suivie ne s’expliquent que par la volonté de maintenir les privilèges de ce « demi-centile supérieur  ». Rappelons que Thiers, en tant que régisseur du conseil d’administration des mines d’Anzin, possédait un portefeuille d’actions lui assurant un revenu de 20 000 francs. Thiers est toutefois partisan d’un juste équilibre entre les hauts revenus des rentiers et les salaires des très hauts fonctionnaires. En 1831, il défend ceux-ci à la tribune de la Chambre des députés : « Les préfets doivent pouvoir tenir un rang égal à celui des habitants notables des départements où ils habitent  » [8].

L’évolution récente fait ressurgir les inégalités et réapparaître une certaine part d’héritage. Les inégalités du XIXe siècle et de la Belle Époque semblent néanmoins révolues. Parmi les sévères correctifs survenus entre 1914 et 1945, deux ont, en effet, des conséquences durables : l’effondrement de la part des rentiers dans le revenu national [9] ; l’avènement d’une « classe moyenne patrimoniale » [10].

 

GEORGES BEISSON


Notes

[1] Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Seuil, Paris, 2013, 976 p. ill., 25 €. (Annexe technique sur piketty.pse.ens.fr/capital21c)

[2] L’âge moyen au décès est de 60 ans et celui des héritiers de 29 ans (ces chiffres sont devenus respectivement 78 ans et 49 ans en 2010).

[3] En 1872, les patrimoines étaient composés pour 42% d’actifs immobiliers et pour 56% d’actifs financiers.

[4] En 1870, le 1% des héritages les plus élevés correspond à un niveau de vie égal à 28 fois le revenu des 50% des emplois les moins bien payés (revenu populaire), tandis que le 1% des emplois les mieux payés n’atteint que 11 fois ce même niveau.

[5] Thomas Piketty, Op. cit., p. 653. Le revenu moyen étant de l’ordre de 800 fr. en 1870, le « revenu décent minimum » s’établit donc à 20 000 fr. (Idem, p. 176). Une jeune fille dotée de 1 million de francs, soit une rente de 50-60 000 fr. est donc un très bon parti ! (Ibid., p. 380).

[6] Ibid., p. 661.

[7] Cf. aussi : Paul Lidsky, Les écrivains contre la Commune, La Découverte, Paris, 2010, 210 p.

[8] Thomas Piketty, op. cit., p. 663. Par exemple, le directeur des postes aurait touché 71 000 francs par an (Georges Frischmann, Albert THEISZ, Pionnier de l’association parisienne de l’Internationale et de la première Chambre fédérale ouvrière, Directeur des Postes de la Commune de Paris (1871), Edition de la Fédération des Postes et Télécommunications, Montreuil, 1994, p. 149).

[9] Thomas Piketty, op. cit., p. 428-432.

[10] Idem, p. 550-552

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